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Commentaires après la lecture de mon dossier de Securitate... qui vient à point nommé

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« Profonde est la haine qui brûle la beauté dans les cœurs abjects. »
Ernst Jünger, Sur les falaises de marbres.

Considérations personnelles

Je viens de terminer la lecture du dossier établi sur mon compte par la Securitate (police politique du régime communiste roumain) entre 1973 et 1984[1]. J’en ressors non pas dégoûté d’y avoir découvert les délations de quelques bons collègues, lesquels, non seulement rapportaient nos conversations privées, mais en rajoutaient, et en rajoutaient beaucoup sur les étapes de ma vie, sur l’état de mes opinions, le linéament de mes pensées, comme s’il avait fallu qu’ils justifiassent leur bassesse en me transformant en un véritable vilain petit canard, nouvel ennemi du peuple roumain, et, last but not least en un anthropologue incompétent, incompétent et vendu aux Hongrois ! Tant et si bien que pendant cette lecture, je me suis souvent demandé si c’était bien de moi, de Claude Karnoouh, né le 25 mars 1940 à Paris dans le dix-huitième arrondissement, en France, dont il était question dans le décours de ces dizaines de pages de rapports, en tout huit cent vingt… Déjà une œuvre sérieuse ! Même s’il s’est écoulé environ trente-cinq ans depuis les premiers « faits » rapportés tout au long de ces pages, je ne peux m’empêcher de ressentir une forte impression d’étrangeté à moi-même, une sorte d’extranéité, d’aliénation, en lisant une partie de ma vie résumée et interprétée selon une grille organisée autour d’un seul critère, le soupçon d’espionnage et de malveillance à l’égard du pays. J’ai ainsi revu une partie de mon courrier intercepté, j’ai lu tant et tant de délations, tant et tant de rapports de filatures et de résumés de conversations téléphoniques, y compris des dialogues amoureux, en bref je me suis retrouvé dans une situation double en remontant de si longs moments d’une vie qui, en définitive, eussent été miens. Or, que ce soient les très nombreuses lettres que j’ai mandées naguère à celle qui, à cette époque, était mon épouse ou à mes deux amis les plus intimes, ou les dizaines de pages de mes carnets personnels, tous ces écrits témoignent exactement du contraire.
Chaque rencontre, chaque conversation, à tout le moins celles rapportées par les « bons » informateurs, les « bons » patriotes, les « défenseurs » de la patrie, tous bons arrivistes, « Maria », « Magda », « Sonia », « Cornelia », « Balint », « Apam », « Jean », « Gigi », « Pierre », « Coca », « Dimitri », « Rohianu », etc. ont été prises pour argent comptant par les officiers traitants qui s’occupaient de ce « dangereux espion », chercheur au CNRS et essentiellement intéressé par les rites de la paysannerie archaïque, et accueilli en connaissance de cause par le département des relations internationales de l’Académie des sciences de la République socialiste de Roumanie. Souvent, sachant l’atmosphère d’espionnite ambiante qui régnait dans le pays, il n’était de ma part que rhétorique du dialogue ou petites provocations, un style de conversation cherchant à déjouer les pièges et tenter de saisir ce que l’autre a dans la tête, si toutefois il a une tête. Et c’est bien ainsi que l’avait déjà écrit Nietzsche, puisque « la vie n’est que le théâtre de la vie », aussi sommes-nous tous contraints à jouer un rôle eût ajouté Pirandello. Mais les canailles (je parle des informateurs-délateurs) ne pouvaient pas même concevoir un seul instant cette part de jeu qui anime toute conversation, la rend plus vivante, plus insaisissable, plus cryptique. Ils avaient peur, devançant même les demandes du maître, ils étaient (sont) habités d’une lâcheté abyssale qui leur tenaillaient les tripes, ils vendaient au pouvoir communiste dominé par un nationalisme exacerbé leur antisémitisme, ils auraient même vendu au pouvoir leur proches pour une promotion, vanitas vanitatum omni vanitas. Pourquoi ? Car, en ces années 1970-1980, le véritable temps du goulag roumain (1948-1962) était bien passé… De plus, d’autres ne l’ont pas fait, soit ils surent habilement l’éviter, soit, avec fermeté, l’ont refusé. J’en ai les preuves par l’absence de rapports, voire de références à des jugements qu’ils eussent prononcés en public sur mon compte. Combien de bêtises, que dis-je d’absurdités, n’ai-je pas lu à mon propos, mais surtout quel sentiment étrange de distance à moi-même que de me voir comme dans une glace dont le reflet me renverrait une sorte d’objet déformé en tous sens. « Objectivul » (l’« objectif ») souvent les rapports me désignaient ainsi, comme si j’avais été une cible à abattre, quoique les flics usassent aussi d’autres noms de code (numeleconspirative !) à mon égard : « Carol », « Cucu », « Doctorandul »… Si la Securitate n’avait pas été l’institution du contre-espionnage de l’État, j’eusse crû me trouver au centre d’une sorte de jeu de piste un peu hard, comme il m’arriva d’y participer lorsque j’étais jeune scout.
Tous ces hommes, toutes ces femmes, environ une quinzaine d’individus dont j’ai en partie deviné les noms selon les situations précises qu’ils décrivent et dont je me rappelle fort bien. Tous ces « braves gens », apparemment honnêtes, moraux, sont à présent actifs dans leurs domaines de spécialité : certains ou certaines ont obtenu, après la pseudo-révolution de décembre 1989, d’importantes fonctions dans l’appareil culturel de l’État, d’autres ont quitté le pays, exerçant leurs talents à l’étranger, essentiellement aux États-Unis ou dans des institutions internationales, d’autres enfin sont retournés ad patres (Que Dieu ou la Divine Providence leur pardonne, sait-on jamais !). Dans ces pages que j’ai lues sans trop de dégoût – étant déjà protégé spirituellement par nombre de mes analyses du postcommunisme roumain –, mais avec un certain amusement teinté d’un profond mépris rétroactif pour ces êtres, on rencontre toute la misère humaine, toute la faiblesse humaine et ce d’autant plus visibles et notables que, pour ce qui concerne ma présence à Bucarest, les délateurs étaient uniquement des universitaires, des chercheurs et des intellectuels. Preuve, une fois encore, que l’érudition, le savoir et le savoir-faire, la capacité de lire et de comprendre des textes, de les classer, de les commenter, tout cela n’engendre pas simultanément le sens de la rigueur éthique. Il est vrai aussi, qu’en dehors d’une érudition fondée sur des connaissances locales, la plupart de ces universitaires et de ces chercheurs (mais pas tous loin s’en faut) n’étaient que des semi-doctes s’agitant en marge du monde réellement savant, mais il n’empêche, ils avaient aussi leur rôle, fût-il modeste, dans la construction de ce qui se présente comme la culture roumaine.
En revanche, pour ce qui concerne les informateurs des villages des Carpates où j’exerçais mes qualités d’anthropologue, plus précisément au Maramures, il en va autrement. D’une part, je savais que mon ami le pope Antal de Breb[2]était légalement obligé de résumer nos rencontres dont il me donnait une sorte de synopsis avant de les envoyer au colonel de la Securitate qui répondait de moi à la sous-préfecture, Sighet. C’est même le père Antal qui m’en fournit le nom, le colonel Bob[3], lequel ne cessait de lui demander des rapports sur mes pensées les plus intimes. Or, le pope Antal qui était tout sauf un imbécile, était doté d’une vivacité d’esprit fort plaisante pour toute personne qui savait dialoguer avec lui (il était même un peu féroce devant les interlocuteurs qu’il méprisait), aussi rappela-t-il un jour à ce brave imbécile de colonel qu’étant baptisé protestant, et de surcroît fort peu croyant, je ne me confessais, si d’aventure j’eusse dû le faire qu’à Dieu directement, sans intermédiaire aucun. Quant aux autres rapporteurs de mes faits et gestes, de mes opinions et comportements, j’ai deviné une institutrice de l’école élémentaire, un garçon du village ayant suivi l’université par correspondance (fàrà frecventa, fàrà sperantà, sans présence sans espoir[4], comme on le disait alors !), une sorte d’activiste local du Parti chargé des maisons de la culture dans les villages du rayon municipal, et, enfin, une belle et grosse paysanne chez laquelle il semble que le colonel susnommé venait passer des soirées bien arrosées de palinca[5] (les paysans ajoutaient aussi que ces soirs-là, qui se prolongeaient fort avant dans la nuit, étaient aussi des veillées de « baise » – sic !). De tout ce cloaque la seule exception qui m’attriste, c’est un jeune poète-philosophe qui se prétendait mon ami, mais qui, pour une promotion professionnelle, s’est offert informateur volontaire de la Securitate !!! Sic transit gloria mundi !

L'essence de la police politique

Voilà pour les rapporteurs, les délateurs, les informateurs. Mais il y a encore les rapports de synthèse des officiers de la Sécurité qui permettent de mesurer l’incommensurable stupidité de la politique de l’État communiste roumain du milieu des années 70 à la fin des années 80. On y voit comment ces bureaucrates du renseignement fabriquaient les ennemis de l’État, non pas de classe puisque moi j’étais un homme de gauche, marxiste – certes pas vraiment orthodoxe, mais néanmoins marxiste –, mais les ennemis nationaux du peuple-nation. Les exemples abondent dans leur dureté bureaucratique stupide. Ces tristes crétins, sous prétexte que j’avais donné à Budapest quelques conférences sur l’anthropologie de l’Europe centrale et orientale, et avais fait quelques comparaisons entre les coutumes rituelles de divers peuples circonvoisins (comparaisons classiques dans l’analyse anthropologique), eurent tôt fait de moi un agent des Hongrois[6]. On comprend ainsi la manière dont ils défendaient bec et ongles leur petit commerce, en excipant de la prétendue protection du pays pour justifier de bons salaires et de gros avantages en nature qui en faisaient la caste privilégiée du régime… Outre qu’ils ne comprenaient rien à rien, leurs synthèses, de plus, tenaient d’une affabulation se situant entre le père Ubu (« cela se passait en Pologne donc nulle part ! ») pour l’aspect surréaliste, Kafka pour l’ineptie bureaucratique et Caragiale[7] pour l’humour involontaire. Mais la définition la plus extraordinaire donnée de ma personnalité profonde, la plus véritablement hors du commun et l’interprétation la plus étonnante que j’ai lue jamais sur mon compte, est résumée à la fin d’une note de synthèse de 1982 dans laquelle mon officier traitant à Bucarest rassembla ses connaissances où il précisait mes modes de pensée et mes opinions. Il écrivit exactement ceci :
« Claude Karnoouh est un homme difficile à manier, extrêmement têtu, de mauvais caractère. Il a des opinions tendancieuses à propos de la Roumanie. Il a beaucoup lu sur la Roumanie et connaît très bien le roumain, mais étant d'originejuive il a de puissantes conceptions sémites et est un adepte de l'extrémisme sémite. » (sic et resic !!!)»[8]
Une telle formulation fait souvenir et époque. Elle appartient au vocabulaire de tous les partis politiques et régimes racistes d’avant la Seconde Guerre mondiale, aux nazis, à la Garde de fer, aux Croix fléchées, comme à tous les mouvements xénophobes qui fleurirent en Europe Centre orientale en ce temps, mais aussi aux discours du KKK, du parti nationaliste anglais, etc. En définitive, ce qui, dans un régime prétendument communiste, permet une telle affirmation aux résonances très lourdes, c’est que le grand danger dû à ma présence en Roumanie nommée RSR (République socialiste roumaine) tenait au fait que j’étais resté fidèle à certains préceptes politiques énoncés par Karl Marx, et en particulier à l’internationalisme nécessaire au combat politique imposé par la modernité capitaliste. De fait, il y avait entre Marx et moi quelques similitudes : lui aussi était d’origine juive, lui aussi avait été baptisé protestant, lui aussi avait développé en quelque sorte un « extrémisme sémite » totalement laïcisé qu’il nomma « lutte de classe », un concept essentiel à la compréhension de la dynamique historique de la modernité qui  avait toujours une réalité prégnante, dût-elle être détournée, occultée, masquée au sein des régimes communistes ? Il n’empêche elle était présente à qui savait voir et entendre la réalité des pratiques socio-économiques. Aveugle devant mes affinités évidentes avec Marx qu’il n’avait pas mêmes entrevues, et, en dépit de son éclatante bêtise et de son racisme exalté, cet officier ne s’était pas trompé. Preuve que la Divine Providence ou le Grand Hasard sait parfois bien faire les choses, en l’espèce permettre d’énoncer le réel, ou le vrai, à travers ceux qui croient pouvoir le refouler. La Roumanie des années 1970-1980 avait abandonné le matérialisme dialectique et historique comme grille d’interprétation historique du monde et de son présent politique au profit d’une version ethno-nationale des origines et d’une dictature hypernationaliste quant à l’exercice de son pouvoir. Certes, le régime pratiquait une économie socialisante qui fondamentalement travaillait au profit d’une classe dirigeante qui ne voulait en aucune façon perdre ses avantages. La preuve se trouve dans la manière dont le coup d’État déguisé en Révolution (quelles que soient les authentiques manifestations populaires qui éclatèrent ici ou là, et leur cortège de morts) quasi parfaitement organisé par la haute administration du Parti, de la Securitate, de la Milice et de l’armée a fait de la majorité de ses membres la classe politico-affairiste qui domine aujourd’hui le pays… Il est, parfois involontairement, sous la plume de fonctionnaires de police obtus, des rencontres ou des télescopages surprenants d’énoncés qui rencontrent la vérité du moment. Je ne doute pas que certains y verraient la preuve de l’existence de Dieu !

De l'inefficacité du flicage

Une demi-journée me suffit pour achever ma lecture après cette merveilleuse découverte… J’ai refermé mon dossier, l’ai remis à la très aimable personne qui surveillait la salle de lecture et décliné poliment l’offre d’en avoir une photocopie… Après avoir signé tous les documents attestant ma présence et ma lecture, j’ai quitté le CNSAS[9] pour ne plus y revenir… La vie est courte, et à mon âge, banale remarque, plus courte encore, aussi ne faut-il pas perdre son temps avec ce qui pollue et la vue et la pensée…


Mais, et c’est en fin de compte l’ironie de l’histoire qu’il ne me faut pas omettre tant elle illustre la gabegie roumaine des années 1970-1980. Entre 1973 et 1984, j’ai fait dans le pays un certain nombre de voyages, au cours desquels il m’est arrivé des aventures et des péripéties qui sont demeurées inconnues des services de la Securitate. En effet, s’étant déroulées ailleurs qu’à Bucarest et au Maramures, c’est-à-dire hors des seules circonscriptions administratives où j’étais censé résider, et donc sans filatures, mais apparemment aussi sans délateurs, il semble que ma présence ne fut pas remarquée. Mais il convient de rappeler sans cesse que pendant les années 70-80 du siècle dernier, les services de la Securitateétaient au niveau de toutes les organisations et institutions roumaines : désorganisés, confus, dysfonctionnels, cafouilleux, irrationnels et, last but not least profondément corrompus… Aussi, cet état des choses humaines, très humaines, trop humaines, laissait-il un espace non négligeable de liberté à qui savait en user avec talent. Je dois dire que je ne m’en suis pas privé.

Considérations générales

Hormis le dégoût que chacun pourrait éprouver devant toutes ces phrases banalement abjectes, devant ce qui n’est rien moins que de la plus infâme délation, devant tous ces mots ignominieux et méprisables, devant ces dizaines de pages hideuses et avilissantes qui tentaient de m’enserrer dans une nasse pour donner de ma vie un sens qui n’a jamais été celui que j’ai tenté, avec plus ou moins de succès de construire.[10] Toutefois, et en dépit de ce dégoût, je perçois un aspect bénéfique à cette lecture, en effet, elle permet d’entrevoir plus précisément les enjeux tactiques et stratégiques du régime où ma présence servait, avec bien d’autres, de prétexte sans danger pour justifier ses finalités. Je dis bénéfique car cette lecture m’a permis de réévaluer, voire de modifier quelque peu mon analyse du communisme roumain en phase terminale, ce que la vulgate politologique définit comme l’ère ceausiste. Et, bien au-delà de ma modeste personne, l’intérêt principal d’un tel dossier (comme celui de mes collègues et amies étasuniennes, Gail Kligman et Katherine Verdery), c’est d’ouvrir vers une intelligence plus précise les visées idéologiques de la forme réelle du pouvoir « communiste » roumain après la promulgation des thèses de juillet 1971 sur le développement autonome du pays (dans le langage du Parti, sur le « socialisme multilatéralement développé » !).
C’est pourquoi, il me faut reconnaître une erreur d’appréciation. Je n’ai pas mesuré assez précisément l’écart entre la rhétorique banalement marxiste-léniniste du pouvoir et les déclamations nationalistes et autochtonistes, lesquelles prenaient parfois des accents quasi légionarisants.[11]À l’époque, je pensais que l’essentiel de la rhétorique nationale dont la figure emblématique de très haut niveau intellectuel était le philosophe Constantin Noica, tandis que pour les semi-doctes, apparatchiks de troisième ordre, courtisans sans vergognes, cyniques sans éthiques aucune, on trouvait une constellation de démagogues bas-de-gamme, l’écrivain Làncràngean, le troubadour de bistrot Pàunescu, les sociologues Achim Mihu ou Vadim Tudor, donc que l’essentiel n’était qu’une diversion spectaculaire pour maintenir une indépendance chèrement acquise, à laquelle la haute administration ne croyait guère. Mais ce n’était pas cela. Le pouvoir communiste avait stimulé, sinon réactualisé le retour du refoulé xénophobe des années de l’Entre-deux-guerres. Chacun selon le rôle que le pouvoir lui attribua renvoyait à une sorte de critique très contrôlé de toutes les formes d’internationalisme –internationalisme communiste bien évidemment, internationalisme capitaliste. On avait donc affaire à une critique fade, formulée avec la lourdeur lexicale et grammaticale d’une inimitable langue de bois, afin de mettre en garde les populations contre toute forme de rapport avec l’étranger, car il s’agissait pour le pouvoir de repousser tout constat remarquant l’éradication des différences. Idéologie d’une sorte de simulacre de guerre civile essentiellement culturelle, on faisait accroire les populations que le monde entier souhaitait la destruction du pays, et la mise sous tutelle de n’importe quelle volonté d’indépendance économique. Il est vrai, me semble-t-il, que ce dernier aspect de la dynamique du socialisme réel roumain, ne doive être ni nié ni moqué, car, après 1989, le nombre des réalisations techno-industrielles rachetées par des entreprises occidentales en témoigne. Pourtant, la lecture de mon dossier m’a prouvé que le but fondamental du pouvoir était, dans le cadre d’une économie fondée sur le socialisme d’État (rien de commun avec ce que l’on pourrait imaginer d’un communisme réalisé où les travailleurs seraient réellement propriétaires et gestionnaires des moyens de production organisés selon leurs intérêts et eux seuls !), la mise en marche d’un régime proche d’une version soft d’un type de socialisme national, où l’un des moteurs essentiels de la mobilisation des consciences pour accélérer la modernité, s’articulait sur la conception d’une xénophobie exacerbée, servant de déterminant aux relations avec les États-nations circonvoisins. D’où, en effet, la hantise, voire la haine de l’étranger, et le pire, de l’étranger de gauche, ou plutôt fidèle à une gauche communiste attachée à certains principes essentiels formulés tant par le marxisme politique et le luxemburgisme que par le léninisme. Un tel intellectuel était bien plus dangereux dans l’imaginaire des élites ceausistes que l’homme de droite occidental traditionnel (par exemple giscardien), auquel on pouvait toujours administrer une leçon de rhétorique socialiste sans qu’il se rende compte de la supercherie. À une époque de coexistence pacifique (et même pendant les rodomontades reaganiennes sur l’empire du Mal), on pouvait trouver un terrain d’entente économique (sous-traitances diverses, joint ventures industrielles avec l’Europe occidentale) et politique (par exemple comme intermédiaire dans les négociations entre Israël et l’Égypte), avec le bénéfice de la « nation la plus favorisée » aux États-Unis, en bref, des ententes fondées sur la finance, le commerce, les importations, les exportations et celui d’intermédiaire politique, etc. ! Pour l’apparatchik roumain des années 70-80 (et non seulement roumain) le rapport d’opposition avec l’homme de droite occidental était une relation clairement définie et donc politiquement rassurante. Car en politique, et nous le savons de longue date, rien n’est plus dangereux que les « amis », les « proches », les « camarades », les pays « frères », parce que les ennemis on s’en charge bien plus aisément ! Donc un chercheur occidental ne dissimulant pas son marxisme certes non-conformiste, représente un danger dans un pays communiste qui n’a jamais connu de dissidence de gauche, de critique marxiste de l’exercice du pouvoir communiste. En Roumanie la critique du communisme a été le fait soit des réfugiés politiques venus des partis traditionnellement bourgeois et nobiliaires conservateurs (Parti national paysan, parti libéral essentiellement), soit, plus clairement, de réfugiés (ou de citoyens en attente presque silencieuse dans le pays) purement et simplement fascistoïdes, d’anciens légionnaires ou d’esprits très proche des thèses les plus xénophobes de la Garde de fer ! L’étranger marxiste menace parce qu’il est culturellement et politiquement inclassable ; il menace ensuite parce que, assez rapidement s’il domine la langue, il perçoit parfaitement la nudité obscène du « roi » qui se prétend communiste, et, qu’entre sa rhétorique communiste et ses pratiques réelles il y a un hiatus bien plus large que le décalage toujours présent entre théorie et praxis.
Pourquoi donc, au-delà de ce que j’ai précédemment remarqué, d’une certaine étrangeté et d’une possible vision aiguisée de la réalité du pouvoir des apparatchiks et des hauts fonctionnaires en principe nourris de culture marxiste, d’une version assez réaliste de l’histoire et des pratiques de la politique et de l’économie, le pouvoir « communiste » roumain se méfiait-il tant d’un Occidental de gauche d’origine juive, quand les hommes de droite représentés par des ingénieurs, des représentants de commerce et divers diplomates qui nourrissaient pour les responsables du pays un profond mépris, une ignorance culturelle et historique hautaines, suscitaient beaucoup moins de suspicion ? Il me semble que la réponse à cette question soit à rechercher dans une procédure de la psyché mise à jour par la psychanalyse sous le nom de dénégation. La dénégation s’énonce intérieurement sur le mode interrogatif de la suspicion : « Je sais bien, mais quand même… ». Dans le cas illustré précédemment, on peut traduire la dénégation ainsi : Je sais bien qu’untel, venu d’Europe occidentale, est un marxiste-léniniste, certes oui, mais, il n’empêche, cela n’est pas clair, car comment peut-il vraiment manifester une opposition radicale à ce monde d’abondance où le problème de la rareté semble avoir été résolu. S’il pense cela, c’est qu’il doit appartenir à un courant de pensée dangereux pour l’ordre des choses existant, à un courant de pensée propre à ces gens qui corrodent et détruisent les peuples et leurs cultures. Or, ce à quoi il ne faut surtout pas toucher, c’est à l’image idyllique du peuple et aux reconstructions nationalitaires et fantasmatiques de son histoire et de sa culture populaire, dussent-elles répondre parfois aux angoisses de populations rurales déracinées par un massif et extrêmement rapide processus d’industrialisation.[12] Et, continuant la prosopopée, on peut ajouter sans erreur aucune : cet homme qui se prétend marxiste-léniniste est d’origine juive d’Europe orientale (d’Ukraine), et nous savons, par expérience, nous Roumains, que ces gens ne veulent qu’une chose, détruire l’ordre et l’existence historique des peuples. C’est là un refrain bien connu, une vieille antienne antisémite et anticommuniste. C’est grâce à la dénégation des apparatchiks que les clichés les plus éculés de l’antisémitisme fleurissaient à l’encontre des intellectuels qui avaient (et ont aujourd’hui) encore conservé leur fidélité aux analyses marxistes. Or, la génération de ces apparatchiks est le produit de ce même déracinement et de sa conséquence sociopolitique, la nationalisation du Parti communiste roumain entreprise massivement au milieu des années 1960, au détriment des gens d’origine juive roumaine, juive hongroise, hongroise réformée ou catholique qui avaient représenté l’essentiel des cadres supérieurs et moyens du Parti, de la milice et de la Securitate durant les douze premières années de l’exercice de son pouvoir. Á l’évidence, la dénégation a fait ressurgir le vieux problème des minorités nationales en Roumanie, celui de la concurrence qui, avant l’arrivée du pouvoir communistes, se manifestait avec une grande férocité dans professions libérales, le journalisme, la médecine, à l’Université, dans le commerce, puis après 1948, dans la promotion aux postes de direction au sein du Parti communiste et de ses diverses institutions politiques et culturelles de prestige. Apeurés par cette compétition impitoyable entre aspirants à la promotion sociale, la concurrence n’en fut pas moins implacable aux temps du véritable internationalisme du communisme roumain, entre 1948 et le début le début des années 1960. En effet, les militants qui détruisaient les traditions au nom de l’internationalisme révolutionnaire, de la modernité techno-industrielle dans son modèle communiste, étaient souvent des Non-Roumains, des juifs, des Hongrois, parfois des Grecs. Tous ces hommes ont été plus ou moins rassemblés sous le vocable interne  de « Sémites », nouvelle langue de bois pour dire les « juifs » en tant que porteur d’un internationalisme qui était jadis celui du capital et, naguère, celui de l’internationalisme communiste. Or, la critique antisémite joue de fait sur le même registre, sur le nationalisme fascisant, sauf que dans un cas, pendant la période 1920-1944, il agissait ouvertement, clairement, sans détour, tandis que dans l’autre, celui qui m’intéresse ici, il apparaissait sous couvert, masqué dans les rapports secrets, comme le retour du refoulé dans le discours interne de l’élite. Si l’on poursuit ce raisonnement venu du point central de la dénégation, nous sommes conduits à y entendre une sorte de conscience malheureuse, laquelle se cache et s’occulte aux masses car les relations internationales obligent. Pour l’entendre il faut donc appartenir à l’élite politico-policière. Il semble donc que dans le secret d’une conscience du monde placée dans l’impossibilité de formuler ses référents, se tenait un double-bind engendrant chez les acteurs une authentique schizophrénie, car derrière la critique du capitalisme, se tient en embuscade l’admiration, l’envie, la convoitise de participer à ce capitalisme se donnant comme le « paradis déjà accompli sur terre », dût-il être celui des Sémites génériques. Conscience malheureuse et fausse conscience travaillent ensemble et, dans cette optique, au-delà de toutes les apparences énoncées dans le discours officiel du présent, le télos du marxisme-léninisme se trouve repoussé, mieux évincé comme futur possible accompli. On pourra, me semble-t-il, trouver la preuve la plus éclatante de ce que j’avance dans la vélocité, la férocité, l’arrogance et le cynisme avec lesquels, les anciens apparatchiks ont endossé, du jour au lendemain, les habits neufs du néolibéralisme sous les oripeaux de n’importe quel discours politiques, affichant toutes sortes d’associations où l’origine des gens ne comptait plus puisqu’ils avaient compris que dans la nouvelle donne de l’économie politique mondiale (celle du Global village), seul l’argent était devenu le facteur déterminant qui, en ultime instance, permettait de mesurer les avantages obtenus avec les pratiques réelles de tous les acteurs majeurs de la « transition », acteurs de « gauche », de « droite », du centre ou d’ailleurs ! Au bout du compte, et après quelques cafouillages encore un peu archaïques aux débuts de la transition (1990-1998), les élites roumaines ont remisé les origines ethniques, nationales ou religieuses pour simplement faire de l’argent.[13] Tout ce monde était d’accord pour mettre le pays, c’est-à-dire la richesse collective, en coupe réglée sous diverses formes. La grande alliance planétaire (comme ailleurs en Europe de l’Est) s’établissait sur le vol de la propriété publique, sur le non-respect général des lois, sur la constitution d’une classe compradore, résultat d’une économie mafieuse issue d’une relation hautement incestueuse entre politiciens, hommes d’affaires et valetaille d’intellectuels stipendiée…
En lisant mon dossier après vingt ans de postcommunisme, j’ai pu mesurer combien cette suspicion de l’étranger, de l’étranger de gauche (je me suis souvenu aussi de la manière dont étaient surveillés les réfugiés communistes grecs dès 1949, et chiliens au début des années 70), était l’instrument, parmi d’autres, qui permettait aux apparatchiks des services de police de contrôler moins la population dans son ensemble que de se garantir le statut d’une élite indispensable à la défense du pays. Or, en dépit du montage de la propagande médiatique (en alliance avec l’Occident)  des meneurs du coup d’État de décembre 1989, la Securitate y a prouvé très vite sa réalité. Non seulement elle été incapable, sinon de maintenir le pouvoir communiste, à tout le moins de le défendre sérieusement, mais, bien au contraire, comme partout ailleurs en Europe de l’Est, elle fut le principal acteur de l’implosion du régime, du retournement des alliances et, à l’origine de la naissance d’une nouvelle et authentique bourgeoisie compradore…

Claude Karnoouh
Saint Roman de Tousque (Cévennes), juillet 2009


[1]         NDLR. Époque où l'auteur résidait en Roumanie en tant que chercheur ethnologue.
[2]         Nom du village où j’avais installé ma résidence principale.
[3]        Lors de mon dénier séjour en Roumanie (mars-juin 2009), de passage à Sighet pour une conférence et une réception officielle à la Mairie, je m’étais promis de rendre aussi visite au colonel Bob, retraité de la Securitate, pour lui coller deux claques bien méritées pour son imbécillité la plus crasse et son acharnement insensé. Malheureusement, lorsque j’arrivais, milieu juin, il y avait deux mois que son « créateur » l’avait rappelé à lui, et comme il n’est pas dans mon style de cracher sur les tombes, j’ai dû me contenter de rappeler sa sinistre mémoire ainsi que celle de ses informateurs lors d’une des conférences que j’y donnai.
[4]         Il est bien évident que l’harmonie sonore de l’expression ne peut être conservée en français.
[5]         En Transylvanie, nom roumain et hongrois de l’eau-de-vie de fruit.
[6]         Cet attribut m’est resté dans les premières années de postcommuniste ; si bien que je me demande encore si au début des années 1990, quand j’enseignais à l’Université Babes-Boyai, certains intellectuels de Cluj n’avaient pas été instruits de ces rapports par le SRI, nouveau nom, postcommuniste, des services du contre-espionnage ?
[7]         Ion Luca Caragiale, au début du XXe siècle auteur d’un théâtre comique très féroce à l’encontre des nouveaux riches, des structure administres modernes et totalement réduite à fonctionner selon les critères traditionnels du clientélisme et de népotisme. Sa critique était si acérée qu’il fut obligé de s’exiler en Allemagne.
[8]        « Claude Karnoouh este un om dificil, are opinii tendentioase la adressa României. A citit mult despre România, cunoaste foarte bine limba româna (…) de origina evreiascà, are conceptii semite puternice, adept al extremismului semit… »  (sic et resic !!!).
[9]         Institution qui rassemble et conserve les archives de la police politique précédant le régime communiste (Siguranta) et celle de la Securitate. Elle est aussi un centre de recherche sur les différentes censures et exactions. Elle été fondée en 1999 par un vote du Parlement.
[10]       En France, il y a quelques universitaires qui pratiquent ce genre de traque avec des ouvrages qui ressemblent plus à des registres de police établissant des corrélations stupides, parfois crapuleuses, qu’à des enquêtes cherchant à saisir le sens complexe de vies qui sont aussi des aventures de l’esprit et de l’éthique. 
[11]       Il s’agissait des références à certains thèmes nationalistes, xénophobes et franchement racistes propres à la Garde de fer, le mouvement fascisto-chrétien de la Roumanie des années 1930-1941.
[12]       Voir sur ce thème mon ouvrage de référence : Claude Karnoouh, L’Invention du peuple. Chroniques de Roumanie et d’Europe orientale, 2è. Edit., revue, corrigée et augmentée d‘une postface, L’Harmattan, Paris, 2008.
[13]       Que ce soit avec les hommes affaires israéliens, hongrois, étasuniens, européens, russes ou chinois, plus rien d’autre ne compte que le calcul des profits matériels escomptés.

Sur le multiculturalisme et l'altérité

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Ce texte est le quatrième chapitre d'un livre paru à L'Harmattan sous le titre: Postcommunisme fin de siècle, Paris, 2000.

Un Logos sans ethos*
Considérations sur les notions d’interculturalisme et de multiculturalisme appliquées à la Transylvanie

“ Quelle immense vanité cachée sous les mots ! Un nom, est-ce donc une solution ? Voilà pourtant toute la science. ” Honoré de Balzac, La Peau de chagrin

Les résultats des élections (présidentielles et législatives) qui se sont tenues au mois de novembre 1996 en Roumanie ont porté au pouvoir une coalition rassemblant une alliance du centre, le CDR (PNT-CD, PD)[1], un parti de centre gauche (USD)[2] et le parti hongrois, l’UDMR[3], qui, avec à peu près 8% du total des votants, rassemble l’écrasante majorité de la minorité hongroise de Transylvanie, estimée à environ un million huit cent mille personnes. Ainsi, pour la première fois depuis 1919, depuis la réunion de la Transylvanie au Royaume roumain, sanctionnée par les traités de Versailles et de Trianon (reconfirmés par le traité de Paris de 1947), des Hongrois participent au gouvernement de la Roumanie avec des ministres, des secrétaires d’État, des préfets, des sous-préfets, des directeurs et sous-directeurs de divers services nationaux ou départementaux. Le parti hongrois, dans l’opposition depuis 1990, peut dorénavant mettre en œuvre les clauses de son programme, en particulier celles concernant la renaissance des institutions culturelles magyares fortement malmenées au cours des vingt dernières années du pouvoir communiste, pendant l’ère du national-communisme incarnée par Nicolae CeauÒescu.
Non sans mal, au cours de la précédente législature (janvier 1990-novembre 1996), en raison de l’influence politique des partis nationalistes sur les coalitions gouvernementales qui suivirent la “ révolution ” de décembre 1989, les problèmes soulevés par les enseignements préscolaires, scolaires et secondaires ont été partiellement résolus, malgré certaines restrictions.[4] En effet, la loi sur l’enseignement signée le 24 juillet 1995 par le président Iliescu, après maints débats et controverses tant entre l’UDMR et les divers partis roumains (y compris ceux de l’opposition) qu’entre les partis roumains membres de l’ancienne coalition gouvernementale, le PDSR[5] et le PUNR[6], stipule, entre autres dispositions, que dans les établissements hongrois ni l’histoire, ni la géographie, ni l’éducation civique ne seront enseignées en hongrois. S’y adjoint le fait qu’elle n’envisage l’autonomie de sections d’enseignement supérieur en hongrois que pour les départements de langue et littérature hongroises et de théâtre. Ainsi en sont exclus les facultés de droit, de sciences économiques et de sciences naturelles, tandis que pour les disciplines humanistes la loi admet des groupes linguistiques hongrois sans garanties institutionnelles. C’est pourquoi l’autonomie de l’Université hongroise de Cluj[7] apparaît comme l’une des épreuves cruciales de la nouvelle législature, où se joue en permanence l’avenir de la nouvelle coalition gouvernementale. Enfin, l’une des critiques fondamentales formulées par l’UDMR à l’encontre de cette loi, s’appuie sur le fait qu’elle omet dans son préambule le rappel du droit imprescriptible de recevoir un enseignement dans sa langue maternelle, depuis le jardin d’enfants jusqu’à l’université.[8] Réinstallée en 1946 par un décret royal, elle est à nouveau fermée en 1959, tandis que ses facultés sont transformées en sections adjointes aux chaires (ou départements) de l’Université roumaine. Certes, si entre 1989 et 1996 des assouplissements sont intervenus (entre autres décisions, l’augmentation du nombre des places pour les étudiants hongrois proposées au concours d’entrée), il n’empêche que, sur le fond, la situation administrative est demeurée inchangée : les sections d’enseignement supérieur en hongrois, hormis les deux chaires précédemment mentionnées, ne possèdent qu’un statut de groupes linguistiques adjoints aux chaires correspondantes roumaines, statut plus implicite que légal, sans véritable autonomie administrative et financière, sans véritable liberté de recrutement des cadres selon les besoins réels, en bref, un statut précaire pouvant être toujours révoqué. Cependant, nul ne peut saisir l’ampleur du débat, la tension des controverses et des conflits qu’il suscite, si l’on n’en restitue point la dimension historique et les fondements philosophiques, culturels et politiques.
Le contentieux roumano-hongrois est fort ancien, il remonte à l’origine même du nationalisme roumain en Transylvanie, à ses premières formulations à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle, lorsque le pays faisait partie intégrante de la Hongrie royale et que le pouvoir politique était aux mains de l’empire d’Autriche. Ce conflit s’intensifia, après 1867, après le compromis (Ausgleich) d’où naquit l’empire d’Autriche-Hongrie, lequel donnait aux Hongrois des pouvoirs de politique intérieure qui leur laissaient la liberté de déployer une politique d’intégration culturelle des minorités nationales, pratiquée avec une fermeté mêlant au jacobinisme français le Kulturkampf prussien.[9] Jusqu’en 1919, l’enseignement supérieur roumain de Transylvanie se réduisait à une chaire de grammaire roumaine au sein de l’université hongroise de Cluj.
Après la victoire roumaine de 1918 tout change. Une fois la Transylvanie réunie au Royaume roumain, on assiste à la mise en place d’une politique culturelle symétriquement inverse à celle pratiquée par le pouvoir hongrois, engendrant chez les Hongrois des frustrations et des ressentiments identiques à ceux qu’auparavant les Roumains nourrissaient à leur encontre.[10] Ces conflits se radicalisent entre 1940 et 1944, lorsqu’à la suite du Diktat de Vienne (1940), signé sous la pression de la diplomatie de l’Allemagne nazie, la Transylvanie du Nord, dont Cluj, est rétrocédée à la Hongrie. En 1919, l’université hongroise de Cluj quittait la capitale de la Transylvanie pour s’installer dans la ville hongroise de Szeged ; en 1940, l’université roumaine de Cluj abandonnait la ville pour le sud de la Transylvanie (Sibiu), tandis que l’université hongroise se réinstallait à Cluj avec un esprit de revanche. C’est après la fin de la Seconde Guerre mondiale que l’état des choses se modifie, quand, après avoir récupéré la Transylvanie du Nord, le gouvernement royal roumain signait en 1946 une ordonnance réinstallant l’université hongroise de Cluj au côté de l’université roumaine revenue de Sibiu. Lorsqu’en 1948 les communistes prirent le pouvoir, ils maintinrent cette situation. Plaçant ses hommes à la direction de ces deux institutions, le nouveau pouvoir y déploya une féroce répression politique de “ nettoyage ” idéologique à l’encontre des “ ennemis ” de classe. Certes, il eût été possible de songer qu’au nom des principes internationalistes affichés par les uns et les autres, les relations entre les deux nationalités auraient pris un tour plus équilibré, mais il n’en fut rien : les nouveaux conflits, nommés luttes de classes et internationalisme prolétarien, servirent bien plus souvent à dissimuler la poursuite du même conflit séculaire entre les deux peuples et leurs élites. Profitant de la révolution hongroise de 1956, et par peur de la contagion, les autorités communistes roumaines, appuyées par les Soviétiques dont elles soutinrent la répression[11], décidèrent en 1959 de fermer l’Université hongroise, considérée comme le fief d’une fermentation critique périlleuse. C’est ainsi qu’elle devint l’institution que l’on connaît aujourd’hui, l’université BabeÒ-Bolyai[12]. Dès ce moment, le parti communiste roumain décida simultanément de roumaniser massivement les villes de Transylvanie (le renversement du rapport démographique urbain)[13] ainsi que les cadres administratifs, tandis qu’il entreprenait une lente, mais inexorable politique de réduction des cadres culturels hongrois, que la forme en soit insidieuse ou violente. Confrontés à une stratégie réduisant leur horizon professionnel dans leur langue, les intellectuels hongrois de Transylvanie, de toutes spécialités, commencèrent, avec la “ bienveillante ” complicité des autorités roumaines, à prendre le chemin d’un exil définitif, soit vers la Hongrie, soit vers les pays occidentaux, créant ainsi un vide culturel certain dont on peut, aujourd’hui, constater les effets. A l’évidence, l’intelligentsia hongroise de Transylvanie manque de cadres, ce qui n’est pas sans soulever de graves problèmes quant à la reconstitution de l’université hongroise, même si, comme je le pense, on ne doit pas utiliser ce prétexte réel pour en refuser jusqu’au principe, comme le fait la majorité des universitaires roumains.[14] Cette politique visait, à l’évidence, à marginaliser la haute culture hongroise, à forcer les intellectuels à l’acculturation au roumain (de fait, les étudiants hongrois sont plus ou moins bilingues), transformant le hongrois en une langue privée ou semi-privée, en une langue religieuse, ouvrière, artisanale ou folklorique. Voilà la dynamique qui œuvrait lorsqu’en décembre 1989 le pouvoir communiste s’effondre, et avec lui les relations internationales roumaines ; dorénavant, sous l’égide des États-Unis et de la Communauté européenne, en théorie, d’autres règles constitutionnelles et institutionnelles sont imposées à l’égard des minorités nationales. Les aménagements et les restrictions de la loi scolaire rappelés précédemment ont créé la situation  administrative floue et imprécise qui présidait aux destinées de la haute culture de la minorité hongroise, quand les résultats des élections du mois de novembre 1996 suscitèrent l’espoir de voir naître un nouveau style de pouvoir.
Il n’en fut rien. Opposant une fin de non-recevoir au principe de l’autonomie de l’université hongroise, les autorités universitaires roumaines de Cluj ont fait appel successivement à des arguments qui, mis bout à bout, manifestent une apparente contradiction, une cacophonie démonstrative dont les hypothèses semblent avancées au gré des interlocuteurs : les unes sont à usage interne, les autres à usage externe. Ainsi coexistent des appels à un jacobinisme classique (“ on ne fonde pas d’université sur des critères ethniques ”) ou à des considérations géopolitiques (“ la séparation des deux universités gêne notre intégration aux institutions euro-atlantiques ou à la Communauté européenne ”)[15]. Visant les élites politiques anglo-saxonnes ou la bureaucratie bruxelloise, la présence de groupes linguistiques hongrois auprès des sections roumaines est présentée comme l’accomplissement d’une “ politique interculturelle et multiculturelle ”. En bref, les autorités universitaires roumaines font feu de tout bois afin d’écarter le principe de l’autonomie de l’université hongroise. Outre que cette incohérence argumentaire renforce les radicalismes nationalistes de tous bords, elle ne renvoie à aucune expérience historique et sociale réelles. Certes, il convient de ne pas tomber dans le piège d’un manichéisme simpliste, où d’un côté il y aurait les méchants et, de l’autre, les bons. Les Hongrois de Transylvanie sont traversés, de courants politiques nationalistes et xénophobes, mais c’est précisément en négociant des compromis que l’on peut espérer les marginaliser, voire les neutraliser, et non en jouant d’arguments et de concepts plaqués ex nihilo sur une réalité étrangère à leur élaboration, renforçant ainsi le radicalisme grâce auquel de médiocres intellectuels alimentent une gloire que leurs œuvres ne leur permettent point. C’est précisément en réexaminant l’origine des arguments à usage externe les plus ambigus, ceux qui font appel aux concepts d’interculturalisme et de multiculturalisme, que je souhaiterais interpréter le destin de la haute culture hongroise.

Est-il suffisant de parler d’interculturalisme ou de multiculturalisme pour saisir la spécificité et la nature des relations culturelles roumano-hongroises (j’ajouterais, hongaro-slovaques, ukraino-roumaines) ? Plus précisément, peut-on refuser le principe d’une université hongroise autonome au nom d’une présence nouvellement proclamée de l’interculturalisme, et surtout du multiculturalisme ? Ou bien, avant tout usage descriptif et interprétatif de concepts sociologiques élaborés à partir de phénomènes singuliers, ne faudrait-il pas les réexaminer, étudier leur fonctionnement dans le champ des idées et des relations socio-économiques qui les produit, dégager leur sens implicite et explicite, pour évaluer ensuite leur possibilité d’élargissement à d’autres sociétés ? Ces mots-concepts rendent-ils compte de situations réelles, ou leur énonciation ne serait-elle qu’une nouvelle manière, plus moderne, de dissimuler la réalité et les enjeux de pouvoirs qui perdurent par-delà les changements politiques ?

1- L’interculturalisme et la fin de la culture européenne

Est-ce une nouveauté que de parler d’interculturalisme ? Le préfixe latin inter marque à la fois la séparation, l’espacement et la réciprocité. Aussi cette simultanéité renvoie-t-elle l’interculturalisme à tout ce qui unit et sépare deux ou plusieurs cultures, sans pour autant faire référence à leur présence, ensemble, sur un même espace. Les travaux des historiens nous ont enseigné que, depuis des siècles, diverses formes d’interculturalité se partagent les sociétés. De par sa généralité, cette notion inclut aussi bien le monde savant que les cultures populaires, rurales et urbaines.
Un regard, même superficiel, jeté sur l’histoire de la culture savante européenne montre combien l’interculturalisme se confond avec l’histoire de l’Europe depuis que les élites romaines s’approprièrent la culture grecque.[16] De fait, l’interculturalisme est contemporain de la formation de l’Europe, tant les migrations, les guerres, les échanges les plus divers ont, dès longtemps, mis en relation les coutumes, les traditions, les institutions, les œuvres, les religions des élites, des ethnies et des peuples qui l’ont forgée. Depuis la fin de l’Antiquité, l’histoire culturelle de l’Europe, savante et populaire, se présente comme une vaste syncrétisation de tous les peuples qui la constituent. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, on rencontre au sein des pays modernes de légères différences culturelles, qui sont autant de traces qui nous remémorent cette antique interculturalité. Contrastes des paysages agraires français[17], italiens, ou espagnol ; contrastes des religions chrétiennes qui se partagent les faveurs d’un même peuple (est-on moins allemand, français ou hongrois si l’on est catholique ou protestant ? est-on moins roumain si l’on est orthodoxe ou grec-catholique ?)[18] ; mais encore, copartage séculaire des débats et controverses portant sur les enjeux de la pensée politique[19], ou les multiples imbrications des formes matérielles, rituelles et cultuelles de la culture paysanne[20]. Un œil serein, une oreille attentive, voit et entend ce que furent simultanément les différences, les proximités et les emprunts qui ont fabriqué syncrétismes et identités. Si l’unité théologique de la chrétienté savante médiévale est rompue par la Réforme, celle-ci, inversement, grâce aux traductions que son prosélytisme suscita, porta chez des peuples catholiques et orthodoxes la langue vulgaire au rang de langue divine, y adjoignant des interprétations qui, pour les seconds, intégraient, nolens volens, des éléments de la chrétienté latine. N’est-ce pas ce qui advint en Hongrie, en Transylvanie, en Ukraine, sous l’influence de la réforme allemande et hongroise d’abord, sous l’effet de la Contre-réforme catholique et autrichienne ensuite ?
Au XIXe siècle, la naissance des États-nations, présentée par les historiographies nationalistes comme l’avènement d’une différence radicale entre les peuples-nations, eût pu faire croire, au nom d’une spécificité irréductible de l’ethnie-nation (de “ l’être national ” pour reprendre la formulation caractéristique des philosophies nationalistes), à la disparition de l’interculturalisme savant et populaire des siècles précédents. Mais ce n’est là qu’une vision historique, sociologique, voire philosophique, animée du seul esprit de propagande nationaliste. En effet, les principes et axiomes qui engendrèrent cette forme politique nouvelle procédaient d’une seule même source métaphysique, et ce quel que soit le peuple au profit duquel ils étaient mis au travail.[21] Les jeunes États-nations qui émergent des décombres des empires sont le produit de cette modernité générale. Les empires, quant à eux, régis par un système politique archaïque entravaient la dynamique intégrative de la modernité. Si paradoxale que cela puisse sembler au premier chef, la division de l’Europe en de multiples États-nations entraîna son uniformisation culturelle et politique, comme si, faute de pouvoir transformer progressivement les vieux empires, il avait fallu briser ces vastes espaces de souveraineté où perdurait un archaïsme médiéval rétif aux innovations sociales et politiques imposées par le mode de production techno-insdustriel. L’événement-avènement (Ereignis) de l’État-nation n’est que la nouvelle forme politique nécessaire au gouvernement des hommes organisés par les nouveaux types de rapports sociaux qu’ont engendré simultanément le déploiement de la production techno-industrielle, le capital financier privé ou d’État, et la massification du salariat. Que ce déploiement ne se réalisât point de manière univoque et identique selon les histoires singulières de chaque peuple, ce sont là, à l’évidence, les effets de différenciations antérieures qui marquèrent toute l’histoire de l’Europe : d’abord avec la séparation des empires romains d’Orient et d’Occident, ensuite, et quelques siècles plus tard, avec l’émergence du capitalisme moderne en Hollande et en Angleterre.
Cependant, on commettrait une grave erreur d’interprétation en regardant la multiplication des États-nations comme un moment de régression de l’interculturalité européenne. C’est, à l’inverse, vers son intensification que tendit cette multiplicité et, par-delà, à l’intensification d’une concurrence établie sur des bases identiques. C’est pourquoi les conflits qui marquèrent cet événement-avènement se sont nourris de tous les arguments fourbis par la modernité, ceux des sciences sociales, de l’histoire, de la linguistique, de la philosophie de la culture, de l’ethnologie ou du folklore, etc., justifiant ainsi, avec les armes de la Raison raisonnante, des hécatombes sans précédent. Désormais, l’ennemi n’était plus le barbare ou l’étranger, à contenir au limes de l’empire ou à intégrer (à condition qu’il reconnût la seule suprématie politique et religieuse de l’empereur), mais bien un semblable, que le logos scientifique tirait d’une humanité générale et abstraite[22]. Dans le discours de l’indépendance nationale on trouve en réalité les principes de l’uniformisation, celle qu’imposent l’économie industrielle et financière, l’innovation technologique et culturelle, finalement les mêmes marchandises comme unique valeur d’un devenir implacable : celui du progrès. C’est pourquoi l’indépendance politique des pays sous-développés apparaît toujours comme le simulacre d’un spectacle offert aux masses populaires de plus en plus déracinées de leurs traditions, fussent-elles depuis longtemps le résultat d’un syncrétisme. Ainsi, pour prendre un exemple qui nous est proche, pendant l’Entre-deux-guerres d’une Europe centrale et orientale déchirée par les conflits nationalistes, on constate combien la pénétration rapide des modes et des styles de vie quotidienne, des goûts, des vêtements, des religions néo-protestantes venues d’Europe occidentale ou des États-Unis, accélèrent l’uniformisation. Signe que les traditions, même les plus fortes, n’ont pas la force de résister victorieusement à la modernité. Mais il n’y là rien de nouveau quand on a saisi l’essence de l’histoire de l’Occident : celle-ci a pour nom emblématique la conquête de l’Amérique, laquelle s’est soldée, à l’évidence, par l’élimination de dizaines de cultures indiennes.[23]
Les effets de la Seconde Guerre mondiale radicalisèrent plus encore le travail de l’uniformisation. La division du monde en deux blocs géopolitiques n’interdit point, malgré d’évidentes différences politiques, l’uniformisation d’agir, y compris en la guise des pouvoirs communistes. Il est dans cette histoire quelque chose qui tient du clonage. Les régimes communistes n’ont-ils pas été les instigateurs d’une industrialisation massive et violente, d’une urbanisation rapide, d’une accélération du déracinement, d’une intégration des intérêts économiques par le jeu des concessions, des prêts et de la dette, des transferts de technologie tant de l’Occident vers l’ex-URSS, que de celle-ci vers les nouveaux pays du tiers-monde ? Sous l’effet de la compétition économique et militaire entre les deux blocs, c’est, par-delà l’Europe orientale et les pays de l’Empire soviétique, par-delà même le monde occidental, l’ensemble du monde qui a été pris dans le même maelström : guerres d’indépendance nationale, guérillas anticommunistes, décolonisation, pénétration soviétique, émergence des petits dragons d’Asie du sud-est. On constate combien, en cinquante ans, l’uniformisation du monde s’est intensifiée. Les publicistes et les politiciens préfèrent le terme de globalisation, en apparence économiquement et politiquement plus innocent, j’y reviendrai.
Cette dynamique n’a pas de fin, tant qu’il demeure dans le monde des sociétés qui ne se conforment point à la domination de la techno-science dans son essence de calcul financier. Une fois l’implosion des régimes communistes (ou la conversion de la Chine au capitalisme économique sous l’égide du pouvoir des communistes)[24], il n’existe plus, à l’évidence, qu’un seul empire, celui des États-Unis, enfant prodigue et original de la modernité occidentale[25] qui a mis en œuvre l’infinité productive avec une efficacité sans pareil, parce qu’elle était déliée de toute tradition historique enracinée dans une territorialité limitée. Pays de colonisation, pays de la Terre promise aux dimensions gigantesques, il offre aux émigrés européens, devenus “ l’homme américain ”, un lieu où mettre en œuvre toutes les méthodes objectivantes de l’innovation technique et de la production. Pour ce faire, il n’eut de cesse que d’éliminer les seules traditions qui pouvaient faire obstacle à cette volonté, celles des Indiens. Or, l’essence même du capitalisme (privé ou d’État) tient d’une expansion infinie[26] ; aucun espace, pas même les espaces intersidéraux[27], n’échappe à la transformation de tout élément naturel en marchandises et donc en valeur d’échange. Aussi la notion de “ global village ” doit-elle être entendue non pas comme un vulgaire slogan publicitaire destiné à faire vendre des ordinateurs, mais comme l’expression d’un maillage planétaire de la communication, qui sous le nom d’Internet prépare déjà la création de nouvelles marchandises. A présent, inclus ou exclus de l’Internet, du grand mouvement planétaire des échanges de marchandises, des jeux des marchés financiers, nous sommes tous soumis à une totalité où la notion même d’interculturalité se dissout et tend à n’être plus qu’une série de micro-variations sur un seul et même devenir économique, où les seules différences culturelles qui se manifestent sont celles qui passent entre des hommes qui préfèrent le Coca-Cola et d’autres le Pepsi-Cola, entre les adeptes du MacDonald et ceux du Kentucky Fried Chicken.[28]
Peut-on aujourd’hui parler d’une véritable interculturalité, qui manifesterait à la fois l’union et la séparation de cultures aux traits contrastés ? Ou bien l’emploi de ce concept n’est-il que l’une des nombreuses formes prises par les simulacres du posthumanisme de la modernité tardive ? Pendant que la globalisation devient peu à peu l’expérience existentielle réelle d’une minorité et l’expérience virtuelle d’une majorité, ce qui résiste à la globalisation ne peut réellement s’échanger que s’il se transforme, d’une manière ou d’une autre, en marchandise. En sa généralité, l’Occident, lorsqu’il capte ou phagocyte les événements culturels venus d’autres cultures, n’opère qu’une transmutation des valeurs qui permet ainsi de les intégrer au monde de la marchandise. Autrement dit, tout ce qui apparaît différent, mais qui néanmoins peut être intégré à la sphère de la marchandise, perd la ou les valeurs non utilitaristes (valeurs rituelles ou cultuelles) qui faisait auparavant leur singularité originelle. Voilà où se tiennent les limites des interculturalités historiques, lorsque l’inter ne marque plus aucune différence irréductible, mais sert à dissimuler la donation d’un sens univoque, celui de l’extension productive générale. A l’évidence, c’est là que se dévoile la donation de sens qu’énonce l’inter dans l’Internet.
Parler d’interculturalité pour caractériser les relations entre les peuples qui entrent dans la modernité tardive quand leur devenir devient de plus en plus identique, c’est vouloir faire revivre un mourant entré dans le stade ultime de l’agonie. Dès lors qu’elle devient l’objet d’un discours politique détaché de l’épreuve de la réalité socio-économique, l’interculturalité se réduit à une fable, que l’on sert au bon peuple pour faire croire à une égalité dans les relations internationales. Au moment où l’écart entre les peuples pauvres et les peuples riches n’a jamais été marqué de différences aussi accusées, l’interculturalité ressemble bien à l’un de ces simulacres de démocratie qui scelle la fin du politique à l’époque de la modernité tardive. Serions-nous déjà entrés dans l’époque de la postdémocratie ?

2- Le multiculturalisme ou la face séduisante du “ Global village ”

A la notion d’interculturalité, régissant les relations entre les peuples qui habitent des États différents, s’adjoint celle de multiculturalisme, qui rendrait compte des nouvelles formes de socialisation au sein des pays développés les plus avancés.
D’emblée, relevons le paradoxe présenté par le couple paradigmatique globalisation/multiculturalisme. D’un côté, d’aucuns affirment la fatalité du “ Global village ”, de l’autre, les mêmes assurent que les sociétés-États se fractionnent en de multiples groupes socioculturels coexistant plus ou moins harmonieusement. Les mêmes analystes soulignent encore que cette situation doit être regardée comme la fin du monoculturalisme blanc et européen. Or, ces discours nous arrivent de pays où l’immigration de peuplement a fondé la nation moderne. Après les premières conquêtes européennes, après l’élimination (physique) ou la marginalisation socio-économique des premiers habitants (Indiens américains, aborigènes australiens ou Maoris néo-zélandais), la société-État s’est constituée par des apports massifs de populations venue d’abord d’Europe occidentale (les premiers colons) et d’Afrique (les esclaves), puis des divers pays d’Europe centrale, orientale, de Russie, ensuite d’Asie et du Moyen-Orient. De fait, il s’agit essentiellement des États-Unis, du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle Zélande.[29] Après l’accélération de la décolonisation dans les anciens empires français, britannique, hollandais et portugais, le développement du néocolonialisme économique et l’appel à la maind’œuvre immigrée pour reconstruire l’Europe de l’Ouest après la Seconde Guerre mondiale, le phénomène s’est amplifié, s’étendant à l’ensemble de l’Europe occidentale. Il y aurait donc simultanément deux phénomènes opposés et non contradictoires de même force, d’une part une globalisation de l’ensemble des sociétés humaines, de l’autre une fragmentation multiculturelle.
La globalisation — autre nom de l’uniformisation — indique une standardisation toujours plus accrue des produits, un maillage toujours plus dense des réseaux de communication, des informations, des canaux de circulation des marchandises et des capitaux, et, par là même, une uniformisation des rapports sociaux entre les hommes. Pour lors, quel pourrait être l’espace social de la multiculturalisation au sein du processus de globalisation ? En d’autres mots, quels sont les processus instaurant des différences culturelles au cœur même du lieu qui accouche de cette globalisation ? Enfin, ne faudrait-il pas questionner les conditions de possibilité du discours du multiculturalisme comme manifestation de cette globalisation-uniformisation ? En effet, un simple constat de bon sens nous apprend combien, voici un siècle encore, le monde était bien plus marqué de différences culturelles insurmontables, inintégrables et ignorantes les unes des autres, qui, sous l’effet de la modernité uniformisante, disparurent, soit phagocytées soit syncrétisées, soit purement et simplement détruites lorsque leur originalité faisait par trop obstacle au développement de la modernité.
Dès son origine, la globalisation se présente comme un processus économique, ou plutôt techno-économique, qui ordonne et organise la constitution de formes sociales, politiques et culturelles identiques. Ainsi, progrès et globalisation sont synonymes, y compris dans la manière dont ils énoncent l’événement de leur présence en le déconnectant de sa source techno-économique, sous la forme d’un destin régit par des “ lois naturelles ” — en bref, en naturalisant la rationalisation techno-économique, sa source financière et les enjeux de profits qu’elle supporte. Simultanément, du côté du social, le terme multiculturalisme, par sa neutralité axiologique, écarte de même façon toute pensée politique du social qui articulerait la diversité conflictuelle des intérêts engendrés par la mise en œuvre généralisée et planétaire de la rationalisation de la production. Tant du côté de la globalisation que du côté du multiculturalisme, la notion de classes sociales conflictuelles est expurgée. Et c’est précisément grâce à l’apparente neutralité axiologique de l’économique que la dichotomie globalisation/multiculturalisme peut juguler simultanément et le social et le politique. Mutatis mutandis, cette neutralisation rappelle la pertinence des analyses critiques élaborées par Lukács à propos de la théorie de l’art pour l’art au 19e siècle. Pendant que ses théoriciens — essentiellement les philosophes de l’idéalisme allemand — plaidaient l’autonomie de l’art vis à vis des contraintes de la vie quotidienne et pratique, ils ignoraient le fait que, si l’art s’était en effet émancipé de l’Église, de l’État monarchique, du Prince, cette libération n’avait été possible que par la création d’un véritable marché de l’art, qui déplaçait son aliénation dans une autre sphère. En son autonomie, l’art était devenu l’expression interne de la fragmentation existentielle et sociale accomplie par la rationalisation totalisante de la production dans l’espace public de la bourgeoisie.[30]
Définissant les sociétés modernes comme des ensembles complexes, les sociologues décrivent les multiples divisions fonctionnelles qui les caractérisent, la multiplication des rôles et des statuts contradictoires que chacun doit assumer dans le cours de la vie quotidienne et professionnelle aux enjeux individuels et collectifs antinomiques, dont aucun rituel ne vient codifier ou résoudre les dysfonctions. Chacun est ainsi abandonné à son angoisse, aux interprétations aseptisées de la psychologie, ou pis, à l’usage massif des neuroleptiques, de l’alcool ou de la drogue[31]. La fragmentation de l’expérience existentielle se tient donc dans la déconnexion entre les impératifs de la production capitaliste — les contraintes techno-financières faisant plier le salariat et les exigences du profit organisant les stratégies et les tactiques du Capital — et ce qui ressort à toutes les autres nécessités culturelles de la vie humaine, a priori non utilitaristes. Or, la seule possibilité de réintégrer ces nécessités culturelles dans la totalité rationnelle, c’est de les transformer en marchandises, dussent-elles apparaître comme marchandise de la différence, d’une différence dont Baudrillard a parfaitement relevé le simulacre.[32] La logique d’une production de plus en plus massive d’objets identiques, par exemple, la logique propre à la rationalisation des procédures techniques menant à l’interconnexion de la téléphonie, de la télévision et de l’informatique, déploie une totalisation (ou globalisation) sans précédent de la sphère économique, qu’illustre parfaitement tant la délocalisation des entreprises multinationales (ou transnationales) que la quasi simultanéité des marchés financiers. Que ce processus n’ait fait que s’accélérer au cours du 20e siècle, il n’y a là qu’une banalité cent fois reproduite. Guerres, révolutions, décolonisations, ouverture des marchés, tourisme de masse, sont autant de nouvelles figures de l’éidos occidental parti jadis à la conquête du monde — de ce monde qui nous est donné en copartage — et qui maintenant le soumet à une occidentalisation généralisée transformant tous les peuples en acteurs de cet éidos, dût-il parfois engendrer des formes tératologiques, tant en Occident qu’ailleurs, ou apparaître sous les aspects caricaturaux de plagiats maladroits et ridicules, mais toujours hautement destructeurs.[33]
La globalisation, n’en déplaise aux coryphées du libéralisme économique sans limite, rend plus juste encore qu’en son temps la définition que Marx donnait du monde engendré par le capitalisme : “ Le monde est une accumulation de marchandises ”. A cette définition, il conviendrait seulement d’ajouter à présent : “ le monde est une accumulation d’informations univoques ”. En effet, comment peut-on parler de multiculturalisme lorsque des centaines de programmes de télévision et de radio diffusent les mêmes images, les mêmes dialogues, énoncés en diverses langues réduits à de simples clichés et les mêmes spectacles, et les mêmes sports, et les mêmes clips regardés par des centaines de millions de spectateurs ? Une telle globalisation, inédite dans l’histoire humaine, poursuit son inexorable marche en avant. C’est pourquoi tout discours, mouvement, révolte ou guerre de type nationaliste réactif ne manifeste que des guerres civiles, dont les protagonistes cherchent un partage plus égalitaire de l’abondance des choses. Rien moins que l’accomplissement de l’essence de la technique, dont Heidegger nous a montré qu’elle n’était point technique, mais métaphysique. En d’autres termes plus empiriques, la globalisation n’est, en fin de compte, que la mise à découvert de l’infinité objectivante de toutes les potentialités productivistes.[34]
Envisagé de cette façon, la chute du communisme — lequel se présentait aussi comme une forme réactive de la rationalité productiviste moderne, mais une rationalité toujours subvertie par un télos politique qui crut, un temps, y trouver le salut d’une société sans classe — incarne simultanément l’extension et l’accélération du processus de globalisation. Rien dans la dynamique de cette implosion ne peut s’apparenter à un quelconque dépassement dialectique (Aufhebung) ; elle ressemble plutôt à un apurement des comptes, à une mise à niveau, plus profondément, à la mise en conformité de l’éidos occidental avec lui-même dès lors que sa modernité populo-bureaucratique — le socialisme réel — ne s’accordait plus aux nouveaux besoins de mobilisation et de contrôle des masses, tant à l’Ouest qu’à l’Est.[35] Admettre que l’éidos occidental a sécrété le communisme réel, c’est l’envisager dans la vérité de son événement — à savoir comme l’élaboration d’un syncrétisme entre le culte de la techno-science, la fin de la nécessité et de l’histoire, et le salut du jugement dernier donné et accompli par un nouveau rédempteur collectif, le prolétariat[36], en un lieu nommé Russie où la modernité, en raison de conditions culturelles et politiques originales, pénétrait avec difficulté. C’est donc une hypostase de l’Occident, nommée U.R.S.S., qui a implosé en 1989 et qui, ailleurs, plus à l’Est, en Chine, s’est muée en simple dictature policière et militaire pour se conformer, sans trop de risques sociaux, au même destin économique.
Pour lors, comment, dans ce paysage en même temps réel et métaphysique, convient-il d’entendre le multiculturalisme ?

S’il y eut jamais au sein d’un empire à la fois techniquement moderne et politiquement archaïque, un réel multiculturalisme (une juxtaposition territoriale et contrastée de cultures, de langues, de religions), l’ex-URSS nous en fournit le meilleur exemple. A preuve, une fois le contrôle totalisant du Parti-État défait, une fois le Parti-État littéralement implosé, les nationalismes régionaux ou locaux se sont affirmés comme si soixante-dix ans de pouvoir centralisateur et répressif n’avaient été qu’une parenthèse, sans effet sur les identités collectives. Dans tous les cas, on doit comprendre que la modernité induite par le communisme a fait passer les peuples d’une identité ethnico-religieuse archaïque à une identité nationale prémoderne, sinon moderne. Des Pays baltes à l’Arménie, de l’Ukraine aux républiques caucasiennes et à l’Asie centrale, l’empire a explosé en États différents, modelés sur les divisions fédérales instaurées par le régime communiste. Chacun s’est doté d’un gouvernement et d’institutions étatiques autonomes, chacun se trouve confronté à la problématique des minorités ethniques, nationales et/ou religieuses, chacun mendie sa pitance auprès du F.M.I. Preuves renouvelées que dans la modernité, l’indépendance politique n’est qu’une façade lorsqu’un pouvoir économique ne peut en soutenir les ambitions. Il en fut de même dans l’ex-Yougoslavie, pays multiculturel et multiconfessionnel, qui se désagrégea dès lors que dans chacune des républiques le pouvoir communiste eût perdu tant la puissance de rassemblement et de contrôle politique que la légitimité d’assurer le bien-être économique. Mais, à l’évidence, lorsque l’on avance sur la voie tracée par le concept de multiculturalisme, ce n’est pas de ce type de configuration politico-sociale qu’il s’agit.
Serait-il alors question de culture savante ? Cela ne semble guère le cas. Jamais les cultures savantes n’ont soulevé cette question à propos de leurs relations. De fait, en Occident, ni le multiculturalisme ni le monoculturalisme n’ont fait problème dans la sphère de la culture savante quand elle se confronte au devenir de sa propre pensée, et ce quel que soit le nom qu’on lui donne : philosophie, métaphysique, épistémologie, histoire. C’était cela l’Universitas. Or, tant après la rupture instaurée par la Réforme, qu’après celle installée par les États-nations, le multiculturalisme lui était étranger, dénué de sens, parce qu’érudits et savants ont toujours débattu entre eux d’objets semblables.
Le multiculturalisme serait-il alors la manifestation d’une volonté de protection des cultures archaïques ? Ce souci semble ne pas occuper l’esprit de ses thuriféraires. Aujourd’hui, l’archaïsme est mortou du moins agonisant, c’est là le résultat de la conquête accomplie par l’éidos occidental. Ce que naguère Lévi-Strauss nomma “ l’arc-en-ciel des cultures humaines ” se composait précisément de cultures juxtaposées et contrastées qui, dans leur généralité, s’ignoraient les unes les autres et, dans des espaces restreints, pouvaient s’emprunter des éléments divers et variés qu’elles intégraient ensuite à leur propre système de croyances et de cultes, à leur cosmos, en bref à leur irréductible Weltanschauung. Le temps où l’Occident s’étonnait des cultures primitives est révolu. L’époque où l’Homme “ sauvage ” engendrait tour à tour inquiétudes religieuses (le “ Sauvage ” a-t-il une âme ou non?) ou attractions passionnées (Cf. les romans de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles, Paul et Virginie, Atala, puis au XXe siècle une certaine anthropologie vécue comme un véritable rite initiatique par de jeunes intellectuels occidentaux) s’est achevée avec sa disparition. Aujourd’hui, ce qui reste du “ sauvage ” se confond soit avec le lumpen du XIXe siècle européen, soit avec des objets de consommation pour touristes en goguette. Dans un cas on le marginalise et le contrôle, dans l’autre on le réduit à une marchandise touristique, le traitant comme un animal domestique et le sommant d’obéir à nos désirs d’exotisme de pacotille.
Le multiculturalisme, tel qu’il nous vient des Etats-Unis — et pour être plus précis de la gauche américaine[37] — recouvrait des phénomènes d’une toute autre nature. A son origine, il visait la lutte antiraciste, la reconnaissance d’une dignité culturelle et sociale à tous les émigrés vivant dans les ghettos. Il se rapportait aux phénomènes d’urbanisation des mégalopoles nord-américaines où, aux côtés des afro-américains, se pressaient des populations diverses et nombreuses venues chercher, au cœur du monde capitaliste, travail et richesses dans l’espoir de ne plus subir les discriminations fondées sur la “ race ” ou la religion dans leur pays d’origine.[38] Phénomènes de ghettoïsation moderne croissant, ils s’intensifient avec l’augmentation de la paupérisation du monde engendrée par la radicalisation du capitalisme libéral. Cherchant un minimum de protection (fût-elle illusoire !), les hommes déracinés se rassemblent dans des ghettos selon le pays qu’ils ont quitté, avec leur sous-culture religieuse, régionale, parfois minoritaire au sein de leur terre d’origine. Cette mosaïque d’origines n’a plus rien de commun avec la composition ethnique et sociale des anciennes villes cosmopolites des empires, avec la Salonique de l’Empire ottoman, la Vienne des Habsbourg, la Saint Petersbourg des Tsars. Là, chaque “ nation ” occupait un quartier où cohabitaient dans un continuum riches et pauvres, élites et artisans, intellectuels, clercs et ouvriers, où les solidarités s’articulaient autour d’un communautarisme réel, dont la contrepartie impliquait la soumission à un puissant contrôle social. Après l’amplification de l’émigration du Sud et de l’Est vers le Nord, et la multiplication des groupes communautaires, le multiculturalisme, à la fois comme instrument descriptif et pratique, vise à aménager la démocratie des mœurs et des opinions en reconnaissant un relativisme culturel sans pour autant suspendre jamais le jugement éthique, celui qui permet de soumettre ce relativisme à la conformité des valeurs idéales du Bien, du Bon et du Beau prônées par la démocratie américaine.[39]
Dans le cas qui nous occupe, il s’agit d’une transformation du multiculturalisme. Un nouveau monde urbain s’est créé sous l’effet des grandes mutations engendrées par la décolonisation et le néocolonialisme industriel et financier, les multiples guerres, les génocides qui, depuis le début du siècle, ont bouleversé toutes les sociétés d’Europe de l’Est et celles d’Outre-mer, détruit des équilibres sociaux et économiques millénaires et entraîné vers l’Occident des populations de plus en plus nombreuses fuyant les massacres de féroces dictatures de droites ou de gauches, et, last but not least, cherchant à échapper à l’inexorable paupérisation engendrée par une production de plus en plus soumise à la division internationale du travail.
En bref, le triomphe actuel de la conception “ multiculturaliste ” du social aux États-Unis semble bien marquer l’échec du melting-pot, lequel constitua l’un des arguments fondateurs de la démocratie sociale de ce pays depuis le début du siècle. Échec qui s’est étendu à l’ensemble du monde occidental — y compris à un pays comme la France, dont le jacobinisme fortement intégrateur est en faillite — au fur et à mesure que le capitalisme éprouvait l’impérieuse nécessité de briser toute limite étatique, tout l’ensemble de lois et de règlements protectionnistes entravant et l’accroissement de la rationalisation de la division internationale du travail, c’est-à-dire limitant sa quête insatiable de lieux où, grâce à une main-d’œuvre bon marché, à l’absence de lois de protection sociale et de salaires minimum garantis, se réalisent les profits maxima.[40]
Si, dans un premier moment, le multiculturalisme traduit la présence de groupes de déracinés, la multiplication des vaincus de l’économie libérale d’origine rurale ou semi-rurale — lumpen des villes du tiers-monde —, ou venus des classes moyennes paupérisées. Tous ces vaincus, tous venus du Sud et de l’Est se reconstituent en communautés dans les mégalopoles occidentales, dans un second moment, ce concept s’est étendu à une réalité sociale bien plus vaste. Dorénavant, il réunit sous la même entité des groupes qui, après une intégration économique ascendante réussie, affichent une différence culturelle. Dès lors, avec le concept de multiculturalisme s’opère une sorte d’égalisation de toutes les différences, quelles que soient leurs généalogies. Ainsi, tant aux États-Unis qu’au Canada, on a vu se créer une égalité de valeur communautaire entre les restes des tribus indiennes survivantes dans les réserves, le lumpen afro-américain[41], haïtien ou chicanos des ghettos, et des regroupements de nationalités de gens fermement intégrés au système économique et politique général, les Italiens, les Irlandais, les juifs, les Chinois, les Coréens, les Vietnamiens, etc. Plus encore, le même concept inclut des groupes fondés sur des différences sociobiologiques : les femmes[42], ou d’autres groupes recherchant la socialisation de comportements demeurés, jusque là, dans le domaine de l’expérience privée, l’homosexualité masculine ou féminine. Il y aurait donc autant de cultures, égales en valeur “ culturelle ”, que de regroupements communautaires réels, quels que soient leurs traits distinctifs. Que la différence s’instaure à partir de critères ethniques, linguistiques, religieux ou comportementaux et individuels, tous représenteraient une sorte d’idéal attaché à d’irréductibles traditions, incompatibles les unes avec les autres. Une telle construction idéaliste ne résiste pas à une démarche un tant soit peu critique. Pour les pauvres venus chercher le Wellfare de l’American way of life, le multiculturalisme communautaire prôné naguère par la gauche américaine[43] est devenu, par un retournement étrange — celui d’une gauche ayant abandonné le terrain social en s’adonnant à son tour au culte de l’hyperlibéralisme économique — le credo politically correct du conformisme social de ce même libéralisme.[44] Pour lors, ce “ multiculturalisme ” ne s’identifierait-il point à une stratégie de la contrainte, celle qui, grâce à la reconnaissance d’une différence, permet de soumettre au modèle dominant tous ceux qui voudraient encore conserver des traditions socio-politiques incompatibles avec ce même modèle ? Pour ceux qui sont déjà intégrés au système économique global, l’usage du “ multiculturalisme ” offre la possibilité d’une reconnaissance sociale en tant que groupes de pression (lobbies), traduisant une parfaite maîtrise du système politique général dont les acteurs jouent, et se jouent, àfin de négocier avec les pouvoirs centraux et locaux des avantages économiques et des droits qui s’apparentent à des privilèges en ce qu’ils deviennent autant d’exceptions à la règle générale. Une telle fragmentation des intérêts socioculturels œuvrant dans la même sphère économique ne peut s’accomplir sans la bénédiction du capitalisme de la modernité tardive. Non seulement il n’y saisit aucune menace à l’encontre de son pouvoir intégrateur, mais, à l’évidence, il y trouve son intérêt, puisque le “ multiculturalisme ” occulte et évince toute critique politique des ravages économiques et sociaux réels produits par le déploiement de sa rationalité.[45] Si la droite archaïque américaine vitupère encore contre la permissivité du multiculturalisme, en revanche, les couches les plus avancée du capitalisme le favorisent, comme le proclament tous les discours prônant la nouvelle et multiple liberté culturelle offerte par les moyens de communications les plus sophistiqués, c’est-à-dire les instruments électroniques et informatiques du Multimedia Highway pour lesquels, depuis une décennie, sont mobilisés de gigantesques investissements, qui garantissent aujourd’hui les profits légaux les plus rentables.

Au moment où le véritable archaïsme disparaît de la surface de la terre, ce multiculturalisme développe la notion d’altérité généralisée, laquelle finit par désigner le voisin de palier, le compagnon de voyage dans le métro, le collègue venu d’un autre pays et partageant avec moi les mêmes valeurs de la culture savante, voire la femme qu’on aime et avec laquelle on partage la vie. En somme, avec son posthumanisme de la différence, il finit par rendre étranger le plus proche.[46] Le multiculturalisme et son corrélat, l’altérité culturelle étendue à tout le champ du social, se présentent, dans les pays les plus développés, comme une idéologie dissimulant, dans son énonciation même, les véritables différences qui demeurent, volens nolens, celles engendrées par la sphère économique. On ne peut qu’y voir l’incarnation accomplie de la métaphysique de l’infinité qui fit de l’Occident le conquérant destructeur de toutes les réelles différences qui constituaient naguère “ l’arc-en-ciel des cultures humaines ”.
Un tel “ multiculturalisme ” ne manque pas cependant de contradictions qui viennent en contredire l’efficacité théorique et pratique. Ainsi, aux États-Unis, l’espagnol n’est toujours pas reconnu comme seconde langue officielle dans les États de l’Union où, précisémen, vit une minorité nombreuse d’hispaniques. Dans sa factualité socioculturelle, l’accès à la haute culture, celle qui non seulement domine les lettres, mais plus encore les sciences, la gestion industrielle et financière, ne peut s’accomplir sans la maîtrise de la culture anglo-saxonne. En effet, lorsque le président Clinton, dans le discours qu’il a délivré le 14 juin 1997 à l’université de San Diego, plaide pour la réalisation aux États-Unis d’une société multiraciale et multiculturelle égalitaire, sa pensée sous-entend implicitement que celle-ci ne se peut accomplir qu’en anglo-américain, dans le champ des référents culturels anglo-américains. Le non-dit de ce dire nous enseigne qu’il est bel et bien question du pouvoir omnipotent d’un monoculturalisme. Dès lors une conclusion s’impose, à savoir que le multiculturalisme a pour effet de gommer idéologiquement (au sens marxiste du terme) les effets sociaux de la réalité économique, l’hyperfragmentation de la société et la solitude de chacun dans la foule anonyme des salariés et des chômeurs (Cf. le film de Robert Altman, Short Cuts). Effet de dissimulation de la réalité économique de l’homo homini lupus, que met en œuvre l’orchestration de la convoitise généralisée dans la plus féroce des compétitions économiques, ce multiculturalisme offre certes les apparences de gages symboliques donnés à tous ceux qui en subissent les lourdes conséquences, mais sans remettre jamais en cause l’origine des différences réelles que cette même compétition suscite. Pis, la fragmentation tend à faire de la société un ensemble de communautés cherchant à s’approprier des droits particuliers, qui démentent par là même l’harmonie implicite à cette conception multiculturaliste du social et finissent par engendrer des intérêts sociaux contradictoires, qu’aucune instance supérieure étatique ne peut plus concilier.[47] Seule la soumission de chacun et de tous à l’ordre engendré par la sphère économique, à l’ordre qui désigne les dominants et les dominés, ceux qui détiennent le pouvoir de décision et ceux — l’écrasante majorité — qui en subissent les conséquences, est demeurée inchangée.[48]
Le multiculturalisme n’aide en rien ceux que l’hyperlibéralisme non seulement écarte des agapes de la société de consommation, mais plus justement réduit à la plus grande pauvreté. La dynamique purement économique, qui délie le capitalisme de toute responsabilité collective autre que celles impliquées par l’immanence de son propre mouvement d’expansion planétaire, est aveugle devant les effets sociaux catastrophiques produits par la rationalité du profit. C’est précisément au sein de cet oubli que peut s’accomplir la métaphysique de l’infinité du produire (qui est l’infinité du profit), comme devenir évinçant tout projet politique et social porteur de contraintes — et donc de limites posées à la dynamique économique. A l’évidence, ce sont les groupes appartenant aux strates sociales économiquement privilégiées qui sont les promoteurs du multiculturalisme, car, en ultime instance et malgré les combats d’arrière-garde des anciennes idéologies réactionnaires, leurs revendications “ culturelles ” sont regardées comme autant de valeurs communautaires compatibles avec ce devenir : jamais elles ne menacent les fondements de l’ordre établi. A l’inverse, il suffit que des revendications communautaires se tiennent explicitement dans le champ d’une critique politico-économique pour que le système déploie l’usage de la force la plus brutale, de cette force répressive contre laquelle, depuis l’aube du capitalisme, la lutte syndicale s’est élevée avec courage et abnégation, afin d’imposer un contrôle politique démocratique aux enjeux économiques. En relevant en termes politiques le défi des ghettos noirs, les Black Panthers ont payé de leur vie cette lucidité, qui s’est soldée par un massacre. En dépit de leurs aspects désordonnés et incohérents, n’est-ce point une force identique qui sous-tend les révoltes des ghettos noirs quand ils veulent échapper au naufrage de la drogue et de la misère ? Lorsque le multiculturalisme communautaire ne signe pas la faillite du social et que la lutte communautaire s’identifie à la lutte de classe, elle devient inacceptable et dangereuse. C’est dans ces moments de crise que les bonnes âmes démocratiques du multiculturalisme politically correct se découvrent, et proclament haut et fort leurs véritables intérêts : dès lors, il n’est alors plus question de culture, mais de délinquance ; plus question de gages symboliques, mais de solutions judiciaires, pour, une fois encore, exclure ceux qui explicitent avec vigueur et courage les seules véritables différences. Dans ce cas, les affaires du multiculturalisme sont réglées par des opérations de police, par l’intervention militaire de la Garde nationale, voire, lors du dernier soulèvement du ghetto de Los Angeles en 1995, et pour la première fois depuis la Guerre civile, par l’intervention de l’armée fédérale.
En masquant l’atomisation de l’expérience existentielle de tous et de chacun, le multiculturalisme n’en est que plus consubstantiellement uni à la globalisation de la planète sous l’égide d’une économie de plus en plus concentrée par la centralisation de ses décisions et de plus en plus éclatée dans le décentrement de sa production.[49] Sous couvert de différences, le plus souvent illusoires, cette fragmentation laisse les hommes hébétés et sans ressort devant ce qui les rassemble pour un destin unique, commandé par la multiplicité infinie des activités productives et des marchandises offertes à la consommation ou à la convoitise. Comment, dès lors, ne pas voir dans le multiculturalisme un produit (un nouveau produit) de l’éidos occidental, une nouvelle énonciation de son mode-d’être dans le monde, où se révèle le cours même de l’unification planétaire ? Comment enfin ne pas saisir dans l’argumentation du multiculturalisme la version dissimulée d’un monoculturalisme, dorénavant ni spécifiquement européen, asiatique ou moyen-oriental, mais général et inhérent à l’accomplissement de la modernité tardive. A l’échelle de la planète, les ressorts du multiculturalisme ne peuvent donc échapper aux déterminations du “ Global village ”. Certes l’expression sonne agréablement à l’oreille, mais la référence au “ village ” ne rappelle en rien une quelconque nostalgie pour un monde que nous avons définitivement perdu, au contraire, sa positivité pacifique, presque hédoniste, n’est qu’une manière douce et cependant implacable (certains commentateurs avancent la notion de totalitarisme soft) de soumettre la démocratie politique et culturelle aux seules raisons du marché et de la rentabilité.
Or, voici qu’au centre du “ Global Village ”, aux États-Unis, le multiculturalisme est en passe de ne plus pouvoir dissimuler l’échec du melting-pot et la brisure de plus en plus accentuée du lien social qu’il opère[50], faisant de ce pays, selon les mots de Kenneth Galbraith, le plus puissant pays de la planète et le plus riche des pays du tiers-monde. Aujourd’hui, cette brisure du lien social s’est amplifiée a tel point qu’elle suscite l’inquiétude, aussi bien celle d’un grand financier comme Georges Soros[51] que celle d’un journaliste en renom comme William Pfaff[52] du Los Angeles Times, ou celle d’un penseur comme Richard Rorty[53], naguère peu enclin aux discours radicaux. Chacun, à sa manière, mesure les ravages sociaux engendrés par l’hyperlibéralisme d’un marché illimité qui s’impose comme le devenir d’une religion révélée, celle de la main invisible qui équilibrerait l’offre et la demande de biens. Vision aseptisée que dément le bon sens lorsqu’on observe la concurrence exacerbée qui régit les concentrations industrielles, nourrit la lutte acharnée que se livrent les holdings financiers sur les places boursières et suscite la création artificielle de nouveaux besoins, à grand renfort de publicité pour laquelle des sommes colossales sont dépensées. Il y a là le déploiement d’une vérité ontologique, celle de la technique, qui réduit le monde (comme les chasseurs de têtes Jivaros réduisent les têtes des ennemis qu’ils ont tués au combat) aux seuls échanges économiques, réduction que tentent vainement de dissimuler, sous l’égide d’une harmonie multiculturelle implicite, les avatars d’un ultime platonisme de bazar ou, dans une formulation plus juridique, les élucubrations d’un néokantisme de supermarché à la Rawls. A cette crise socio-politique engendrée par le capitalisme de troisième type, le multiculturalisme n’offre que des réponses sans effets, car sa mise en œuvre n’atténue en rien ce qui, à travers une atomisation sociale plus puissante que jamais (ce que certains philosophes nommeraient l’impossible être-en-commun politique), révèle l’échec authentiquement tragique de la modernité tardive, à savoir, l’intensification de plus en plus accusée de la disjonction des pôles de la richesse et de ceux de la pauvreté.

3- Le multiculturalisme et l’autonomie de l’université hongroise de Transylvanie ou les enjeux d’un faux-semblant. **

Si les arguments du multiculturalisme recouvrent et manifestent simultanément l’uniformisation généralisée des cultures et la fragmentation de plus en plus accusée du social, comment la singularité culturelle de la Transylvanie réagit-elle à cette dynamique globale, que certains tentent de lui imposer ? Pour en approcher la complexité et les contradictions, il n’est pas d’autre voie que de la ressaisir dans le cours de l’histoire récente du communisme, et plus particulièrement dans sa phase nationaliste, celle qui commence avec la seconde partie de l’ère de Gheorghiu Dej[54], après la révolution hongroise de 1956, et qui s’achève le 28 décembre 1989, avec la fin tragique de Nicolae CeauÒescu et du régime communiste en Roumanie.
Parmi les opinions écartées de toutes les conversations et déclarations publiques, celles ayant trait à la politique culturelle antihongroise déployée au cours de cette période par le pouvoir communiste en Transylvanie font l’objet d’un pesant silence et d’une occultation qui jette un voile d’ambiguïté et de duplicité sur les attitudes et les stratégies réelles des élites roumaines. En revanche, il n’est pas rare d’entendre dans le cours de conversations privées des intellectuels roumains porter des jugements qui surprendraient bien des observateurs de la Roumanie postcommuniste. Nombreux sont ceux qui approuvent sans réserve la politique culturelle antihongroise du national-communisme roumain : “ Il faudra bien reconnaître un jour, me confessait un distingué historien de l’art, issue d’une famille bourgeoise ayant souffert de la répression communiste au début des années 1950, que la seule action positive de CeauÒescu a été d’avoir renversé dans les grandes villes de Transylvanie le rapport démographique entre les Hongrois et les Roumains. Il en a fait des villes roumaines. ”[55] En dépit de l’empressement fébrile d’une majorité d’intellectuels roumains à dénigrer toutes les décisions et actions mises en œuvre par le régime communiste de l’ère CeauÒescu, en secret ils approuvent sa politique culturelle nationaliste à l’égard des minorités nationales. A preuve, aujourd’hui, lorsqu’il est question de redonner son autonomie à l’université hongroise de Cluj, nombre d’intellectuels — et ce quel que soit le nouveau parti politique qui emporte leur préférence — s’accordent pour la refuser, tant et si bien que tous rencontrent les positions avancées par les représentants des partis ultra-nationalistes.
Certes, l’opposition à cette autonomie emprunte diverses formulations plus ou moins nuancées, dont j’ai rappelé précédemment les arguments : jacobinisme et/ou multiculturalisme pour les plus habiles, exclusion xénophobe pour les radicaux les plus violents. Beaucoup, explicitement ou implicitement, conçoivent les relations roumano-hongroises dans le cadre de l’ancien paradigme territorial de l’État-nation-ethnique, où la minorité nationale joue le rôle de cinquième colonne pour un État voisin souhaitant reconquérir des terres naguère perdues. Cependant le paysage n’est pas aussi clair, parce que la fraction la plus radicale de la minorité hongroise partage cette conception des rapports roumano-hongrois, ne rêvant que de revanche et de reconquête. Or ce cadre conceptuel, ce paradigme du ressentiment collectif se défait peu à peu sous l’effet des mutations économiques et culturelles qui, depuis la fin du régime communiste, modifient irrésistiblement les représentations des nouvelles générations.
Les pratiques quotidiennes révèlent, bien mieux que les discours ad hoc, les réalités sociales de la société roumaine, leurs contradictions, la convergence et la divergence des intérêts des divers groupes culturels en présence. Hormis la gestion bureaucratique des institutions universitaires, des rencontres musicales, plus rarement théâtrales[56], il n’existe pas, à proprement parler, de relations interculturelles entre les universitaires, intellectuels et étudiants roumains et hongrois. Les relations sont, stricto sensu, fonctionnelles, instrumentales, stratégiques et tactiques, et, pour ce qui concerne le contenu effectif des cultures savantes, marquées d’une ignorance réciproque. Certes, il n’est guère difficile de noter diverses situations sortant de ce cadre général, de repérer des rapports d’amitié, des relations de voisinage harmonieuses et des mariages mixtes ; toutefois, il est certains sujets tabous entre amis, entre voisins, ou même dans un couple. Les récents débats sur l’autonomie de l’université hongroise ont mis à nu la force de ces tabous, faisant voler en éclats des amitiés, des relations de voisinages, créant des tensions au sein de couples mixtes. Parmi les étudiants, hormis les clubs sportifs, il n’est guère d’associations syndicales, culturelles ou civiques communes. Dans les cités universitaires, où l’administration distribue les places dans des chambres communes selon les disciplines suivies par les étudiants et l’ordre alphabétique, les étudiants hongrois cherchent des arrangements avec les étudiants roumains pour se regrouper. Même lorsque, par manque de cadres, les étudiants hongrois partagent avec leur condisciples roumains des cours communs donnés en roumain, ils demeurent réunis en un groupe compact dans un coin de la salle de cours. Tout n’est pas uniforme : des différences perceptibles de comportements collectifs divisent les étudiants hongrois selon leur origine géographique, qui est encore la marque d’une origine sociale. Ainsi, les étudiants venus de l’Est de la Transylvanie, du pays des Séklers, où la population rurale et semi-urbaine (de gros bourgs et de petites villes) est presque exclusivement hongroise et marquée d’un fort traditionalisme, se montrent plus repliés sur eux-mêmes, sur leurs institutions communautaires, souvent méfiants à l’égard des Roumains qu’ils connaissent peu, malhabiles à maîtriser leur langue. Pour eux, Cluj représente la grande ville historique, mais une grande ville qui recèle de nouveaux dangers depuis que la population hongroise y a été réduite à 20% du total de ses habitants et que son nouveau maire appartient au PUNR, l’un des deux partis ultra nationalistes. En revanche, les étudiants venus des grandes villes de Transylvanie (Cluj, Oradea, Arad, Timisoara, Satu-Mare, Brasov), et des villages mixtes, véritablement bilingues et plus familiers de la culture roumaine, de ses coutumes populaires et religieuses, font montre d’une plus grande ouverture d’esprit, en particulier par l’attention qu’ils portent à certains aspects de la haute culture roumaine.
Chez les aînés, parmi les générations d’intellectuels roumains promus massivement par le régime de CeauÒescu et qui dominent aujourd’hui la scène culturelle, une attitude d’ignorance tient lieu de comportement général. Littérature et humanités hongroises contemporaines de qualité (de Transylvanie ou de Hongrie) sont peu traduites, inconnues de la majorité de ces intellectuels roumains qui en ignorent la langue originale. Tandis qu’ils se précipitent, sans retenue aucune, sur les moindres stupidités venues d’Occident, ils ignorent le meilleur des œuvres hongroises, et plus généralement, celles qui se sont écrites dans les pays d’Europe centrale et balkanique.[57] Or cette situation n’est pas exactement symétrique, car, en raison de leur bilinguisme plus ou moins accompli, les intellectuels et les étudiants hongrois de Transylvanie ont une connaissance des œuvres culturelles roumaines d’importance.
En dépit de cet état d’ignorance pour les uns, ou de repli méfiant pour les autres, le phénomène culturel le plus manifeste du postcommunisme apparaît dans la soudaine invasion des mêmes sources occidentales, qui ont remplacé, avec une vigueur accrue, les sources soviétiques. Pour les uns et les autres, selon leur spécialité, ce sont les mêmes auteurs, sociologues, historiens, ethnologues, psychologues, politologues, philosophes, linguistes ou essayistes qui sont devenus des références communes. Comme dans tous les pays de l’Europe postcommuniste, ce que l’on définit en Occident comme la pensée unique, économique et culturelle, triomphe en Roumanie. Quant aux générations d’étudiants Hongrois et Roumains du postcommunisme, s’ils vivent pour l’essentiel des vies quotidiennes séparées, il n’empêche, tous participent aux mêmes spectacles offerts par la culture de masse Pop-Rock, consomment les mêmes objets, les mêmes vêtements, regardent les mêmes films, etc. De fait, en dépit de l’appel, chez les plus traditionnels d’entre eux, à des signes, des symboles, des marques vestimentaires historiques et territoriaux devenus largement obsolètes dans le raz de marée culturel de la postmodernité, cet état d’ignorance et de méfiance réciproque relève d’un ensemble référentiel identique, soumis au travail de l’uniformisation généralisée qui, de longue date, œuvre dans le monde.
Voilà le cadre nouveau dans lequel s’énonce la demande d’autonomie de l’université hongroise à Cluj, sa capitale historique, sous l’égide du parti hongrois (UDMR) et d’une partie des intellectuels réunis dans l’association culturelle Bolyai. Fait symptomatique, cette exigence est loin de faire l’unanimité parmi la communauté intellectuelle et estudiantine hongroise. Sans surprise, on trouve d’une part les groupes aux référents politico-culturels archaïsants (terre, mère patrie, l’injustice des Traités de Versailles et de Trianon) alliés pour la circonstance à ceux qui, repoussant le Blut und Boden, veulent néanmoins sauver la haute culture hongroise ; ensemble ils se présentent comme les hérauts de cette renaissance universitaire. De l’autre, il y a ceux qui, s’affichant comme les plus “ modernistes ”, font montre d’opinions plus nuancées, exigent cependant l’amélioration de l’état présent, à savoir un peu plus d’autonomie pour les groupes linguistiques hongrois adjoints aux sections roumaines.[58] Ceux-ci se présentent, avec les autorités universitaires et la majorité du corps professoral roumains, s’accordent sur la possibilité ainsi offerte de réaliser une université multiculturelle. Ils se présentent, à juste titre (même si nombre d’universitaires nationalistes roumains acceptent cette solution comme un moindre mal), se présentent comme les plus ouverts aux courants postmodernes de l’Occident.
Or, ce que ne saisissent point les “ modernistes ” hongrois, aveuglés par une modernité éclatée qu’ils regardent comme la quintessence de la démocratie, c’est précisément ce que j’ai tenté de montrer dans le second chapitre de cet essai, à savoir que le multiculturalisme n’est que le masque d’un monoculturalisme planétaire qui, bientôt, ici même, entre Tisa et Danube, parlera en roumain, en hongrois, ou en toute autre langue, le sabir de la pensé unique du “ Global village ” en ses multiplesoccurences. Déjà, pour ce qui concerne les communautés historiques, l’appel au multiculturalisme fait le lit de décisions démagogiques aux effets inconnus. Ainsi, il est prévu d’ouvrir auprès des groupes linguistiques hongrois, des groupes linguistiques allemands. Or, les derniers recensements entrepris en Roumanie nous apprennent que la minorité allemande a quasiment disparu ! Mieux encore, les autorités universitaires songent à créer des groupes linguistiques tsiganes. Décision qui serait louable si cette langue possédait une tradition écrite, mais il n’en est rien, et d’aucun savent qu’il faut plusieurs décennies, voire quelques siècles de traductions pour qu’une langue de tradition orale acquier le statut de langue de tradition écrite, àfin de partager l’héritage de la plus haute culture occidentale. Démagogie d’autant plus stupide que chacun sait combien les Tsiganes sont polyglottes ; aussi, lorsqu’ils souhaitent intégrer l’Université, leur est-il bien plus aisé de choisir soit le roumain soit le hongrois : choix que certains ont fait dès longtemps, refusant ainsi de demeurer emprisonnés dans une folklorisation “ multiculturelle ” qui nécessairement les exclue de toute culture savante littéraire ou scientifique.
En outre, la notion de “ minorités historiques ” soulève de délicates questions. Explicite en Hongrie, où une loi récente est venue organiser les relations entre ces communautés et l’État, en Roumanie elle ressortit à un non-dit, mais recouvre une réalité identique. Selon la législation hongroise, il y a donc des minorités historiques détenant des droits communautaires et des minorités non-historiques à qui ils sont refusés. Il s’établit ainsi une différence entre, d’une part, les communautés territoriales, religieuses ou linguistiques slovaques, allemandes, ukrainiennes, juives, tsiganes, serbes, croates, roumaines et leurs diverses églises, et, de l’autre, les communautés chinoises, vietnamiennes ou arabes, etc., récemment venues après la chute du communisme et l’ouverture des frontières au commerce international de gros et de détail. Les premières détiennent des garanties juridiques collectives et des aides financières inscrites dans la constitution, les secondes non. Il en va de même en Roumanie, où les Hongrois, les Allemands, les Serbes, les Bulgares, les Ukrainiens, les Lipovenis, les juifs et les Tatars, et leurs églises, sont reconnus par les droits constitutionnels relatifs aux minorités nationales. Voilà une situation en totale contradiction avec le point vue d’un multiculturalisme démocratique, mais qui révèle parfaitement combien la situation de L’Europe centrale et orientale ressortit à d’autres catégories que celles venues des pays occidentaux.
L’occidentalisation rapide de la Roumanie met lentement en évidence l’émergence de groupes d’homosexuels qui, un jour ou l’autre, et malgré les campagnes entreprises à leur encontre par l’Église orthodoxe, réclameront des droits communautaires. Enfin — et ce n’est plus un phénomène marginal — la Roumanie, comme la Hongrie, est prise dans les rets de migrations planétaires ; déjà, des hommes venus de divers pays du tiers-monde commencent à y former des communautés. Quels droits celles-ci revendiqueront-elles ? Comment, au nom de la démocratie du multiculturalisme, leur refuser des droits que l’on accorde aux minorités historiques ? Si tel est le cas — et comment pourrait-il en être autrement sans être accusé de racisme ou d’exclusivisme — le multiculturalisme engendrera la société éclatée que l’on connaît ailleurs et qui, de par sa fragmentation sociale et l’apparition d’intérêts totalement divergents, perdra de vue toute notion du bien commun, sans lequel il n’est guère d’être-en-commun politique possible pour résister aux pouvoirs d’une sphère économique qui n’en a cure.[59]
Or l’autonomie de l’université hongroise n’a pas pour enjeu une recomposition hic et nunc des relations sociales entre d’une part divers groupes ethnolinguistiques et ethnoreligieux, de quelque origine que ce soit, et d’autre part la majorité roumaine. Cette autonomie vise à maintenir et à développer l’enseignement en hongrois de la haute culture hongroise et universelle en Transylvanie, sur l’une de ses terres historiques, dût-elle à son tour être rongée par le jargon du “ Global village ”. Vouloir la traiter par les moyens du multiculturalisme, c’est, à moyen terme, la condamner à disparaître dans sa singularité. Pour lors, il convient de s’étonner de la naïveté des intellectuels hongrois accordant crédit à la mise en œuvre de ce concept ; au nom de la modernité démocratique, ils empruntent sans précautions la sémantique américaine, sans remarquer combien les implications de cette sémantique transforment immédiatement les  Hongrois de Transylvanie en simples émigrés sur une terre où ils vivent depuis plus d’un millénaire ! Ils n’entrevoient point que pour l’idéologie du “ Global village ” il n’est plus de “ home ”, ou, comme le dit si fortement l’allemand, il n’est plus de “ Heimat ”, fût-ce l’esprit d’une culture dans sa langue. Voilà pourquoi cette solution semble recueillir les faveurs des politiciens et des intellectuels roumains simultanément les plus habiles et les plus méfiants à l’encontre des Hongrois.

Cependant, un mal plus grave encore menace la haute culture de la minorité hongroise de Transylvanie : l’exode continuel de ses élites les plus qualifiées. Je l’ai rappelé précédemment, cet exode commence dès la fin des années 1950, quand, après la Révolution hongroise de 1956, ces élites constatent, peu à peu, le rétrécissement de leur horizon professionnel. Depuis, rien n’a freiné ce mouvement. Après l’effondrement du régime CeauÒescu, ni les subventions accordées par le premier gouvernement hongrois postcommuniste, ni le redéploiement des institutions culturelles voté par le parlement roumain, n’ont guère modifié son rythme, qui s’est même intensifié. Aussi paraît-il tout à fait illusoire d’espérer qu’une renaissance de l’université hongroise autonome sera à même d’arrêter cette hémorragie de cadres. Il y a là l’effet d’une complexe combinaison de facteurs généraux et particuliers bien plus puissante qu’une simple décision légale : elle embrasse et réunit étudiants roumains et hongrois et, à l’évidence, constitue le plus grave des périls qui menacent la survie de la haute culture dans la minorité hongroise. Il s’agit de l’état social général, du chômage qui s’intensifie, de l’absence totale d’avenir pour les jeunes diplômés, y compris les meilleurs ; de la baisse drastique du niveau de vie, de la permanence du népotisme, du clientélisme et du féodalisme dans le jeu des relations socioprofessionnelles, de la totale impéritie administrative, en bref,  non point l’absence de lois, mais leur non-application. Confondus, tous ces facteurs ont créé, au fil des ans, un sentiment d’impuissance à accomplir sa vie dans le pays et un irrépressible désir de le quitter, ce que les meilleurs réalisent en partant vers la Hongrie, l’Allemagne, les États-Unis, le Canada, l’Australie, l’Afrique du Sud.
Si l’autonomie universitaire, ou à tout le moins celle des sections hongroises se réalisait, on verrait à coup sûr se déployer une salutaire émulation, tendue vers l’excellence, entre les institutions culturelles roumaines et hongroises. Or, en raison des facteurs socio-économiques récessifs généraux qui s’intensifient, on voit immédiatement quels seraient les effets pervers de cette compétition sur les jeunes élites de la minorité hongroise de Transylvanie. Mieux préparées, partant fréquemment compléter leur formation universitaire dans les meilleures universités hongroises, polyglottes par nécessité (outre le roumain, la plupart des étudiants hongrois s’orientent vers l’anglais), elles chercheront ailleurs leur salut professionnel, engendrant ainsi une émigration dont nul ne pourra arrêter le flot, et ce d’autant plus, qu’en acquérant la citoyenneté hongroise elles voient s’ouvrir les portes d’un Occident sans visa.[60]
On le constate une fois encore, ici, dans le cas particulier de la Transylvanie, le multiculturalisme ou l’interculturalisme, bien plus imaginaire que réel, ne répond en rien aux problèmes soulevés par le maintien de la culture savante hongroise. Les conditions générales du postcommunisme la corrodent : l’unicité des politiques économiques suscitées par les grandes puissances, indifférentes à l’état singulier de cette région européenne et à la paupérisation généralisée qu’elle entraîne ; l’uniformisation des modèles culturels offerts aux populations quelles qu’elles soient ; la dissolution irrépressible des spécificités paysannes ; la création d’une classe de managers roumains et hongrois qui participent à l’économie générale ; et, last but not least, le fait de plus en plus patent que, Bucarest demeurant le centre où se négocient toutes les décisions impliquant la politique nationale, les hommes politiques de la minorité hongroise sont entraînés, nolens volens, dans le sillage de la culture politique roumaine. Aussi, les effets de cette dynamique globale renforcent-ils le mouvement d’émigration ; ils convergent et contribuent à fragiliser la haute culture de la minorité hongroise qui, dans les actes quotidiens de ses élites les plus fidèles à leur tradition historique, et sous les provocations des nationalistes roumains, réagit dans le champ d’un double bind, ghettoïsation et défense agressive.[61]
Certes, si dans un premier moment, le multiculturalisme orchestré en Transylvanie par les autorités universitaires roumaines et une partie de la minorité hongroise “ moderniste ” peut habilement dissimuler l’uniformisation culturelle au travail sous l’égide de la culture roumaine, à moyen terme, il apparaîtra comme ce qu’il est partout ailleurs en Occident, comme le simulacre du posthumanisme, s’énonçant ici plus généralement en roumain, plus rarement en hongrois, tout à fait accordé aux inepties qu’il avance déjà en anglais, français, allemand, espagnol ou italien. Demeureront, plus accusées que jamais, les seules différences qui marquent le monde contemporain du sceau du pouvoir ou de la faiblesse : la richesse et la pauvreté.


* Une première version de cet essai a été publié dans la revue Transition (ex-revue des pays de l’Est), vol. XXXVII, n°1&2, U.L.B., Bruxelles, 1997 et en anglais dans la revue Télos, Hiver 1998, n°110, New York.
[1]Parti national paysan chrétien et démocrate d’une part, parti démocrate de l’autre.
[2]Union sociale démocrate. Parti dirigé par Petre Roman, ancien premier ministre du premier gouvernement postcommuniste, congédié par le président Ion Iliescu au mois de septembre 1992 en raison de divergences profondes sur les modalités économiques de la transition.
[3]Union démocrate des Magyars de Roumanie. Parti politique et ethnique rassemblant l’essentiel de la minorité hongroise de Transylvanie. Certains analystes politiques dont Michaël Shafir de Radio Free Europeà Prague y voit plutôt une sorte de fédération de divers partis hongrois. Quant à moi, j’incline à le regarder comme une coalition de diverses tendances dont le fond commun demeure l’ethnisme.
[4] Cf. Michaël Shafir, “ Ethnic Tension Runs High in Romania ”, in RFE/RL Research Report (Weekly analyses from the RFE/RL Research Institute), Vol. 3, n°. 32, 19 août 1994, p. 25 ; Michaël Shafir, Controversy Over Romanian Education Law ”, in Transition, Open Media Institute Research, Vol. 2, n°.1, 12 janvier 1996, Prague, p.35.
[5]Parti démocrate-socialiste roumain. Ce parti a été l’héritier du FSN qui émergea au moment de la “ révolution ”.
[6]Parti de l’union nationale des Roumains. L’un des partis ultra-nationalistes.
[7]Pour les Hongrois, il s’agit d’une université historique en ce qu’elle représente la seconde université créée dans le Royaume de Hongrie au tout début du XVIIIe siècle.
[8]Il n’est pas sans intérêt de souligner que pendant le gouvernement communiste, un tel préambule était inclus dans la loi organisant l’enseignement. Cf. Michaël Shafir, “ Ethnic Tension Runs High in Romania ”, op. cit., p. 25.
[9]Claude Karnoouh, L’Invention du peuple. Chroniques de Roumanie. Arcantère, Paris, 1990, cf. chap. IV.
Sorin Mitu, Geneza identitàtii nationale la românii ardeleni, (Genèse de l’identité nationale chez les Roumains de Transylvanie), Humanitas, Bucarest, 1997.
[10]P. J. Thomas, Les Roumains sont-ils nos alliés ?, Sorlot, Paris, 1937 ; Irina Livezeanu, Irina Livezeanu, Cultural Politics in Greater Romania. Regionalism, Nation Building & Ethnic Struggle, 1918-1930, Cornell University Press, Ithaca et Londres, 1995.
[11]C’est en Roumanie que les chefs de la révolution hongroise de 1956 furent détenus avant d’être renvoyés et exécutés en Hongrie.
[12]Victor BabeÒ (1854-1926), nom d’un célèbre médecin et biologiste roumain. Bolyai, nom de l’un des plus importants mathématiciens du milieu du XIXe siècle qui, à l’université de Cluj (à l’époque, université hongroise) apporta une contribution décisive à la mise en place des mathématiques non-euclidiennes.
[13]Ce renversement démographique au sein des populations urbaines s’est opéré par un apport massif de populations roumaines rurales venues soit des campagnes de Transylvanie, soit de Moldavie. Cela s’est réalisé en vertu d’une politique économique et urbaine d’industrialisation et d’urbanisation intense, qui a donné le paysage contemporain des villes roumaines.
[14]Claude Karnoouh, “ Romanók és magyarók, avagy : együtt élni, de hogyan ? ” (Roumains et Hongrois ou comment vivre ensemble ?), in Korunk, n° 4, 1997, Cluj. Livraison spéciale consacrée à l’université hongroise de Cluj.
[15]Les critères retenus par les États-Unis pour l’intégration de la Roumanie à l’OTAN sont étrangers à toutes considérations culturelles. Ceux-ci ont pour référent essentiel des critères économiques.
[16]Cf. l’excellente analyse de Remi Brague, Europe, la voie romaine, Critérion, Paris, 1992.
[17]Marc Bloch, Les Caractères originaux des campagnes françaises, Armand Colin, Paris, 1953
[18]Victor Louis Tapié, Civilisations et peuples du Danube, Fayard, Paris, 1962.
[19]C’est précisément le déploiement de cette pensée politique que Hannah Arendt définit comme la “ tradition ” européenne. Cf. La Crise de la culture (Between Past and Future), Gallimard, Folio, Paris, 1972.
[20]Claude Karnoouh, L’Invention du peuple. Chronique de Roumanie, op. cit., chap. IV.
[21]Ibidem, Cf. chap. V.
[22] Claude Karnoouh, “ The End of National Culture in Eastern Europe ”, in Telos, n° 89, Automne 1991, New York, pp. 132-140.
Claude Karnoouh, “ Le musée national d’art populaire et le piège du nationalisme ”, in Revue des Études slaves, LXIV/4, 1992, pp. 697-704.
Pour une description des danses macabres engendrées par cette unification dans la différenciation nationale, cf. John Reed, The War in Eastern Europe, Charles Scribner’s sons, New York, 1916.
[23] Pour une vision réaliste de l’effroyable cruauté de cette volonté d’élimination, cf. Howard Zinn, A People’s History of the United States. 1492-Present (deuxième édition), Harper, New York, 1995, chap. I, “ Colombus, the Indians, and the Human Progress ”.
[24]Il ne serait pas dénué d’intérêt de s’interroger pour savoir si sous un même nom, communisme, le régime chinois n’aurait pas, de fait, procédé à une radicale mutation socio-économique, se transformant en dictature d’une élite venue du parti, pour mettre en œuvre un développement capitaliste radical tout en conservant et le pouvoir politique et une partie des bénéfices économiques ? Or, des exemples venus d’Amérique latine ou d’Asie du sud-est nous ont appris combien un capitalisme puissant peut s’accommoder d’une politique dictatoriale. C’est là une application des thèses de l’économie ultra libérale de l’école de Chicago qui a toujours délié liberté économique et liberté politique.
[25]Théodor W. Adorno, Minima Moralia, Payot, Paris, 1980.
[26]Hannah Arendt, De l’impérialisme, Calman-Lévy, Paris, 1982. Cf., p. 13.
[27]Cf. l’article du directeur la National Space Society, Robert Zubrin, “ Mon plan pour coloniser Mars ”, in Technology Review, Cambridge Massachusetts, traduit dans Le Courrier international, n° 348, 5-9 juillet 1997. On peut y lire : ” Comment peut-on garantir une société libre, égalitaire et démocratique si elle n’a plus d’espace pour se développer. ” ?
[28]Sur ce thème il convient de lire les deux essais en tous points remarquables de Philippe Forget et Gilles Polycarpe, L’Homme machinal, Syros, Paris, 1991 et Le Réseau et l’infini. Essai d’anthropologie philosophique et stratégique, Économica, Paris, 1996.
[29]Cf. “ Ethnicity and Multiculturalism ”, chap. 14 in, The Cultural Studies, sous la direction de Simon During, Routledge, Londres et New York, 1993.
[30]Georg Lukács, Studies in European Realism, Grosset and Dunlap, New York, 1964.
[31]Les médecins décrivent la fin des années 1990 comme les année du Prozac. Cf. Claude Karnoouh, “ Faut-il soigner les toxicomanes ou la société ? Considérations amorales sur le postmoderne ”, L’Harmattant, in Les Journées de Reims pour une clinique du toxicomane., Paris, 1997.
[32]Jean Baudrillard, La Transparence du Mal, Galilée, Paris, 1994.
[33]Cf. Remo Guidieri, L’Abondance des pauvres, Seuil, Paris, 1984.
Claude Karnoouh, “ L’Europe existe-t-telle encore ? ”, cf. chap. 9, infra.
Claude Karnoouh, Adieu à la différence. Essais sur la modernité tardive, Arcantère, Paris, 1993.
[34]Cf. Gérard Granel, “ Les années trente sont devant nous ”, in Les Temps modernes, février 1993, Paris. A travers cette citation, je tiens à rappeler tout ce que je dois à la pensée de Gérard Granel pour ce qui concerne la mise à découvert du travail de l’infinité dans la modernité.
[35]Cf. Jean-Christophe Rufin, La Dictature libérale. Le secret de la toute puissance des démocraties au 20e siècle, Jean-Claude Lattés, Paris, 1994.
[36]Il s’agit d’un très bref résumé de la thèse de Berdiaev, Sens et origine… op. cit., que j’ai développée au chapitre précédent.
[37]Cf. Anne Phillips, “  Why Worry about Multiculturalism ? ”, in Dissent, Hiver 1997, New York, pp. 57-63.
[38]Pour une histoire complète de la naissance de la problématique du multiculturalisme aux États-Unis, voir l’imposant ouvrage de synthèse de Denis Lacorne, La Crise de l’identité américaine, Fayard, Paris, 1997. Ce que révèle ce travail, c’est le conflit originel américain entre les assimilationistes et les non-assimilationistes. Or, ceux-ci ne posent pas le problème fondamental de la différence culturelle en sa radicalité (sauf pendant un temps, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle à propos des asiatiques), à savoir que, pour l’essentiel, il s’agit de débats intra-européens, s’articulant autour du même fond métaphysique, entre les membres des diverses religions du livre. Antipapisme, conflits entre catholiques irlandais ou italiens, entre Européens d’Europe du Nord et d’Europe du Sud, balkanique ou orientale, etc. Les anti-assimilationistes regardent les “ Latins ” comme incapables de s’intégrer aux valeurs ethico-politiques du “ bon américain ”, définies soit selon la conception de la tolérance comme principe universel légué par les Pères fondateurs (cf. p. 82), soit selon le racisme social néodarwiniste prévalant à la fin du siècle dernier. Ce qu’il convient de retenir, c’est que, grâce à l’exceptionnelle croissance économique américaine (et ce en dépit des crises porteuses de conflits “ interethniques ” parfois fort meurtriers, cf. pp. 154-155, p. 188) les prétendus inassimilables se sont toujours assimilés, acceptant dans ce mouvement les fondements de la démocratie politique américaine, mais refusant le plus souvent les possibilités de démocratie économique aux émigrés nouveaux venus. Cette opposition entre démocratie politique et démocratie économico-sociale avait été déjà relevée avec force par Hannah Arendt dans son Essai sur la révolution, Gallimard, Les Essais, Paris, 1967.
[39]Anne Phillips, op. cit.
[40]La Roumanie fait partie de ces lieux. Ainsi, de jeunes et brillants ingénieurs informaticiens, travaillant pour des entreprises d’Europe occidentale, élaborent et fabriquent des programmes pour un salaire de 400 DM par mois. En Allemagne, pour un semblable travail, un jeune ingénieur possédant des qualifications identiques exige un salaire mensuel de 4000 DM !
Pour ce qui concerne les intérêts généraux des États-Unis, cf., A. M. Rosenthal, “ Trade is Clinton’s Foreign Priority. Democracy and Rights be Damned ”, in International Herald Tribune, jeudi 28 novembre 1996.
Sarah Anderson et John Kavanah, “ Multinationales. Vers un apartheid économique ”, in The Baltimore Sun, traduit dans Le Courrier international, n° 31, 5-11 décembre 1996. Les deux auteurs sont chercheurs à L’Institute for Policy Studies de Baltimore.
[41]Voir à ce sujet une série d’articles parus dans la presse américaine. Cf. Frank Rich, “ Un flot de belles paroles ”, The New York Times (traduit dans Le Courrier international, n° 349, 10-16 juillet 1997. Cf. Elijah E. Cummings, “ Repeindre la maison qui brûle ”, in The Afro Amarican Newspaper, (traduction, Ibidem). L’auteur remarque : ” Ce que le Président des États-Unis et nombre d’Américains ne parviennent pas à comprendre, c’est que l’on ne peut entamer un dialogue sur les relations interaciales sans s’attaquer aux graves problèmes économiques, sociaux et écologiques qui attisent l’incompréhension entre Noirs et Blancs. Tant que nous ne serons pas prêts à débattre des causes profondes du chômage, de la pauvreté, de la faim, ainsi que des disparités en manière de logement, de santé et d’éducation, il est prématuré de parler de réconciliation entre communautés. ”. Enfin, l’article de Jack E. White, “ Et les quarante âcres ? Et le mulet ? ”, in Time (traduction, Ibidem). En résumé, il y est écrit qu’il ne sert à rien de présenter ses excuses aux descendants des esclaves, si l’on ne s’attaque pas à la situation présente en créant un fonds spécial pour éradiquer la pauvreté des Noirs, ce à quoi s’opposent ensemble, malgré les belles paroles et la défense sans faille du multiculturalisme, le Président Clinton et les élites blanches américaines démocrates.
[42]Cf. l’excellent ouvrage de John Fekete, Moral Panic. Biopolitics Rising, Robert Davis, Montréal-Toronto, 1994.
[43]Op. cit., A cet égard l’article d’Anne Phillips est exemplaire en raison même de l’absence de la sphère économique de son analyse d’un possible multiculturalisme harmonieux, lequel, tout compte fait, n’est autre qu’une version renouvelée de la citée idéale néoplatonicienne.
[44]L’abondance de termes anglo-américains aux connotations difficilement traduisibles en français, permet au lecteur de saisir combien cette langue construit l’horizon de sens de la société américaine contemporaine.
[45]Parmi les républicains favorables aujourd’hui simultanément à l’ouverture des frontières et au libre-échange on trouve “ … les idéologues libertaires (dans la tradition de Hayek et de Milton Friedman) et des industriels représentants des entreprises high-tech… Dans la perspective libérale, les immigrants constituent une main-d’oeuvre idéale, docile, disciplinée, hard-working, et à terme parfaitement assimilable… ”, Cf. Denis Lacorne, op. cit., pp. 188-189. On le constate, une fois encore, le multiculturalisme est consubstantiellement lié au déploiement de la troisième révolution industrielle.
[46]Les tenants du multiculturalisme ont beau plaider pour l’Affirmativ action, il n’empêche, celle-ci ouvre tous les bénéficiaires de cette loi à la même pensée de la science et de l’économie. La seule différence qu’elle engendre se tient dans les actions-réactions des communautés qui en seront bénéficiaires et de celles qui y verront la perte de leurs avantages. Ce n’est là qu’une des nombreuses faces de l’unification du monde, tant et si bien qu’à terme on peut imaginer l’Amérique déchirée par de violents conflits “ ethniques ” aux enjeux économiques, entre groupes parlant la même langue, comme, à sa manière, l’Ulster, déchiré entre catholiques et Unionistes, en fournit un bon exemple.
[47]Ce thème d’un nouveau type de conflits déchirant la société américaine a été mis en scène par Richard Rorty dans un essai de fiction politique. Cf. Richard Rorty, “ Le grand retour de l’État-providence ”, cité in Le Courrier international, n° 320-321, 19 décembre 1996)
[48]Sarah Anderson et John. Kavanagh, op. cit., “ Le mouvement de concentration des entreprises aggrave les inégalités dont nous faisons tous les frais parce qu’il érode la cohésion sociale. […] les entreprises n’ont de comptes à rendre à personne. ”
[49]Frédéric F. Clairmont “  Ces deux cents sociétés qui contrôlent le monde ”, in Le Monde diplomatique, n° 517, avril 1997.
Frédéric F. Clairmont et John. H. Kavanagh, The World in their Web : the Dynamic of Textile Multinationals, Zed, Londres, 1981.
[50]“ That tendency (multiculturalism) has in recent years been reinforced by weakening of the traditional concept of America melting pot. That results in a loss of sense of “ common purpose ” on which we must depend to establish a national consensus. Ethnicity has become the norm and to speak of the national interest in the abstract is simply to invite a rebuke. ”. L’ancien Secrétaire d’État à la défense, James Schlesinger, dans “ A Commencement Address at the University of North Carolina ”, publiée dans l’International Herald Tribune, le mercredi 4 juin 1997.
[51]George Soros, “ The Capitalist Threat ”, in The Atlantic Mounthly, février 1997.
[52]William Pfaff, “ U.S.-British Capitalism or Europe’s Model of Social Capitalism ”, International Herald Tribune, le 15 décembre 1995 et “ Sommation à l’orthodoxie ”, in Commentaire, Été 1997, vol 20, n° 78, Paris.
[53]Richard Rorty, “ Back to Class Politics ”, in Dissent, Hiver 1997.
[54]Gheorghe Gheorghiu Dej, premier secrétaire du Parti communiste roumain de 1945 à 1963.
[55]En effet, si les Roumains (orthodoxes, puis à la fin du XVIIIe siècle, en partie grec-catholiques) sont comptés majoritaires dans les campagnes transylvaines depuis les premières analyses protodémographiques du XVIIIe siècle, les villes, en fonction d’une politique d’exclusion pratiquée par les autorités royales, catholiques ou réformées hongroises d’abord, par les autorités impériales autrichiennes et catholiques ensuite, étaient demeurées, jusqu’au milieu du XXe siècle, essentiellement hongroises ou allemandes. Certes, l’Union de 1919 avait permis d’inverser peu à peu cette situation, mais il fallut attendre la politique volontariste et autoritaire engagée par le Parti communiste à la fin des années 1950 pour que la démographie urbaine de Transylvanie soit véritablement inversée.
[56]Cluj possède un théâtre et un opéra d’État de langue roumaine, un théâtre et un opéra d’État de langue hongroise, mais un seul orchestre symphonique.
[57]Deux exemples remarquables suffiront. Depuis 1990, aucun des grands textes de l’école sociologique hongroise des années 1970-1980 n’a été traduit, et, simultanément, aucun des deux grands esprits tchèques contemporains, le romancier Hrabal et le philosophe Patochka n’ont fait l’objet de traductions et de commentaires en Transylvanie.
[58]Une récente enquête de sociologie menée par deux maîtres-assistants hongrois de la section de sociologie de l’université de Cluj donne des résultats qui méritent attention. Ainsi, une majorité d’étudiants hongrois des disciplines humanistes montrent une préférence pour des sections hongroises autonomes dans le cadre d’une université unie. (Enquête et résultats présentés et interprétés par Nándor Magyari et István Horváth au mois de février 1997).
[59]Lors de l’inauguration du premier restaurant MacDonald de Cluj, le président américain de la filiale roumaine de cette chaîne de restauration rapide a fait savoir “ qu’il n’était pas venu ici pour comprendre les problèmes politiques et culturels de la Transylvanie, mais pour faire de l’argent. ” Cf. Adevàrul de Cluj, le vendredi 20 mai 1997.
[60]Il convient de rappeler que seuls les citoyens polonais, ainsi que ceux de l’ancienne Tchécoslovaquie et de Hongrie, peuvent voyager en Occident sans visa.
[61]Ainsi, il existe au sein du parti hongrois (UDMR) un lobby qui souhaiterait l’autonomie de l’enseignement supérieur hongrois en déplaçant l’université à l’Est de la Transylvanie, au milieu du pays des Séklers, dans l’une ou l’autre de ses petites villes, la coupant ainsi de ses anciennes institutions culturelles, de ses grands lycées, de bibliothèques universitaires séculaires et des centres culturels étrangers qui, depuis 1990, se sont installés dans la capitale de la Transylvanie.
** La rédaction de ce paragraphe doit beaucoup aux nombreux entretiens que j’ai eu avec mes collègues des départements de sociologie et de philosophie, mes amis et mes étudiants roumains et hongrois. Parmi ceux dont les suggestions ont nourri mes réflexions je souhaiterai rappeler plus particulièrement Sorin Antohi, Aurel Codoban, Péter Egyed, Monica Getz, Andor Horváth, István Horváth, Lászlo Kerékes, Marius Lazar, Ciprian Mihali, Adrian Sîrbu, Cristina Stihi et Marius Tabacu. Je me dois de souligner combien le travail de Kinga Mandel (mon étudiante en quatrième année de sociologie) m’a fourni une précieuse description des relations entre les étudiants roumains et hongrois. Enfin, et last but not least, les remarques critiques de Michaël Shafir m’ont aidé à préciser la formulation de certaines de mes interprétations. Il demeure entendu que je suis le seul responsable des faiblesses ou des erreurs d’interprétation qui apparaîtraient ici et là dans le cours de ce texte.

Tranches de vie roumaine

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Quelques scènes prises sur le vif en Roumanie... pays membre de l'UE... et qui reçoit des sommes très substantielles afin de réhabiliter ses infrastructures...


Celui et celle qui sait, saura fort bien de quoi il est ici question… et c’est en hommage à leur humanité et à leur honnêteté que j’ai écrit ce petit texte sous l’empire d’une sainte colère.


Je lis dans la presse, en l’occurrence dans Adevàrul (La Vérité) du lundi 11 juillet 2011 qu’en Transylvanie la conservation des monuments historiques et des sites archéologiques est menacée pour des raisons et financières et d’impéritie. Aussi, comme personne ne dit mot, les dégradations vont-elles bon train, non seulement en Transylvanie, mais encore à Bucarest (rue Berzei, le marché Matache, parmi bien d’autres exemples) et ailleurs aussi (l’ensemble des tilleuls de Bràila coupés en une seule nuit sur ordre du maire !!!). Mais a-t-on entendu parlé jamais en Roumanie d’une véritable opinion publique ? Ah certes oui, il y a ceux qui vocifèrent en s’auto-intitulant la société civile, ou le dialogue social... Vaste rigolade, les uns sont à proprement parler le monologue social, et les autres, en général les mêmes, sont autant la société civile que moi comme moine tibétain. Oui, on les entend morigéner du haut de leur savoir le président de la République qui dit certes d’énormes bêtises historiques, lesquelles, au bout du compte, n'affectent en rien la vie du pays, un énième bla-bla-bla électoraliste de plus sans grandes conséquences, un feu de paille agitant deux ou trois jours les médias, puis basta, terminé, on passe à autre chose. Cependant, ces démocrates intransigeants gardent un silence épais lorsqu'il s'agit d’activités qui affectent directement la vie quotidienne de la majorité, dès lors que ces activités mettent en jeu argent, spéculation de toutes sortes, et donc le gros business... Agissant ainsi, ces « honnêtes » gens ne font que garantir leurs privilèges de laquais des pouvoirs d'argent et des pouvoirs politiques, ce qui en Roumanie est à peu près la même chose tant la symbiose entre les deux est forte... Il faut à ce sujet observer par exemple ce qui se passe dans le département de Teleorman fief du PSD et de son patron, un très gros businessman du cru, ancien officier de haut rang de la Securitate d’après ce que les gens du lieux affirment sans détour.
Ainsi certains déplorent la démolition et la dégradation de monuments, de bâtiments, voire de quartiers ayant une valeur historique ou esthétique certaine... mais combien de personnes se mobilisent-elles après avoir laisser des années durant les choses aller à vau-l'eau? Pourquoi ses âmes devenues sensibles se réveillent-elles aussi soudainement ? N’est-il pas bien trop tard ? Cette démolition en règle du pays n’est-elle pas devenue rédhibitoire ? Car cette dégradation a commencé depuis la chute du régime communiste qui lui-même n’était pas un modèle de prudence quant à la conservation des monuments et des quartiers historiques. Je me souviens, quand j’enseignais à l’UBB (Université de Cluj), entre les années 1991-2003, avoir signalé plusieurs fois à la direction locale du patrimoine et au directeur général de l’époque les dégradations irréversibles que d’aucuns pouvaient constater en Transylvanie du Nord, surtout de belles petites églises de bois, ou de très anciennes maisons, et tous ces petits manoirs qui s’échelonnent le long de la vallée du Mures. Jamais il n’a été de donné de réponse à mes questions, ne serait-ce une excuse, fût-elle un simulacre, disant par exemple : « il n’y a pas d’argent ». La seule restauration de grande envergure entreprise dans la région a été celle du château des comtes Banffy dans la campagne voisine de Cluj à Bontida, avec son somptueux parc, entreprise se réalisant sous l’égide d’une fondation d’État hongroise et d’une fondation privée anglaise (celle du Prince Charles qui restaure d’autres lieux dans toute la Transylvanie dont il est devenu passionné). Et ensuite les Roumains « verts » voudraient qu’on respecte les élites quelles qu’elles soient, quand elles sont incapables du moindre effort pour le mettre en valeur et en conserver les joyaux. A ce sujet il convient d’observer la ruine de l’architecture rurale du Maramures et l’Oas réalisée par les habitants du lieux qui ne respectent aucune loi, aucun règlement, avec la complicité des autorités locales et régionales totalement corrompues qui ferment les yeux. Tant pis, ils tuent la poule aux œufs d’or d’un tourisme rural en devenir et paieront au centuple cette ruine.
Passons à présent à une autre tranche de la vie roumaine. J’engage tous les lecteurs de La pensée libre passant par la Roumanie à faire un tour dans les hôpitaux des centres départementaux. Le spectacle ne manque pas de sel, et, si j’ose dire, ni de poivre ! Par exemple, je me trouvais le samedi 9 juillet à Galati (grande ville portuaire sur le bas Danube), à la morgue où j'accompagnais une amie qui apportait les habits nécessaires pour habiller un sien parent disparu. Ce que j’ai vu m’a laissé sans voix, sidéré. Une fois descendu les escaliers qui mènent du rez-de-chaussée au premier sous-sol où se trouvent les couloirs de la morgue, je tombe sur des lits-brancards où gisaient au vu et au su de tous des cadavres, par même recouvert d’un linceul, parfois une couche culotte pour cacher le sexe, mais certains entièrement nus... exposés là, dans la déchéance de leur corps inutile, rebus humains délaissés, chairs à l’abandon dans leur rigidité de cire... les employés passent et repassent, prennent les habits qu’on leur porte, parlent avec une certaine dureté, reçoivent de bons bakchichs ; et puis nous sommes repartis en longeant les cadavres. Une terrible envie de pleurer m’a envahi en sortant et si je n’ai pas éclaté en sanglots c’est parce que la personne que j’accompagnais était plongée dans la détresse de son propre deuil et n’avait guère besoin en plus des manifestations de ma tristesse métaphysique. Et puis la visite continue, nous parcourons les couloirs pour rejoindre le service de médecine où la malade est morte,  ici et là je vois des chiens errants qui dorment tranquillement dans les recoins des corridors y compris dans les étages... ils sont calmes, silencieux, respectueux de la tranquillité des malades… les garderaient-ils ? Ils sont là, tout à fait chez eux. J’ai interrogé un gardien : « Et les chiens errants? », « Cest ainsi Monsieur, me fut-il répondu avec un calme désarmant ! »… puis, il y a les chambres où sont entassés les malades, avec l’odeur fétide de mort qui rode partout et leur charme spécifique, les cafards qui courent le long des murs en longeant les icônes accrochées à la tête des lits. Salut, chiens errants et cafards dans l’hôpital, cela pourrait très bien  représenter le symbole de la Roumanie postcommuniste … Puis nous sommes repartis vers d’autres démarches administratives. Puis nous avons transporté le cercueil dans une Dacia corbillard brinquebalante, une véritable antiquité qui devait avoir au moins trente à quarante ans ! Bakchich au vieux chauffeur harassé sous la chaleur tropicale de ce mois de juillet ; puis on est repartis vers le cimetière, là on a règlé la concession à perpétuité, puis on a visité le lieu de la future tombe, perdu au fin fond de l’immense cimetière, suivi d’une discussion technique avec un fossoyeur chef, un type costaud et sympathique et quelque peu maffieux, encore et toujours des prix très élevés pour des travaux simples, on devine le bakchich inclus directement dans la note ; puis nous repartons en direction de la maison de pompes funèbres de l’église du quartier où sera dite la messe de la veillée du mort et, le lendemain, celle de l’enterrement proprement dit, et il faut toujours payer, et à prix fort, tous les ingrédients nécessaires au rite plus, une trouvaille géniale obligatoire, l’achat d’un « kit » de funérailles, une petite icône, une croix en cire mise entre les mains du mort et un cierge enroulé en spirale posé sur son ventre, une bougie dans un étui rouge et de l’encens pour l’ostensoir. Le lendemain au cimetière, don de serviettes à profusion, d’une couverture et de nourriture aux pauvres qui suivent depuis l’église et à ceux qui attendent au cimetière (il y a là des professionnels de la « pomana mortului », la « charité du mort »), et toujours les bakchichs, à la femme qui aide au rite dans l’église, au sonneur de cloche, puis à nouveau au chauffeur du corbillard qui transporte le cercueil jusqu’au cimetière, aux six garçons suppléants du fossoyeur chef qui creusent la fosse et y descendent le cercueil, et enfin les émoluments dus au prêtre et au diacre qui donne le répons. On comprend, pour la BOR (Eglise orthodoxe roumaine) et ses adjuvants laïques, les rites de passages, les baptêmes, les mariages et les décès sont un excellent business dont la matière première est à peu près inépuisable. Mais pourquoi donc payer pour des sacrements quand les prêtres ont d’honorables salaires ? Le salut n’est pas une chose qui s’achète me semble-t-il, il tient de la foi et les sacrements devraient être gratuits, ce qui manifesterait le plus haut sentiment de charité chrétienne de la part des serviteurs de Dieu s’il n’en étaient pas malheureusement les bureaucrates… Et puis tous ces pauvres qui viennent à la pitance de la « pomana mortului », car il y avait plusieurs défunts dans la chapelle mortuaire où reposait le nôtre et les gens attendaient les pauvres, il fallait qu’ils soient là les pauvres pour que la charité bureaucratique et bigote soit accomplie. Car il y a quelque chose d’obscène dans cette ritualité convenue, non pas dans le geste même de la charité, Dieu m’en garde ! mais dans la manière dont celle-ci est accomplie ce jour-là, avec une ostentation bigote pour une majorité (sauf exception, comme la simplicité humaine de mon hôtesse), et la plupart du temps jamais dans la vie quotidienne alors que sans-abris et mendiants de toutes sortes nous cernent journellement.
Que peut-on attendre d'un pays européen où de telles choses se passent au début du XXIe siècle? Quel crédit donner à l'intelligentsia dont la majorité se vautre dans la fange de la servitude volontaire pour un plat de lentille et une poignée de dollars... Le pays est une ruine, non seulement une ruine économique, mais une ruine morale générale tandis qu’une majorité d'intellectuels se taisent et acceptent que le peuple vivent dans des conditions scandaleuses en ce début d’un nouveau millénaire, celui de la techno-science triomphante. Mais ici, ce n'est pas le maintient d'un patrimoine culturel de valeur ou d’un système de santé public de qualité qui compte car cela ne rapporte pas d'argent dans les portefeuilles privés... (voir à ce sujet le scandale du business des transplantation rénales à l’hôpital Fundeni de Bucarest). Car, lorsque ces intellectuels en renom sont malades, ils partent se faire soigner à l'étranger, comme les politiciens, les journalistes vedettes et les businessmen and women... Pour ces bonnes âmes, donneuses de leçons de morale ou d’histoire ou de mépris, le peuple roumain dans sa généralité et sa diversité n’est bon qu’à payer les impôts et les taxes diverses qui servent entre autre chose à grassement rémunérer ceux qui proposent la privatisation généralisée de tout, sauf de leur salaire public… le peuple est donc sommé de se taire, d’embrasser la main des popes et des évêques, et, last but not least de louer les "boierii mintii" à la demande (litt. les boyards de la pensée, plus proche du français, les « aigles de la pensée »)...
Qui parle ose donc parler de la Roumanie comme d'un pays civilisé aujourd'hui... Sous le régime communiste, pour les anthropologues, la Roumanie avait naguère le charme des pays archaïques en voie de développement (avec toutes ses limites et ses défauts nombreux), maintenant que l'archaïsme a été tué par le capitalisme sauvage bien plus rapidement que par l'industrialisation communiste, il ne reste plus que la sauvagerie d'une postmodernité néo-féodale et népotique sans foi ni loi...
Pensez à cela brave gens quand nos politiciens occidentaux (aussi corrompus que les politiciens roumains, mais le pratiquant avec plus de style) et nos ambassadeurs souvent arrogants viennent sur les bord du Danube pour vous vanter les bienfaits de l'UE.... Depuis son extension à l'Est ex-communiste, l’UE est une machinerie néocoloniale, une pure machine à faire du fric pour le grand capital occidental sur le mode « take the money and run »... le reste, les petits bénéfices, les petits avantages des bureaucraties culturelles et universitaires ne sont que des amuse-gueules. Les petites bourses données ici ou là à des universitaires ou à des étudiants, les séjours en résidence "créatrice" de quelques semaines offertes ici ou là à des artistes plasticiens, des écrivains ou des poètes sont les miettes du gâteau charitablement distribuées pour faire taire les consciences... Comme s'il fallait être en résidence pour faire une œuvre que l'on porte en soi : Baudelaire avait souvent pour résidence les bordels, Cézanne sa modeste retraite provençale comme le poète René Char, Apollinaire l'entre-cuisse de ses maîtresses, puis les tranchées de la Guerre de 14-18, Proust sa chambre et les bordels homosexuels, Céline son cabinet médical, Montale son petit appartement de Milan, Hrabal une vie très modeste dans Prague communiste, Pollock son atelier et l’alcool, Basquiat le métro de New-York et la drogue, Heidegger la modeste cabane dans la Schwartzwald, etc…
A celui qui a choisi pour des raisons personnelles de vivre là, aux rives de l’Ister[1]… et qui connaît le pays depuis maintenant quarante ans, il lui arrive d’être parfois envahi d’une infinie tristesse, mais aussi d’une rage impuissante à voir les parvenus se pavaner comme des fats, cyniques et arrogants avec les inférieurs, soumis comme des valets fripons avec les puissants.
Claude Karnoouh
Bucarest le 11 juillet 2011


[1] Nom poétique donné au bas Danube par Hölderlin.

Continuité et occultation

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Art et politique en Europe postcommuniste : l’exemple du musée de l’art socialiste de Budapest*

Prologue


Entre 1989 et 1997, les effets de la chute des régimes communistes de l’Est européen ont inspiré quelques films d’une rare perspicacité. Semblables aux grands romans naturalistes du XIXe siècle, chacun, conçu comme un fresque, nous offre une métaphore de ce moment inouï de notre histoire[1], et, parmi ceux-ci, par son ambition, Le Voyage d’Ulysse se présente à coup sûr comme l’un des plus somptueux. Une scène servira à illustrer mon propos, celle où le héros, un grec américain originaire de Constanta en Roumanie, part en quête d’un passé balkanique dès longtemps déchiré de violents conflits entre des peuples récemment libérés de la domination ottomane, au moment où brusquement ils accèdent au statut d’États-nations modernes. De retour dans la ville de son enfance, il entreprend de remonter le Danube depuis son embouchure jusqu’à Belgrade. La grande barge qui l’y conduit est lourdement chargée d’une gigantesque statue de Lénine destinée à grossir les collections d’un musée allemand. Tout au long de son chemin, le héros défile lentement non loin des berges limoneuses du grand fleuve ; là, il rencontre des pêcheurs, vieux-croyants russes venus d’un autre âge, s’étonne des théories de cargos rouillant au mouillage, embrasse du regard de colossales ruines industrielles et des villages miséreux, entrevoit, au sommet des rives, des gens hagards, fixant, comme hypnotisés, cet étrange colosse de pierre blonde au flanc duquel un homme contemple un spectacle qui l’étonne bien plus que la découverte, aujourd’hui banale, d’une quelconque île exotique.
La dissonance entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest demeure. Entre un monde épuisé par un frénétique développement industriel et urbain et un monde qui a déjà accompli la troisième révolution moderne — celle de l’électronique et de l’informatique ; entre un monde où toutes les choses du passé communiste — comme le réalisme socialiste — sont honnies et moquées, et celui où tout devient marchandise et objet de musée, le contraste perdure.[2] Un Lénine figé dans sa pierre monumentale entre dans un musée occidental, tandis qu’en Europe de l’Est tous cherchent à l’oublier… En dépit d’une mutation économique radicale, une nouvelle incarnation du contraste Est/Ouest se manifeste dans ce rapport au passé.

Construction et destruction


La mise en scène esthétique du pouvoir politique par lui-même n’est pas un phénomène propre aux régimes dictatoriaux du XXe siècle. Depuis la naissance de la civilisation urbaine, dans la cité où se tient le centre du pouvoir, des monuments, des statues, des bas-reliefs, des peintures murales, ont représenté, symbolisé, mis en formes allégoriques et symboliques le pouvoir du moment, que des pouvoirs postérieurs ont détruit.[3] Dès lors qu’il y a Cité-État, ville royale, capitale d’un État, quelle que soit la forme du pouvoir politique, il y a mise en scène esthétique du politique.
Plus tard, le déploiement de la modernité mit en scène les représentations d’entités politiques et sociales abstraites : la République, la liberté, l’égalité, l’Etre suprême en France, la Germanie en Allemagne wilhelmienne, la Constitution, la Paix entre les peuples, telle ou telle doctrine, etc. On y vit encore la mise en œuvre de cultes de la personnalité que l’on avait crû dépassés par l’avènement de l’empire de la Raison raisonnante et raisonnable. Ainsi, allégories et symboles coexistèrent avec des représentations plus personnalisées du pouvoir. Aucun système politique n’y échappa, pas même les Etats-Unis avec les sculptures des premiers présidents de l’Union taillées au flanc du mont Skidmore.
En Union soviétique, après l’explosion des multiples avant-gardes, leur mise au pas, commencée à la fin des année 1930, puis à la fin des années 1940 par les États communistes d’Europe centrale et orientale, apporte de puissantes contributions à l’expansion de cette production esthético-politique.[4] Parmi elles, plus que la peinture de chevalet, le graphisme (avec des affiches où subsistent encore des procédés avant-gardistes acceptés dans les années 1940) et la statuaire, parce qu’ils sont exposés directement à la vue quotidienne des passants, parce qu’ils occupent des lieux dans la ville où le pouvoir réalise son auto-affirmation par des cérémonies qu’il organise, et explicitent ainsi plus clairement les enjeux politiques de l’esthétique. Après 1948, la statutaire des lieux publics des pays d’Europe centrale et orientale, devenus le glacis soviétique, subit une profonde transformation, et nombre d’œuvres installées sous les anciens régimes y furent détruites ou soustraites au regard pour être remplacées par de nouvelles, produites selon les canons du réalisme socialiste tel que Jdanov les fixa en 1947, après les hésitations et les conflits des années 1930 en Union soviétique.
En 1989, la chute du communisme entraîne une nouvelle transformation, dont les significations politiques, sociales et esthétiques révèlent les nouveaux référents symboliques grâce auxquels ces sociétés en « transition » s’identifient au nouveau cours « démocratique et libéral » du politique, du social, de l’économique.
Ce qui change aujourd’hui n’est pas la statuaire réaliste socialiste de l’époque stalinienne. Après le XXe Congrès du PCUS, et surtout à la suite de ses effets en Europe centrale et orientale — les révoltes et les révolutions qui ébranlèrent la Pologne, la R.D.A. et surtout la Hongrie — la situation se compliqua. Staline ne fit plus l’objet du culte quasi mystique qui lui était rendu sous la forme de portraits et de statues gigantesques . On revint à Lénine et à une sélection de figures de l’histoire nationale acceptables par les dogmes marxiste-léninistes — par ailleurs fluctuants — appliqués à l’histoire politique et sociale, tout en continuant à favoriser les représentations des acteurs collectifs privilégiés de la société communiste en construction : les divers types de « travailleurs », l’ouvrier industriel et agricole, le soldat de l’armée populaire, le savant et l’intellectuel reconnu, le sportif, le cosmonaute. Certes, nombre de sujets demeurent d’emblée exclus : bien sûr les collaborateurs des régimes fascistes ou nationalistes, mais encore les exclus de gauche ou de droite du mouvement communiste international ; il n’empêche, une continuité se fait jour qui, de facto, rompt avec la tabula rasa du passé pour donner à voir des héros historiques « bourgeois »[6]. Une lente réhabilitation de l’histoire nationale s’élabore selon diverses modalités, au fur et à mesure que chaque pays communiste déploie ses propres inclinations dans la manière de renouer avec son passé.[7] Mais, quoi qu’il en fût, il s’agissait toujours de lire l’histoire nationale dans la perspective de la fabrication de l’« homme nouveau ».
Cette deuxième phase du communisme en Europe centrale et orientale est marquée par un développement sans précédent de l’urbanisme ; quand ils ne sont pas défigurés, voire détruits, de gigantesques banlieues viennent enserrer les centres historiques des villes. Dans ce mouvement, qui n’est, au bout du compte, que l’une des formes du déploiement de la modernité, des espaces publics sont occupés par la statuaire propre à cette deuxième période. C’est cette statuaire qui, après la chute des pouvoirs communistes, subit une importante transformation.
Ce n’est guère là un phénomène original. Destructions et reconstructions de statues et de monuments occupent une place de choix dans l’histoire européenne médiévale, moderne et contemporaine. Si certains sont surpris de ces transformations, cela tient à une double vision du monde qui domine aujourd’hui les esprits. D’une part, on s’étonne qu’en un siècle où la Raison aurait dû triompher, des destructions incommensurables, qu’elles soient le fait de la guerre totale ou de l’urbanisme moderne, ont bouleversé de fond en comble des paysages urbains qui, longtemps, s’étaient développés en cercles concentriques autour des premiers centres historiques[8]. D’autre part, notre temps est travaillé par l’obsession de la conservation, qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a transformé la plupart des villes d’Europe occidentale en musées. De ce point de vue, l’Europe orientale manifeste un décalage certain avec l’état d’esprit occidental ; ici, la muséographie des villes, hormis Prague, Ljubljana ou Budapest, n’est pas encore entrée dans les mœurs communes. Aussi le passé récent, surtout s’il devient un passé honni, a-t-il perdu toute valeur représentative. A cette différence il convient d’ajouter l’ambiguïté des critères esthétiques du réalisme socialiste. En effet, si le dogme réaliste socialiste apparaît essentiellement comme une réaction aux avant-gardes cubistes, formalistes, constructivistes ou suprématistes, celui-là n’a jamais, comme ceux-ci, repoussé les œuvres classiques de l’histoire de l’art européen, mais, selon une orientation dictée par Lénine, le cours nouveau de l’histoire devait faire apparaître un autre sens, peut-être plus caché, et cependant plus en conformité avec le matérialisme historique, afin d’œuvrer à l’éducation politique du peuple.
« Le marxisme […] loin de rejeter les plus grandes conquêtes de l’époque bourgeoise, […] a — bien au contraire — assimilé et repensé tout ce qu’il y avait de précieux dans la pensée et la culture humaines plus de deux fois millénaires. Seul le travail effectué sur cette base et dans ce sens, animé par l’expérience de la dictature du prolétariat, […], peut être considéré comme le développement d’une culture vraiment socialiste. »[9]
En bref, pour le pouvoir bolchevique, dès les années 1920 la création socialiste n’est rien de moins que l’héritage de toute la culture européenne, soumise à l’éclairage critique du matérialisme historique et dialectique : ce n’est donc pas la forme esthétique qui prime, mais bien une lecture de l’origine et du développement pour une Bildung tendue vers un nouveau destinataire, le « prolétaire-idée » selon l’interprétation qu’en donne Berdiaev.[10] Le sens de l’histoire de l’art s’élaborera désormais comme un pan d’une histoire générale regardée à l’aune du développement des forces productives.
Une fois liquidé ou remplacé le culte stalinien de la personnalité — et tout en demeurant partiellement fidèle au réalisme socialiste —, la voie était ouverte à la récupération contrôlée de certains aspects de l’histoire nationale de chaque pays communiste (ceux qui pouvaient supporter une évidente et claire réinterprétation marxiste-léniniste), si bien qu’après les années 1960, la représentation statuaire publique manifestait un syncrétisme thématique et formel, certes fortement marqué par le réalisme naturaliste propre à l’art académique du XIXe siècle, mais ouverte à des courants un peu plus modernes, naguère condamnés par le dogme jdanovien. Dans certains pays, comme la Hongrie et la Pologne on vit même réapparaître des formes statuaires proches du groupe français de l’Entre-deux-guerres, les Forces nouvelles dont Gromaire ou Lhote étaient les chefs de file. Après 1989, c’est l’ensemble hétéroclite de ces œuvres qui sera retiré des lieux publics ou tourné en dérision par des tags ou des enveloppements empruntés respectivement à Basquiat et à Christo.

Conservation, élimination, occultation


Selon la politique culturelle de chaque pays de l’Est, le traitement de la statuaire publique révèle les relations que les nouvelles-anciennes élites entretiennent tant avec l’époque communiste qu’avec les époques précédentes. En effet, les statues occupant l’espace urbain sont autant de signes qui soutiennent une interprétation historique et soulignent une mise en exergue de situations et d’événements, ainsi que les personnages en renom qui y participèrent ; en bref, la statuaire manifeste le choix d’une scénographie historico-politique, au détriment d’autres possibles.
Le musée en plein air de l’art socialiste de Budapest en offre un exemple pertinent, où complexité et ambiguïté font apparaître les enjeux politiques de la statuaire publique dans le cours de la « transition ». Il suffit de lire avec attention le catalogue qui en présente les intentions pour saisir les contradictions qui habitent les résultats obtenus[11].
Situé dans une lointaine banlieue quasi rurale, rejeté aux marges occidentales de la ville sur l’ancienne route qui mène au lac Balaton, le musée s’y est installé dans une position excentrée. Après une heure de voyage en autobus, depuis le centre de la ville on y accède difficilement ; aussi, la distance et la difficulté dissuadent-elles nombre de touristes étrangers de s’y rendre. Si la plupart des élites hongroises s’accordent présentement à vanter les mérites de l’économie capitaliste, il appert qu’une telle situation ne facilite guère l’affluence des visiteurs, et donc affecte la rentabilité du musée. Cette contradiction montre, mieux que bien des discours, l’amphibologie des relations que ces élites entretiennent avec le passé communiste.
De fait, il s’agit bien d’une mise à l’écart puisque les œuvres, sorties du contexte urbain où le pouvoir les avait placées, n’ont pas même été réinstallées dans des salles consacrées à cet effet qui auraient pu être ouvertes, par exemple, au sein du musée national d’art (Nepszépmüvézet Galeria) situé dans le bâtiment central et les deux ailes du château royal, sis sur l’une des collines de Budapest qui domine le Danube au centre de la ville. C’est bien là le « cimetière des statues » comme l’indique le titre de l’article du catalogue qui présente le musée aux visiteurs.[12] Certes, le passé n’a pas été enfoui dans quelques réserves inaccessibles de lointains musées de province, il n’empêche, l’idée de créer un « cimetière » manifeste une volonté d’expulsion hors la ville de toutes ces figures qui marquaient auparavant non seulement l’histoire politique du pouvoir communiste depuis 1948, mais aussi celle d’événements qui jouèrent un rôle important dans l’histoire politique et sociale de la Hongrie depuis la Première Guerre mondiale : les luttes de la Commune de Budapest en 1919, la répression de la « terreur blanche », l’installation de la dictature horthyste, les conflits sociaux qui suivirent, la montée du fascisme au cours des années 1930, la libération de Budapest par les troupes soviétiques.
Si l’on reprend le texte du même auteur, on y trouve le dessein de l’architecte, Akos Eleöd, concepteur du musée et réalisateur de la mise en scène des statues qui y sont exposées. On y entre par une porte monumentale de briques rouges flanquée de deux grands arcs où se tiennent les gigantesques statues des figures tutélaires du communisme : à droite, le couple fondateur, Marx et Engels, à gauche le prophète, Lénine. Cette entrée « triomphale » vise, selon son auteur, à créer chez le visiteur un « sentiment d’oppression ». Toutefois, si tel était le but, on ne comprend pas pourquoi ne s’y dresserait point une statue de Staline. En effet, pour créer un authentique « sentiment d’oppression », une majestueuse statue de Staline eût été plus efficace encore en rappelant celui qui déploya totalement la terreur rouge comme moyen de gouvernement. Ni statue de Staline, ni statues de ses émules hongrois, Rákosi et Gérö, renversés et mis à l’écart à la veille de la révolution de 1956 ; elles auraient eu pourtant légitimement leur place dans ce « cimetière » des statues, qui n’est rien moins que le cimetière de l’histoire. Malgré son excentricité topographique, le musée se veut une « présentation pertinente des statues, une représentation qui échappe à toute dérision pour formuler une critique de l’idéologie qui fut la sage-femme de ces œuvres. […] une présentation guidée par la modération d’une froide objectivité »[13]. Pourquoi, dès lors, éliminer les statues des figures éponymes du stalinisme ? De même que sont éliminées les statues représentants les diverses figures du peuple emblématisées pendant les années 1950, comme s’il était honteux de présenter sous les traits d’un naturalisme idéalisé les gens ordinaires dans leurs activités quotidiennes ou leurs loisirs. Par exemple, pourquoi ne pas avoir présenté les groupes sculptés par Lajos Ungvári, Les Lycéens (1954), Dezsö Györi, Les Gymnastes (1958), Sándor Mikus, Les Joueurs de football (1958) et Dezsö Erdei, Les coureurs de relais (1958), naguère installés dans le parc du « Stade du peuple ».
Si, comme l’affirme son créateur, l’objectif de ce musée avait été la mise en scène d’une « froide objectivité », il eut fallu une autre présentation. En effet, si Marx et Engels n’ont eu aucun rapport chronologique avec le monde des avant-gardes (quoiqu’ils aient dû connaître les premiers Impressionnistes), il en va autrement de Lénine. Même si ses goûts et son interprétation du rôle dévolu à l’art dans la nouvelle société qu’il se proposait de bâtir n’avaient rien qui puisse s’accorder avec les avant-gardes, il n’empêche, c’est sous son pouvoir que ces mêmes avant-gardes purent exprimer pleinement leur pouvoir créatif, leurs conflits et les significations politiques qu’elles leur attribuaient, au point que des trains de propagande envoyés sur les territoires reconquis par l’armée Rouge étaient décorés par les plus radicaux des futuristes, des constructivistes et des suprématistes[14]. N’est-ce pas à Tatline, artiste d’avant-garde par excellence, que fut commandé en 1919 le monument commémoratif de la IIIe Internationale et dont le deuxième modèle fut exposé à Paris en 1925, après la mort de Lénine, lors de l’Exposition internationale des arts décoratifs et de l’industrie ?[15]. Ainsi, le réalisme socialiste ne fut seul à entretenir des relations étroites avec l’idéologie marxiste-léniniste : les avant-gardes en firent autant, comme le prouve l’étonnant article de Malévitch qui, à la mort de Lénine, fit du Carré noir son icône suprématiste, son expression de l’essence contre toute représentation, figurative qualifiée par l’artiste de réactionnaire.[16]
Si, aux œuvres d’avant-gardes directement liées à l’idéologie marxiste-léniniste l’on avait adjoint la statuaire proprement stalinienne, commune à tous les pays de l’Est dont les nombreuses réalisations furent détruites ou sont dissimulées dans les réserves des musées[17], le spectacle ainsi offert n’aurait point manqué de montrer combien au XXe siècle les rapports de la politique à l’art relèvent de soubassements beaucoup plus complexes.[18] On rencontre dans cet oubli une ambiguïté qui touche aux origines mêmes du mouvement bolchevique, à la Commune de Budapest mais aussi à la libération de Budapest par l’Armée rouge au début de l’hiver 1944-1945.
Nombre d’œuvres exposées traduisent par leur forme cette ambiguïté en ce qu’elles sont des produits tardifs du communisme hongrois et portent déjà les éléments d’une modernité qui eût été refusée naguère par les censeurs du réalisme socialiste. Ainsi le mémorial dédié à Béla Kun, Jénö Landler et Tibor Szamuely ne traduit aucunement une quelconque « froide objectivité ». Il s’agit de personnages de la gauche communiste hongroise qui jouèrent un rôle important pendant l’Entre-deux-guerres. Béla Kun, chef de la Commune de 1919 fut liquidé en Union soviétique lors de la dernière grande purge en 1939 ; Jénö Landler mourut exilé en France en 1928 et Tibor Szamuely est soupçonné d’avoir été assassiné ou de s’être suicidé en Autriche, après avoir passé clandestinement la frontière en août 1919. Mettre dans le « cimetière » du réalisme socialiste ces monuments réalisés tardivement, pendant le « communisme goulasch » du kadarisme, et consacrés à ces personnages engagés dans l’époque révolutionnaire et contre-révolutionnaire qui suit immédiatement la tragédie des grandes danses macabres de la Première Guerre mondiale, c’est faire preuve d’anachronisme, car nul ne peut ignorer que parmi les premiers militants du parti communiste hongrois se trouvaient des artistes d’avant-garde qui furent appelés, comme dans la Russie bolchevique, à réaliser des œuvres (en particulier des affiches) illustrant le mouvement révolutionnaire.[19] De même, le groupe de civils et de soldats, présenté comme un théâtre d’ombres découpé dans de la tôle et dominé par un Béla Kun de bronze stylisé, aranguant cette foule sous un réverbère, rappelle la Commune et le réel soutien populaire dont elle fit l’objet lors de ses premiers mois. Du point de vue stylistique, il paraît impossible de saisir en quoi ce groupe ressort aux canons formels du réalisme socialiste. Réalisée en 1986, cette œuvre annonce déjà une facture plutôt postmoderne par la simultanéité des styles et des matériaux composites employés, et s’écarte ainsi de tous les dogmes esthétiques imposés en 1947 par Jdanov[20]. De fait, l’œuvre que l’on juge ici en l’exilant au « cimetière » n’est autre que l’histoire. Manière propre à la « transition » de jeter aux « poubelles de l’histoire » les événements du passé qui ne conviennent plus aux visions du présent. Ici la “froide objectivité » s’apparente à la chaude subjectivité de l’anachronisme.
Une même intention confuse anime la présence en ce musée du monument dédié en 1968 aux combattants hongrois des brigades internationales, dont les figures symboliques lèvent le poing, s’inspire explicitement du style de Gromaire, dont les choix formels ne devaient rien au réalisme socialiste. Ce n’est donc point la forme et son origine idéologique telle que l’a définie le créateur du musée qui est ici condamnée, mais bien le référent historique. C’est pourquoi, aucune statue avant-gardiste représentant ou symbolisant des événements engendrés par la révolution bolchevique, en Russie ou en Europe de l’Est, n’y sont présents.
Enfin les statues des deux officiers de l’Armée rouge tués en avril 1944, au moment où ils étaient envoyés exiger la reddition des troupes germano-hongroises assiégées, lèvent bien le voile sur les enjeux idéologiques du musée. Erigées en 1951, leur facture représente une fidèle incarnation des normes du réalisme socialiste. Ce référent formel légitimerait donc leur place dans ce « cimetière »  . Toutefois, les expulser de la ville revient à attribuer une signification négative à l’événement de cette libération, et, quelle que soient les critiques qu’un point de vue éthique (et non esthétique) conduit à porter sur l’Union soviétique de 1944, cette expulsion voue à l’oubli l’enjeu tragique de cette guerre, les combats sans merci menés par les deux totalitarismes, où la Hongrie eut sa part de responsabilité du côté de l’Axe, et les communistes de l’autre. C’est occulter le rôle décisif joué par l’Armée rouge dans l’épuisement de l’Allemagne nazi et sa défaite finale, et ce quel que soit notre jugement sur les erreurs stratégiques et tactiques de ses chefs et les carnages qu’elles entraînèrent.[21]
D’autres statues maintenues par le régime communiste, ou construites sous son égide, n’ont pas été mises au rebut quoiqu’elles présentent un style naturaliste-réaliste idéalisé, ou un kitsch historiciste qui n’a rien à envier au réalisme socialiste. Ainsi apparaît à un véritable regard froid la statue de Kossuth érigée sur la place du Parlement.[22] Mais ici, il s’agit d’exalter une histoire nationale tout autant mythifiée que celle du communisme. On le constate, l’enjeu de ce musée n’est pas essentiellement la question des styles et de leurs origines idéologiques, mais bien celle des titres des œuvres quel qu’en soit le style. C’est pourquoi les choix ressortissent à une question de sens. Or, de par leur position topographique, les œuvres fonctionnent dans la ville (ou plutôt à l’extérieur de la ville) comme celles produites naguère selon les canons du réalisme socialiste ou plus tard selon des critères formels plus composites permise par le kadarisme : éviction ou maintien, ensemble elles scandent une nouvelle lecture de l’histoire.
La mise à l’écart de cette statuaire composite ne vise à rien d’autre qu’à mettre entre parenthèses, par-delà l’expérience du régime communiste, un aspect essentiel de l’Entre-deux-guerres : le mouvement social, révolutionnaire, le mouvement syndical et, par-delà, pour ce qui tient de l’histoire l’art, la complexité des rapports entre les avant-gardes artistiques, les arrière-gardes académiques et les avant-gardes politiques[23]. Certes, si comme l’affirme l’auteur, ce musée ne s’apparente en rien « à une plaisanterie », en revanche, il traduit une intention critique fondée sur une décontextualisation des événements qui, au bout du compte, se présente comme la mise en scène d’un moment de notre histoire contemporaine envisagée uniquement sous un angle moraliste (et non éthique) néo-post c’est-à-dire regardée comme malfaisant et néfaste. Jamais l’histoire des hommes n’a été morale, et y faire face, « la regarder dans le blanc des yeux » comme le suggère Heiner Müller dans ses mémoires, n’est rien que la prise en compte d’une présence qui demeure toujours à être pensée. En mesurant ce moment d’histoire à l’aune du moralisme banal de notre modernité tardive, on fait montre d’une paresse d’esprit qui écarte toute possibilité d’aboutir à une herméneutique contextuelle.
Il est significatif que la plupart des visiteurs du musée soient les touristes occidentaux en visite à Budapest, mais sa place excentrée ne leur permet point de saisir combien le kitsch réaliste fin-de-siècle qu’ils admirent dans la ville (par exemple, le groupe du Millenium (1880) qui représente des chefs des tribus magyares dominés par Árpád) s’apparente au kitsch socialiste exposé dans ce musée. Peu de visiteurs hongrois s’y rendent pour le montrer à leurs enfants ; une telle réserve, s’apparente à ce que la psychanalyse nomme la dénégation : « Je sais bien mais quand même… ». Voilà  un état propice à engendrer des attitudes schizoïdes chez les sujets de la « transition » qui se trouvent ainsi plongés dans l’incapacité d’assumer clairement leur propre passé en l’absence des symboles du passé collectif.
Il en va de même avec les suppressions d’aujourd’hui. C’est pourquoi il convient d’interroger le sens de cette démarche qui prétend, au travers des œuvres esthétiques, repousser la totalité de l’expérience du régime communiste. Le pouvoir communiste aussi a démoli des statues, lui aussi en a caché dans les réserves de musée afin de les soustraire à la vue de la population, comme si cela eût suffi à faire oublier ce que les sujets et les acteurs de l’histoire vécurent ou subirent auparavant.[24] Cela se sait, la mémoire des événements de la période antérieure au régime communiste politiques — aurait-elle été vécue positivement ou négativement — ne disparut point de la conscience de la population hongroise, comme le prouvèrent les destructions populaires et spontanées accomplies pendant la révolution de 1956. Pourquoi celle de la dernière époque communiste disparaîtrait-elle aussi rapidement ?
Certes, les choix n’étaient guère aisés : toute soustraction, toute addition d’œuvres pose en effet le problème d’une relecture de l’histoire, tant de l’histoire de l’art que de l’histoire politique et sociale. Néanmoins, celui qui prétend travailler dans l’esprit d’une « froide objectivité » aurait dû avertir le visiteur que toute exposition, relève toujours de l’ambiguïté et de l’équivoque, puisque l’on décontextualise. Ainsi exposer des statues en un lieu qui n’est plus celui de leur première monstration, n’est rien moins qu’un acte de muséographie, impliquant le constat que tel ou tel art est devenu une chose morte, une chose qui vient enrichir la frénésie nécrologique des cryptes muséales qui dorénavant envahissent le monde. La « froide objectivité » eût été, me semble-t-il, de laisser les statues dans leur contexte urbain, voire de leur adjoindre certaines autres, déboulonnées en 1956. Pour lors le visiteur, le passant, eût été conduit à saisir avec une plus grande lisibilité le décor statuaire de la ville dans son contexte historique, à le naturaliser, à le normaliser en quelque sorte, et donc à accepter l’histoire telle qu’elle fut.[25]
L’attitude adoptée par le concepteur du musée ne diffère guère de celle des communistes : comme eux, il travaille à une inversion de sens. On change d’Église, mais point de style. Quoiqu’il se montre sous un jour beaucoup moins agressif, ce musée « cimetière » rappelle encore quelque chose de plus inquiétant, à savoir l’exposition de l’art dégénéré organisée par les nazis en 1937 à Munich. Cependant, à la différence des tenants de l’art teutonique, martial et académique, ici, il est bien moins question de formes que de sens ou de possibilité de sens de l’histoire. Aussi, le choix des œuvres exposées, ainsi que leur mise en scène, traduisent-ils parfaitement l’idéologie dominante de notre époque postcommuniste, celle qui regarde le tragique de l’expérience communiste comme une sorte de tératologie de la politique, comme une maladie honteuse qu’il conviendrait de guérir à tout jamais. Tout fonctionne comme si l’extrémisme politique de masse ressortissait à une pathologie sociale[26], comme si le communisme de type soviétique et ses avatars européens n’étaient pas définitivement morts et déjà entrés dans les arcanes et les controverses des interprétations historiques, comme si enfin l’avènement planétaire de l’économie de marché ne signait pas la fin de l’histoire dans un devenir réglé par la production et la gestion des échanges de marchandises et des flux financiers. Ce faisant, sans qu’il le sache le créateur de ce musée a placé sa scénographie au cœur la modernité tardive (ou de la postmodernité), au cœur de cette transhistoricité faite de simultanéités et de juxtapositions synchroniques et diachroniques qui abolit toute référence contextuelle, et qui, de ce fait, rend impossible de penser les conditions de possibilité (au sens kantien) de cette époque singulièrement tragique et meurtrière.[27] Car, en ultime instance, ce sont toujours des hommes bien vivants, et non des lémures, qui commettent les crimes collectifs. Voilà qui demeure encore la grande énigme…


* Une première version de ce texte est parue dans Lieux de mémoire en Europe médiane. Représentations identitaires, sous la direction d’Antoine Marés, Publications de l’INALCO, Paris, 1999. Dans cet essai il n’est pas question de traiter des artistes plus ou moins marginaux qui, après la fin du stalinisme, cherchèrent à se synchroniser avec les mouvements esthétiques occidentaux. Il s’agit de l’art officiel financé par les institutions culturelles de l’État.
[1] Sur le thème du postcommunisme, je rappellerai le film du Roumain Pintilie, Trop tard, celui du Macédonien Milcho Manchevski, Before the Rain, Lamerica de l’Italien Gianni Amelio sur l’Albanie, le plus somptueusement flamboyant, celui de Kusturica, Underground, sur la dislocation de la Yougoslavie, et l’exceptionnel Voyage d’Ulysse  de Théo Angelopoulos dont il sera ici question.
[2] Cette affirmation doit être quelque peu nuancée. Ainsi, le ministère du tourisme roumain a récemment décidé d’organiser pour de riches touristes occidentaux un circuit des anciennes résidences officielles occupées dans le pays par le dernier secrétaire général du Parti communiste, Nicolae Ceausescu.
[3] A cet égard, il convient de souligner une différence entre l’iconoclasme populaire spontané et l’iconoclasme organisé par le pouvoir central, État-cité, État monarchique, Empire, République oligarchique, Église, etc.
[4] Cette personnalisation de la représentation des figures emblématiques d’un pouvoir politique dans le monde moderne appartient non seulement à tous les régimes communistes d’outremer, mais aussi à tous les mouvements de libération et aux régimes de droite ou de gauche qui leur ont succédé après la prise du pouvoir, y compris dans les pays de tradition musulmane. Ce phénomène mériterait une étude particulière, car il s’agit d’un mode de représentation venu de la tradition tridimensionnelle occidentale dans des cultures qui n’avaient jamais connu ni l’idéa platonicienne, ni la mimétiké néo-aristotélicienne et thomiste. En cela, il convient de regarder ce phénomène comme l’une des intrusions de la modernité, fût-elle exprimée sous des formes naïves et populaires.
[6] Ce recours aux héros historiques avait déjà un précédent en U.R.S.S. qui en fit un large usage pendant la Seconde Guerre mondiale et lors de la remobilisation de l’Après-guerre pour la reconstruction du pays. Cf. les films Alexandre Nevski, Pierre Le Grand, etc.
[7] Ainsi, au milieu des années 1980, même la R.D.A. de Honneker renoua avec Frédéric le Grand, figure emblématique du prussianisme longtemps dénoncé par les communistes comme la source du militarisme germanique conquérant.
[8] Certaines villes italiennes, dont Naples représente un parfait exemple, ont conservé cette organisation où, du centre à la périphérie, on parcourt insensiblement une architecture qui va l’antiquité grecque et latine aux immeubles imposants du XIXe siècle et aux affreux H.L.M. de la spéculation foncière.
[9] Lénine, Écrits sur l’art et la littérature, op. cit.
[10] Nicolas Berdiaev, Sources et sens du communisme russe, op. cit.
[11]Szoborp RK Muzeum, Budapest, Publications of the Statue Park, sd. Budapest.
[12]Op. cit., Tibor Wehner, « Public Statue Cemetery from the Recent Past ».
[13] C’est moi qui souligne.
[14] Cf. le catalogue de l’exposition Paris-Moscou au Centre Georges Pompidou, Paris, 1979, illustration page 326, « Wagon de train d’agitprop d’octobre 1919 ».
[15]Tatline, sous la direction de Larissa Jadova, Corvina, Budapest et Philippe Sers, Paris. Cf. illustration 186 et son commentaire. Dans le catalogue de l’exposition n° V/4b.
[16] Kasimir Malevitch, op.cit.
[17] Une information qui m’a été rapportée par Sorin Antohi (à l'époque professeur d’histoire des idées à l’Université de Bucarest) ne manque pas de surprendre et de compliquer l’interprétation du destin des statues. En Roumanie un certains nombres de statues de Staline, dont beaucoup de bustes, ont été recyclées pour représenter l’écrivain transylvain Ion Slavici, l’un des fondateurs du nationalisme roumain au XIXe siècle. Il est parfois des ressemblances surprenantes !
[18] Cf. les textes réunis par Péter György et Hedvig Turai sous le titre, Art and Society in the Age of Staline, Corvina, Budapest, 1992.
[19] C’est dans l’appartement occupé par le peintre et poète futuriste Lajos Kassák situé au 15 Viségradi Utca que fut fondé le parti communiste hongrois, dont la plaque commémorative a été ôtée en 1990, comme si l’événement n’avait pas eu lieu.
[20]  Cf. Elisabeth Valkenier, Russian Realist Art, The State and Society : The Peredvziniki (Les Ambulants) and Their Tradition, op. cit., p. 183.
[21] Philippe Masson, Histoire de l’armée allemande, 1939-1945, Librairie académique Perrin, 1994, p. 480.
[22]  Ce musée oublie significativement que même pendant la période stalinienne, les artistes firent appel à la plus classique des versions de l’histoire nationale. Ainsi le cadeau offert en 1952 par Mátyás Rákosi (alors premier ministre) à son collègue est-allemand, Wilhem Pieck, n’est autre qu’une tapisserie de laine représentant Pétöfi avec en haut, à gauche et à droite, deux figures tutélaires de petites tailles ; l’une représente un soldat hongrois portant le drapeau national, l’autre Staline portant le drapeau rouge. Ce n’est là que la réinterprétation d’un thème classique. Cf. Andreas Michaelis, DDR souvenirs, … et c’est un fond bien spécial, Benedikt Taschen, Cologne, 1994 ; et Miklós Péternák, « Nationalized Vision and the Allegorical Documentary », in Art and Society, op. cit., pp. 87-98.
[23]  Kristina Passuth, Les Avant-gardes de l’Europe centrale, Flammarion, Paris, 1988, Cf. p. 41 le paragraphe « Révolution morale et artistique : La revue MA », on peut y lire en particulier le passage suivant : “Au début, MA est une revue presque exclusivement révolutionnaire. Son but principal consiste en la libération matérielle et spirituelle de l’homme. L’homme, c’est bien sûr le pauvre, l’opprimé, le prolétaire. Kassák veut libérer l’homme misérable de ses chaînes visibles et il veut aussi le sauver de lui-même, de ses conceptions dépassée, des entraves antérieures. Pour Kassák […], le mouvement lutte en même temps pour l’avènement d’une société nouvelle et de l’individu collectif qui pourrait s’y développer. […] la forme active nécessaire à la transformation des masses et à la révolution morale réside dans l’avant-garde artistique. » Voir aussi au précédent chapitre le paragraphe : La dictature des avant-gardes.
[24] Cf. « Political Rituals : The Raising and Demolition of Monuments », in , Art and Society in the Age of Stalin, op. cit., pp. 73-86.
[25] Je tiens à remercier Anca Oroveanu, professeur d’histoire de l’art à l’Université de Bucarest et directrice scientifique du New Europe College (Bucarest) qui, après la lecture de mon manuscrit, m’a suggéré cette interprétation fort judicieuse.
[26] Pour une critique de la conception médicale de la vie politique, cf. Sorin Antohi, « Les Roumains pendant les années 1990. Géographie symbolique et identité sociale », in Imaginaire culturel et réalité politique dans la Roumanie moderne. Le Stigmate et l’utopie, L’Harmattan, Paris 1999. En particulier le dernier paragraphe, « Le discours de pathologie sociale collective ».
[27] Voir à cet effet l’ouvrage remarquable de Eric Hobsbawm, Age of Extremes. The Short Twentieth Century, Abacus, 1995, et plus particulièrement la première partie : « The Age of Catastrophe », pp. 21-224. Cf. encore John Reed, The War in Eastern Europe, Charles Scribner’s sons, New York, 1916 ; Ernst Jünger, In Stahlgewittern, à compte d’auteur, Hanovre, 1920, et Des Wäldchen 125, Ein Chronik aus den Grabenkämpfen 1918, E.S. Mittler & Sohn, Berlin, 1925 ; Cf. Philippe Masson, op. cit.

De l’œuvre de Marx et de la potentialité d’une possible révolution

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« An diesem, woran dem Geiste genügt, ist die Grösse seines Verlustes zu ermessen. »
« Die Philossophie aber muss sich hüten, erbailich sein zu wollen »
Hegel, Vorrede zür Phänomenomogie des Gestes.*

Il serait peut-être temps d’essayer de faire un état de la situation réelle de notre modernité tardive par rapport à l’œuvre théorico-pratique de Marx. De cette œuvre foisonnante ce qui demeure encore d’une vivante actualité c’est bien son économie politique, c’est à dire la structure du capitalisme, un certain nombre de ses mécanismes fondamentaux et sa singulière ontologie de la cupidité. Il faut pour en voir la présence lire ou relire par exemple le passage consacré aux divers types de crédit dans la Critique de l’économie politique.[1]
En revanche, la philosophie de l’histoire de Marx me paraît non pas dépassée car elle est datée et à ce titre possède un grand intérêt pour l’histoire des idées, mais en partie obsolète (comme la philosophie de l’histoire hégélienne) en raison du mouvement pris par le déploiement réel de la modernité tardive : l’histoire en fin de compte n’est pas plus l’accomplissement de l’Esprit que la fin de la nécessité… l’histoire apparaît de plus en plus comme l’accumulation infinie des choses qui font que le monde, notre monde (et il n’y en a pas d’autre) se confond avec les choses, et, au-delà de la lutte de classe, plutôt en sommeil en Occident en ce moment, le combat essentiel, quasi métahistorique, l’agôn, s’identifie à la sempiternelle lutte des États (et ce quelle qu’en soit la forme politique et socio-économique) pour la puissance, son maintien et sa croissance … A l’échelle métahistorique, notre Terre est bien ce « Grand cimetière sous la Lune », pour rappeler la belle formule de Bernanos, une suite sans fin de massacres ponctuant grandeur et décadence dont  l’exemple canonique demeure celui des Romains…
De plus, il faut convenir que la sociologie de Marx et d’Engels est elle aussi largement obsolète. Non pas fondamentalement en tant qu’elle offre une juste description de l’état social de leur temps, mais en tant que modèle de base, étalon d’une analyse de notre présent. En effet, et je m’en suis déjà expliqué dans La Pensée libre (cf. Le prolétaire aujourd’hui : Continuité, transformation, renouveau, destin ?)[2], le prolétariat d’Occident n’est plus du tout celui décrit et interprété dans La Lutte des classes en France ou dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre. C’est pourquoi il conviendrait que nombre de jeunes marxistes admettent que cette obsolescence, somme toute banale à présent, doit nous forcer à penser à nouveaux frais notre devenir. En effet, en deux siècles ou presque de transformations technoscientifiques sans précédant dans l’histoire humaine (vitesse de mutation et innovations se succédant sans discontinuer et de plus en plus rapidement), la distribution des classes sociales dans les systèmes productifs ou improductif s’est transformée du tout au tout. D’une part, l’époque postérieure à la Seconde Guerre mondiale signe en Occident, mais aussi ailleurs, la disparition totalement programmée de la civilisation paysanne, remplacée peu à peu par des groupes restreints d’agriculteurs industrialisés et hyper spécialisés dans deux ou trois productions de masse, quand simultanément, et pour des raisons tant politiques que touristiques, Bruxelles et certains États maintiennent artificiellement en Europe occidentale, c’est-à-dire avec le recours à diverses subventions, l’agriculture d’élevage de montagne. D’un autre côté, la réalité du monde ouvrier d’Occident a changé parce que les salariés travaillant à la production des infrastructures, des biens de consommation, des plus simples aux plus sophistiqués, les cols bleus, sont devenus minoritaires face aux salariés des services, les cols blancs. Avec certes des décalages évidents, le mouvement suit une voie identique dans les pays anciennement communistes où la réduction massive des capacités productives de l’industrie lourde, soit avec le rachat par des firmes occidentales, soit tout simplement par la mise au rebut des grandes entreprises industrielles intégrées (acier, chimie, électrochimie, mécanique lourde), s’est soldée par le chômage de masses d’ouvriers dont beaucoup ont choisi d’émigré pour vendre leur force de travail comme manœuvres non qualifiés dans l’industrie du bâtiment ou l’agriculture intensive de l’Ouest (Italie, Espagne, France, Irlande, Belgique). Quant au retour à la terre, un temps prôné par les élites politiques de l’Est, surtout en Pologne, en Bulgarie et en Roumanie, il n’est, de fait, qu’un cache misère, qu’une manière de tenter de trouver une solution précaire au chômage massif. En effet, en dehors des zones proches des grands centres urbains où les marchés offrent aux paysans pratiquant le maraîchage, producteurs de légumes et de fruits un réel débouché, les villages, les bourgs et les petites villes sont dorénavant désertées de quelconques industries, et se sont transformés en zone de grande misère et donc d’émigration généralisée des plus jeunes, c’est-à-dire des forces vives. D’aucuns comprennent la ruine sociale et les traumatismes psychologiques entraînés par cette désertification humaine du pays.
D’autre part, un phénomène social inédit s’est déployé à l’Ouest depuis une quarantaine années, la formation d’un nouveau lumpen, cette fois non plus simplement local, régional, national comme naguère, voire européen comme pendant la première moitié du XXe siècle, mais cette fois composé de la masse des émigrés des pays du Sud, du tiers monde, ayant commencé leur migration pendant les trente-quarante glorieuses, pour accomplir les travaux regardés comme les plus vils (éboueurs, balayeurs, hommes et femmes de services dans les entreprises de nettoyage et de restauration, manœuvres dans les usines mécaniques, de chimie, d’automobiles, dans le bâtiment, aide ménagères dans les maisons de retraite médicalisées ou non), autant de tâches qui, lorsque l’économie occidentale était en plein essor, étaient refusées par les Français, les Belges, les Allemands, les Hollandais, les Danois, etc… Aujourd’hui les enfants et petits-enfants de ces émigrés du Sud sont à l’évidence les victimes privilégiées du chômage et des emplois précaires, confinés dans des ghettos suburbains, devenus incapables de s’intégrer au socius général par le travail, fût-il un travail salarié aliéné et aliénant, mais un travail qui engendre une socialisation ne serait-ce que par l’appartenance à une équipe de travail et très souvent à un syndicat, ou par le service militaire obligatoire pour ceux qui étaient devenus français. Lumpen d’autant plus frustré que le seul horizon de rapport à l’altérité et donc au monde que leur offre le pouvoir politico-économique, se réduit à la culture télévisuelle du clip et de la « pub » dans l’espace de l’urbanisation barbare de ces banlieues ; en résumé l’horizon de la marchandise et celui de ses lieux de culte, les centres commerciaux. Ce monde des banlieues dites « chaudes » par la presse à scandale et ruiné par le chômage, survit grâce à diverses primes d’État, de région, de département et de commune, mais plus essentiellement grâce à toutes sortes de trafics, les plus rentables étant ceux de la drogues et des armes, sans oublier le recel massif des marchandises volées soit directement dans les camions de livraison soit dans les entrepôts. Trafics dont les bénéfices, redistribués partiellement par le biais de réseaux souvent familiaux, de voisinages, voire de gangs ethniques, permettent à des familles de survivre selon un phénomène ayant été fort bien décrit par le sociologue étasunien Mike Davis dans le cas de Los Angeles.
Bref tout cela n’a plus rien à voir avec le monde de Marx. Ce n’est donc plus le même lumpen, en particulier dans son aspect socio-culturel. Car il ne faut jamais omettre les phénomènes culturels (trop souvent oubliés des marxistes orthodoxes, académiques ou non) comme élément important du champ de la politique. Il y a donc une différence fondamentale entre le lumpen national du XIXe siècle décrit par Marx (mais encore par des écrivains comme Zola, Dickens ou Jack London), parfois uni pendant le premier tiers du XXe siècle au lumpen venu de l’émigration rurale d’Italie ou des ghettos d’Europe centrale et orientale, avec le lumpen venu d’Afrique du nord, et plus encore d’Afrique sub-saharienne, d’Afrique anglophone, d’Amérique centrale, d’Inde, du Pakistan, du Sri Lanka, de Turquie, de Lybie, de Somalie, d’Afghanistan, d’Erythrée ou d’Ethiopie, etc. Une culture singulière propre à chaque peuple n’est pas étrangère à des particularités de l’agir politique, voilà un thème d’étude riche d’instructions et qui ne recouvre pas ces friandises exotiques et touristiques insipides caractéristiques de trop nombreux travaux contemporains d’anthropologie !
L’intégration par le travail ne fonctionnant plus ou très mal en Occident en raison d’un chômage structurel important, voire parfois massif, le capital, avec l’usage immodéré du discours du multiculturalisme apparemment tolérant, a offert une dignité nouvelle aux hommes venus du Sud. Or, dans les faits, il s’agissait, sauf exceptions notables, d’un maquillage moraliste dissimulant un moyen d’insérer l’immigré, malgré ses très modestes revenus, dans les fantasmes d’une consommation illimitée. Pour cela les promoteurs du marché culturel bas-de-gamme, ont imposé le rap pseudo contestataire[3], le hip-hop para-porno, le comique grotesque de l’antiracisme de pacotille. Mais une fois constaté l’échec partiel de ces politiques culturelles pseudo-démocratiques du spectacle-marchand où, hormis la promotion de quelques vedettes ah hoc (par exemple Djamel Debouz ou Kad Merad), chacun retrouvait sa place d’exploité lumpenisé dans le quadrillage du socius. Alors d’aucuns comprirent que le résultat le plus tangible de ce démocratisme sans autres effets collectifs que le spectacle-marchandise et la marchandise-spectacle, fut compensé par un accroissement et une intensification des solidarités pré- et proto-modernes, voire antimodernes de type ethnico-religieuses, tribales, claniques préexistantes, lesquelles, en dépit de la rhétorique « républicaine » anti-communautaire, permettaient au pouvoir politique un contrôle simplifié et donc plus efficace des gens. Or, cette politique à courte vue d’achat de la paix sociale contre des fariboles culturelles à laquelle participèrent nombre de sociologues et d’anthropologues en vertu d’un « prétendu droit à la différence » (quand la seule différence réelle, manifeste et fonctionnelle était celle de classe), cette politique donc a éclipsé le double danger que recèle tout replis sur le communautarisme archaïque au sein de l’hypermodernité : d’une part le maintien, le renforcement ou la revitalisation de mœurs et de coutumes totalement étrangères aux pratiques quotidiennes, religieuses et sociales de l’Occident, et, une fois que ces pratiques apparaissent au grand jour et s’affirment toujours au nom de la différence, le rejet par ce même Occident de ce qu’il a promu.[4] D’où le surgissement en France de la stupide crise du voile islamique : soit le droit à la différence existe dans les faits et est valable pour toutes les différences ou non.  De même en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Hollande ou au Danemark quand aujourd’hui on y remet en cause la politique de communautarisation longtemps conçue et donnée comme exemplaire de la « démocratie » et de la « tolérance » caractéristiques des pays nordiques. Remise en cause par ailleurs totalement vaine, car il est trop tard pour arrêter ce mouvement de « revitalisation de la tradition » très ambigu vis à vis de la modernité tardive, à moins de prendre des mesures d’exclusion que n’eussent point démentit les thuriféraires nazis, mais qui ne semblent pas encore à l’ordre du jour en dépit des grotesques et criminelles bouffées d’expulsions de Tsiganes à la Sarkozy.
Ce long développement pour affirmer que ce qui s’est passé à Londres en cet été 2011 n’est pas sans rappeler ce qui s’est passé il y a quelques années dans les banlieues parisiennes et à propos desquelles j’avais donné en 2005, dans le cadre de la fondation Idea (Cluj, Roumanie), une conférence où j’expliquais qu’il s’agissait d’une violente crise du ressentiment et de la frustration de la part de jeunes gens soumis à la lobotomisation par la propagande de la marchandise, la publicité, qui véhiculent autant d’images de l’homme et de la femme accomplis au sein d’un monde qui pour l’essentiel leur est inaccessible. Crise dont la motivation centrale tient d’un violent désir inassouvi de consommation à l’effet trompeur en ce qu’il se manifeste sous la forme d’une dénégation (apophase) – on haït et brûle ce qu’on admire et convoite, et ne peut obtenir. C’est pourquoi, dans un  premier temps, on détruit en général des biens de consommation acquis avec peine par des gens modestes, des gens semblables aux parents des révoltés ; puis on embrase quelques centres commerciaux et quelques succursales de vente d’automobiles. C’est comme il s’agissait d’éradiquer l’inaccessible. Pour ce faire on consomme symboliquement par consumation des nouveaux lieux de la socialisation marchande, les centres commerciaux porteurs des images et des choses de la mode, et avec elles d’une prétendue complétude humaine. On ravage les lieux où l’on recherche d’habitude quelque notoriété, où chaque fin de semaine, devant  chalands et badauds, des groupes de jeunes gens présentent des spectacles hip-hop dans l’espoir de voir passer par là un hypothétique imprésario. C’est le showbiz qu’ils visent et non la critique sociale radicale. Cet état traduit une crise sociale et psychologique profonde, un double bind travaillant sur le mode de l’apophase : on anéantit ce que l’on désire le plus, et puisqu’on ne se peut l’approprier jamais sinon par le vol, on retrouve une autre manière d’entrer dans la marginalité sociale. Toute chose égale par ailleurs, cette situation est semblable au crime passionnel ou ce à qui peut en tenir lieu symboliquement, une fois éliminé l’objet (a) du désir, substrat et substance d’une folle jalousie, l’aveuglement passionnel disparaît, et tout redevient comme auparavant : une passion potentielle en attente d’un nouvel embrasement.
C’est pour l’ensemble des observations que je viens d’avancer que je maintiens ma ferme opposition aux énoncés de Badiou sur le lumpenisme révolutionnaire postmoderne ou aux élucubrations de Negri-Hard sur les groupes informels comme autant de possibilités d’insurrections ouvertes dans les interstices délaissées ou « oubliées » par le pouvoir capitaliste. Les bouffées de violence des banlieues, ou les grèves fortes menées par des comités ou des coordinations plus ou moins informels se substituant à la somnolence syndicale (par exemple les grèves de routiers en 2002 en France ou en Italie, les grèves étudiantes du Québec en 2005 ou de France en 2006), ne sont en aucune manière les prémisses d’un quelconque état insurrectionnel visant à transformer ou à modifier profondément les formes de l’économie capitaliste. Et l’absence de cette possibilité tient au fait que la révolte n’est accompagnée d’aucun discours et d’aucun leadership politiques, fussent-ils des plus frustes, discours où apparaîtrait une critique, même simpliste des raisons économiques de l’aliénation et de leur misère, une critique où seraient mis en cause les véritables pouvoirs politico-économiques qui engendrent cet état social et non la dénonciation des figures de la scène politico-médiatique qui ne sont que les marionnettes de la démocratie de simulacre. En réalité, ces révoltes ne dévoilent aucune stratégie sur le long terme, aucune tactique visant à mettre en échec les rapports de classe, car piller un supermarché révèle certes la pauvreté des pilleurs, mais n’est pas l’amorce de la véritable lutte politique contre le pouvoir économique réel. C’est pourquoi, sans savoir au moment où j’écris ces phrases quel sera l’avenir du mouvement de mobilisation contre Wall Street (OWS) qui se déploie présentement dans l’ensemble des villes des États-Unis, il est, à l’évidence, plus directement et immédiatement centré contre l’un des lieux du pouvoir effectif de l’oligarchie financière et industrielle étasunienne et mondiale. En effet, c’est là, avec les banques et les compagnies d’assurance qui participent au manège boursier planétaire, que se déploient les corruptions abyssales des jeux de la finance mondiale (titrisations multiples des subprimes par exemple) qui ont engendré la crise mondiale de notre présent. En revanche, tandis que les indignés (majoritairement des classes moyennes) sont intégrés dans le système capitaliste, les révoltés du ressentiment (le nouveau lumpen) renvoient à l’impuissance des acteurs sociaux, à leur incapacité d’entrer dans le système dans un avenir immédiat ou médiat. Mais qu’on leur donne quelques prébendes comme on l’a fait avec par exemple les « grands frères », les animateurs de quartier ou les dirigeants d’ONG comme « ni putes ni soumises » ou « touche pas à mon pote »[5] et c’en est terminé de la révolte, tous, garçons et filles deviennent les meilleurs serviteurs du système qui peut ainsi tranquillement perpétuer ses injustices ontologiques. C’est, mutatis mutandis, comme les jeunes intellectuels révoltés de mai 68 en France qui, dès lors que le pouvoir leur offrit un plat de lentilles, des sinécures académiques, politiques ou journalistiques, sont passés « du col Mao au Rotary ».[6] C’est aussi ce qui est arrivé avec la majorité des dissidents des ex-pays communistes qui, pour une poignée de dollars, chantent à présent les louanges du pire des capitalismes, preuve s’il en fallait que ces dissidents avaient perçu la nouvelle direction du vent de l’histoire. C’était déjà l’analyse que Nietzsche fit de la révolte des esclaves (reprise plus tard par Max Scheler) comme décadence et engendrement du nihilisme : les esclaves ne prennent le pouvoir qu’en répétant le modèle du maître contre lequel ils se dressent. Interprétation que Heidegger reprendra de manière plus ferme d’abord dans le Parménide, « Toute opposition qui prend la forme d’un anti- pense dans le même sens que ce contre quoi elle est. »[7], puis, plus radicalement encore, dans Was Heißt Denken?« Dans toute haine se dissimule, en retrait, une dépendance sans fond par rapport à cela dont la haine voudrait tant se rendre indépendant – chose à quoi elle ne peut jamais parvenir, d’autant moins qu’elle se livre d’avantage à la haine. »[8] Pour ceux qui savaient regarder le réel dans le blanc des yeux, un tel aspect paraissait dans l’exercice du pouvoir du communisme institutionnalisé terminal tant en URSS et qu’en Europe centrale et orientale. C’est précisément ce type de haine qui se manifeste dans les propos des jeunes gens en colère de nos banlieues que le cinéaste Mathieu Kassovitz a montré naïvement, avec candeur et une certaine démagogie dans son film La Haine (1995), sans en saisir véritablement l’enjeu philosophique déjà thématisé de longue date.
Les révoltés des banlieues, ou de Londres, engendrent chez les bien-pensants la peur du désordre, mais, dans les faits il s’agit d’un désordre essentiellement fantasmatique car il ne menace jamais réellement le système capitaliste et le pouvoir qui ne s’y trompe pas. Totalement aliénée à la marchandise, aveugle sur les origines profondes de son mal-à-être-dans-le-monde et, last but not least, abandonnée par les partis politiques de gauche uniquement obsédés d’un détestable électoralisme, cette jeunesse révoltée, menée par la subjectivité du ressentiment, n’est-elle pas, en dernière instance, l’allié objectif du système capitaliste. En engageant dans leurs citées-dortoirs le combat contre la police de proximité, puis contre les gendarmes anti-émeutes, voire contre les pompiers venus combattre les incendies ( !), en instaurant ensuite le pillage comme manifestation suprême de sa révolte, cette jeunesse déboussolée, égarée, perdue, rendue littéralement folle de haine à l’encontre d’une société qui lui interdit d’assouvir les désirs de consommation qu’elle provoque, se bat, en définitive et quoi que disent certains idéologues de l’extrême gauche académique, sur le terrain choisi par l’ennemi, celui de la marchandise pour la marchandise et non celui de marchandise pour la transformation de l’économique politique. Et c’est pourquoi le Capital gagne toujours la partie.
Debord avait analysé la révolte du ghetto noir de Watts à Los Angeles en 1966 sur le thème du pillage comme critique radicale de la marchandise. Par son ampleur et son très haut niveau de violence l’insurrection de Watts n’est en rien comparable aux pillages des banlieues parisiennes de l’automne 2004 et des villes anglaises de l’été 2011. A Los Angeles la lutte armée eut lieu réellement entre d’abord la police et les noirs, puis s’amplifia avec l’arrivée de l’armée fédérale à l’échelle d’une division d’infanterie. C’est pourquoi la révolte de Watts put donner à penser que l’on avait affaire aux prémisses d’un authentique mouvement insurrectionnel. Or ce qui me frappe et ne semble pas avoir suscité de réserves de la part de Debord, c’est, d’une part, l’absence de discours politiques et, de l’autre, celle d’un minimum de leadership tactique capable de mener des actions de guérilla urbaine plus ou moins coordonnées. Ainsi ce vide théorico-pratique montra très rapidement les limites de la révolte qui, semblable aux jacqueries médiévales, s’embrasa comme feux de paille, subitement, à la suite d’un incident souvent mineur (la goutte d’eau qui fait déborder le vase !) et s’éteignit tout aussi rapidement. Il s’agissait d’un lumpen certes noir, mais d’un lumpen local, non pas composé d’émigrés hispaniques ou portoricains, mais de véritables citoyens étasuniens, dussent-ils être de seconde zone. Si la répression de l’establishment étasunien fut dure, voire très dure, elle le fut considérablement moins qu’à l’égard d’un parti politique prônant dans ses discours révolutionnaires la mise en œuvre d’un changement radical des rapports de pouvoir au sein du capitalisme américain. Confronté à une telle situation, et avant toute action violente individuelle ou de masse, le capitalisme étasunien ne fit pas dans la dentelle, il élimina physiquement les gens : au cours des années ‘30, pendant la grande dépression, ce furent les syndicalistes communistes qui en firent les frais, pendant les années ’70, les Black Panthers.
Malgré les cris d’orfraie poussés par monsieur Sarkozy en son temps et maintenant par Monsieur Cameron, le pouvoir capitaliste peut dormir tranquille sur ses deux oreilles. Sans une réelle classe ouvrière (subjectivement introuvable aujourd’hui ?) menée par un parti révolutionnaire, mais en revanche avec une masse de chômeurs rêvant encore d’un tournant miraculeux (!) qui permettrait le renouveau de la consommation des trente glorieuses, et augmenté d’un lumpen déstructuré socialement, atomisé en diverses ethnies-religions, en gangs ethniques de quartier et de citées, toujours plus nombreux et toujours plus frustré d’être écarté des agapes de la marchandise, le Capital et ses agents, les capitalistes, ne risquent pas grand chose, sinon de temps à autre une crise d’urticaire social. Le Capital, sa police, voire dans un cas extrême son armée (la conscription n’existant plus, le danger de voir les soldats pactiser avec les révoltés semble écarté) connaissent parfaitement la chanson, son thème musical, ses paroles et son refrain. Aussi seront-ils tout à fait à même de ramener les mécontents à la raison du marché, c’est-à-dire du chômage et de la pauvreté dont on sait objectivement qu’elle a besoin de nombreux pauvres pour fabriquer quelques très riches, les fameux 1% que dénonce « occupons Wall Street ».
Voilà pourquoi penser aujourd’hui en marxiste ce n’est sûrement pas réciter Marx comme un perroquet savant, ni l’entendre comme la lettre intangible des Evangiles d’une nouvelle religion comme l’avait si bien perçue et analysée Berdiaev. Moi qui jadis, dans ma jeunesse, ai appartenu à une Église, l’Eglise calviniste de France, laquelle, abandonnant la prédestination tout en prônant le sacerdoce universel, m’a appris quelque chose d’essentiel, qu’il convient de laisser à chaque croyant une large marge de liberté dans l’interprétation des textes bibliques, j’éprouve une sainte horreur devant tous les dogmatismes, et plus encore devant les dogmatismes venus des théories laïques. Transposé dans la pensée agnostique de la critique sociale, penser comme un authentique marxiste ce n’est pas faire assaut d’érudition dans des séminaires universitaires ou vitupérer contre le système lors de shows « révolutionnaires » qui sont la version d’« extrême-gauche » de la politique-spectacle et de la politique-marchandise. De plus, et n’en déplaisent à certains esprits chagrins débordant d’une rancœur anticommuniste post factum, la leçon de Lénine et de Trotski, de Mao ou de Ho Chi Minh est là pour nous le démontrer, lire seulement Marx est totalement insuffisant pour l’agir dans le réel (cela n’est positif que pour faire une carrière universitaire comme Althusser ou Badiou), encore faut-il comprendre la logique des situations concrètes pour une praxis efficiente. Or cette logique-là exige deux qualités qui sont rarement réunies chez les philosophes, les sociologues et les politologues, sauf exception : la capacité d’analyser le réel selon les modalités avancée par ce que Machiavel a déterminé comme Fortuna et Virtù. Elles seules permettent de saisir et de capter dans sa plénitude de ses possibilités le Kairos d’une dynamique politique, et donc de l’ouvrir l’agir, tout en sachant que toute action politique d’envergure est le résultat de l’interprétation d’un état et d’une dynamique, et donc demeure toujours un pari incertain sur l’avenir. A ma connaissance, et en dépit des discours prolétariens afin de justifier post factum la véracité théorique du marxisme orthodoxe dans les interprétations du changement politico-économique, ni le coup d’État qu’on appelle la révolution d’Octobre suivi par la vraie révolution sociale, une guerre civile et la victoire de l’armée rouge, ni le choix du groupe de Mao de renoncer à la lutte armée prolétarienne dans les villes au profit de la guérilla révolutionnaire dans les campagnes les plus pauvres, ni le choix d’Ho Chi Minh (présent parmi les fondateurs du PCF à Tours en 1920) d’engager en 1945 la lutte de libération nationale contre le colonisateur français avec les paysans et l’aide implicite de l’armée japonaise vaincue, ni enfin les choix de Castro et de Guevara de renverser par les armes le dictateur pro-mafia étasunienne Batista avec les peones analphabètes des campagnes cubaines, et ce contre les analyses marxistes du PC cubain, aucune de ces actions n’ont été des hypothèses et des possibilités illustrées dans les œuvres de Marx et d’Engels. Toutes ces actions dont certaines ont transformé le destin politique du monde (et non comme je le crus un temps, habité d’un enthousiasme naïf, son destin métaphysique) sont à un titre ou à un autre antimarxistes si l’on prend les textes politiques, économiques et sociologiques de Marx au pied de la lettre, mais profondément marxistes si l’on a compris comment pratiquer réellement et avec tous les risques que cela comporte le matérialisme dialectique en le mettant au service de la conquête du pouvoir, c’est à dire de la Virtù et de la Fortuna pour la lutte de classe.
Pour revenir au thème initial de ces remarques, je compléterai mon propos en disant que la révolte de Londres tout autant que les manifestations plus ou moins calmes ou violentes des indignés d’Espagne ou de Grèce, ne portent aucunement atteinte au pouvoir du Capital. Elles peuvent certes énerver, gêner comme les puces ou des punaises… ça gratte un peu, ça irrite, mais ça se termine rapidement, et, au bout du compte c’est sans danger. Sachant, comme je l’ai rappelé, que les quelques grandes révolutions communistes ou para-communistes ayant eu cours au XXe siècle ont été pour l’essentiel le fait social total des masses paysannes archaïques, il faut en tirer une rapide conclusion.[9] Dans les pays où ont eu lieu ces révolutions, ce sont les communistes dans leurs multiples variations théoriques et pratiques qui ont assumé la modernité radicale en fabriquant non seulement du prolétariat, mais, simultanément, des classes moyennes en masse qui, peu à peu, ont abandonné l’idéal des finalités du système pour finir par le renverser : la créature éliminant le créateur, l’homme abandonnant la théorie générale donnant axiomes, finalités et principes ultimes car elle n’était plus à même de donner sens au monde ; comme quelques décennies auparavant l’homme, n’ayant plus eu besoin de Dieu pour poursuivre sa domination totale du monde, l’avaient définitivement éliminés, réduit à une idole pour bigot ou à une représentation comme le Big-Bang ou les trous noirs des espaces sidéraux. Aussi, dans le nouveau contexte de nos temps postmodernes, hypermodernes, de modernité tardive faut-il impérativement repenser à nouveaux frais les ouvertures de ce possible révolutionnaire dans un monde où urbanisation et lumpénisation deviennent le mode majeur de socialisation.
Voilà la tâche du présent à laquelle devrait s’attacher les jeunes intellectuels marxistes : tenter de déterminer quel pourrait être le nouveau sujet d’une histoire révolutionnaire a-venir et en-devenir. Mais pour cela il faut délaisser les simulacres de critique : les messes du marxisme académique, les meetings de déploration où l’on n’en finit pas pleurer la défaite de l’Espagne républicaine et des anarchistes face aux forces fascisto-catholiques ou staliniennes, les crimes du Goulag et de Pol-Pot, l’Holocauste des juifs et des tsiganes pendant la Seconde Guerre mondiale, en bref, il faut arrêter de se confondre en lamentations pour les génocides, les ethnocides et les meurtres de masse innombrables d’un récent passé qui n’a jamais servi de leçon d’éthique parce que la politique comme praxis est toujours un rapport unique (idion, apax) entre une analyse logique des situations du présent en vue d’une action tendue vers un avenir souhaité, fût-il l’enfer de l’« avenir radieux » ou celui du « Reich de mille ans ». Il faut abandonner les manifestations d’un antifascisme de pacotille joué par des naïfs aveuglés d’ignorance et manipulés qui voient pas, au-delà du spectaculaire, où se tient le véritable ennemi : « le doigt montre la Lune et l’imbécile regarde le doigt » nous dit un proverbe chinois). Il faut renoncer à se mobiliser devant l’agitation médiatique insensée qui se déploie autour des clowns qui se présentent comme la succession des candidats de « gauche » ou de droite aux élections présidentielles, législatives, sénatoriales. Il faut en terminer avec les pseudo-combats féministes, « tsiganistes » et ceux de l’écologisme d’opérette qui plaisent tant au Capital si j’en crois les sommes consistantes que déverse Bruxelles et autres fondations de l’empire pour de prétendues recherches socio-ethnologiques ! Il faut donc en finir une fois pour toutes avec les terrains de combat préparés par le Capital comme autant d’échappatoires, de soupapes de sécurité pour faire sourdre un temps la mauvaise humeur des masses. Il faudrait enfin s’essayer à regarder l’histoire de notre présent dans le blanc des yeux, depuis sa provenance et vers sa destinalité. J’en conviens, l’aventure n’est guère aisée, elle demande une énorme patience, la patience du concept et la patience d’une praxis innovatrice tout en sachant que ce que les gens de ma génération ont légué à nos jeunes amis et camarades n’est souvent guère brillant. Mea culpa, mea maxima culpa… ceux de ma génération et moi-même donc, n’avons pas été à la hauteur du défi que nous avait lancé l’histoire.
Claude Karnoouh,
Paris- Bucarest, septembre-octobre 2011.


*« A ce dont l’esprit se contente, on peut mesurer sa perte »… traduction de Jean Hyppolite, Aubier-Montaigne, Paris, 1966, page 29.
« Mais la philosophie doit se garder de vouloir être édifiante. », ibidem, p. 31.
[1] Voir Ökonomisch-philosophischen Manuskripte aus dem Jahre 1844, première édition, 1932, Edition der Frühschriften von Marx, Berlin.
[2] Cf., le site internet : lapenseelibre.fr.
[3]Dès que les rappeurs deviennent véritablement radicaux, dès qu’ils dénoncent les conditions réelles de vie des banlieues sans sentimentalisme à trois sous ou sans rage feinte… ils sont tout simplement censurés dans les médias, et parfois poursuivis par la justice. Mais le rap-simulacre a tous les honneurs des politiciens : voir à ce sujet le soutien apporté par le rappeur Doc Gynéco au candidat Sarkozy…
[4]On retrouve le même jeu pervers dans les manipulations néocoloniales de l’empire occidental. D’un côté on favorise des mouvements traditionnalistes contre les forces modernistes des peuples colonisés qui souhaitent échapper au joug colonial, et, de l’autre, lorsque ces forces traditionnelles deviennent autonomes et souhaitent à leur tour échapper à leurs anciens patrons, on les combats avec férocité au nom de la laïcité moderne. Le cas le plus exemplaire demeure celui des Talibans afghans soutenus par les États-Unis contre le régime prosoviétique de Kaboul aidé de l’Armée rouge. Mais une fois ces derniers disparus avec le retrait soviétique, la lutte sans merci menée par les États-Unis et leurs alliés contre ces mêmes Talibans dès lors qu’ils voulaient gérer et leur politique étrangère et les revenus des pipe-lines pétroliers pour leur propre compte.
[5] Ces groupes fondés de fait par le Parti socialiste fournirent très vite des politiciens, des relais locaux, des animateurs culturels  divers. Certains quittèrent même la mouvance sociale-démocrate pour devenir ministres « venus de la société civile » du gouvernement Sarkozy-Fillon.
[6] Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passé du col Mao au Rotary, Albin Michel, Paris, 1986.
[7] Martin Heidegger, in Parménide(Winter 42-43), vol. LIV, Gesamtausgabe. Traduit par Thomas Piel.
[8] Martin Heidegger, Was Heißt Denken? (Winter 1951-1952), vol. VIII, Gesamtausgabe. Traduction de Gérard Granel.
[9]Même la révolution russe, celle d’Octobre et sa suite directe, la guerre civile appartient à la catégorie des révolutions paysannes en dépit des discours post factum. Pour s’en convaincre il suffit de lire Isaac Babel, Cavalerie rouge, les livres que le grand historien français Pierre Pascal, témoin direct des événements d’Octobre, consacra à la Russie de 1917 à 1921, En communisme, mon journal de Russie, II tomes, 1916-1918, 1918-1921, L’Âge d’homme, Lausanne, 1977 ; et l’inégalable analyse de Berdaiev, Source et sens du communisme russe, Gallimard, Paris 1937.

Tecnica si destin

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Tehnică şi destin*



La urma urmelor, spuse Marele Inchizitor, îşi vor depune libertatea la picioarele noastre şi ne vor spune: faceţi din noi sclavii voştri, dar hrăniţi-ne. Vorbeşte oare ironic, îl întrebă Alioşa Karamazov pe fratele său? Ivan îi răspunse: “Pentru nimic în lume! El ia drept un merit al lui şi al Bisericii sale faptul de a fi învins libertatea în scopul de a face oamenii fericiţi. Căci nimic n-a fost vreodată mai insuportabil pentru un om sau pentru o societate omenească decît libertatea.”
Dostoievski, Fraţii Karamazov

Desigur, nimic nu e atît de insuportabil pentru un om ca libertatea, decît, uneori, mult prea rar după părerea mea, absenţa ei.


Cu ceva vreme în urmă, revista Krisisîmi oferea posibilitatea de a scrie un eseu pe tema Tehnicii. Prima mea reacţie a fost negativă. La ce bun să mai adaugi cîteva pagini la o suită de interpretări decisive date deja acestui destin, destinul nostru, atît în ce priveşte fondul său metafizic şi esenţa sa, cît şi manifestările sale cele mai spectaculoase ori cele mai discrete? În domeniile ştiinţifice, tehnologice, sociale, economice, nu s-a spus oare esenţialul despre efectele sale? Sîntem aşadar condamnaţi să nu mai adăugăm nimic la toate acestea decît scolii minore? Iar, ca să fim oneşti, nu s-ar cuveni mai degrabă să trimitem cititorul la o bună sinteză bibliografică? Pentru a scăpa atît absurdităţii, cît şi cacofoniei discursurilor mediatice, consolatoare şi obositoare, prin compulsiunea lor repetitivă, nu s-ar cădea oare să ne retragem într-un exil interior, să nu spunem nimic, să păstrăm o tăcere vigilentă şi meditativă, să contemplăm dezastrul şi să ne pregătim, pentru cînd va veni vremea, să înfruntăm ferm şi senin furtuna?

A linişti, a domoli, a se conforma doxei prezentului, pe scurt a aseptiza, după metode încercate de majoritatea zdrobitoare a universitarilor, iată un exerciţiu plictisitor pentru cel pe care nu-l interesează planurile de carieră. Vremurile de azi nu oferă oare nicidecum dovada eclatantă că nimic nu mai poate frîna inexorabilul mers înainte al Tehnicii şi autoreferenţialitatea autodepăşirii sale? În aparenţă opuşi, moraliştii progresişti de o parte, paseiştii nostalgici pe de alta, protejaţi cu toţii de versiunile lor ale umanismului – pentru primii abstracţia încarnată a drepturilor omului, pentru cei din urmă eterna patrie a cetăţeanului, chiar eterna monarhie –, nu cumva se înţeleg ei, în fond, pentru a lansa cuvinte goale şi lipsite de efect: unii pentru a masca prăbuşirea prezentă a democraţiei, adică sfîrşitul politicului, ceilalţi pentru a se complace fără risc în cronicile unui glorios trecut în care se uită preistoria feroce a modernului? Nu e prea tîrziu pentru a pretinde, ce spun, pentru a îndrăzni să pretinzi să corectezi cursului acestei mişcări orchestrate de omul occidental şi care, de acum înainte, scapă controlului săi pentru a-l constrînge să se conformeze logicii autodezvoltării sale? Iată întrebările care alimentau rezervele mele cînd mi-au revenit în minte cuvintele lui Nietzsche despre imperativa necesitate pentru om de “a stăpîni instinctul cunoaşterii” dacă nu vrea să sucombe sub dezlănţuirea totală a efectelor ştiinţei asupra civilizaţiei[1]. Îmi aminteam încă remarcile sale despre esenţa nihilismului, “pruritul infinităţii”, care reactualizează, douăzeci şi patru de secole mai tîrziu, ca un ecou tîrziu, antica şi neliniştita intuiţie a lui Aristotel enunţată prin această injoncţiune: “nu infinitul comandă”.
Cu cît trece timpul sau, mai bine zis, cu cît îmbătrînesc, cu atît lectura zilnică a ziarelor mi se pare mai fastidioasă, mai insipidă şi mai derizorie. Pe zi ce trece, nu poţi decît să constaţi repetitiv dezastrul. Pentru orice spirit înzestrat cu un simplu bun simţ, starea de fapt îndeamnă la cel mai profund pesimism. Discursurile triumfătoare ale corifeilor mediatici ai tehnologiei disimulează ceva înspăimîntător în spatele imaginilor seducătoare ale scenariilor culturale şi publicitare. Nu poţi decît să resimţi un profund dezgust în faţa acestor prefăcătorii ce ni se propun, de o manieră cu mult mai abilă decît cea mai rea dintre propagandele totalitare, pentru că sînt oferite într-un mod hedonist[2]. Niciodată nu resimţisem odinioară cu atîta forţă neputinţa bunului simţ. În cele mai grele momente ale războiului din Algeria, ale războiului din Vietnam sau, puţin mai tîrziu, cînd regimurile comuniste agonizante încercau să legitimeze o utopie degenerată cîrpind-o cu vechi petece naţionaliste, se părea că voci alternative puteau avea încă un anumit ecou.
Astăzi, orice sens se epuizează în cultura-marfă. Dacă, în ciuda acestor rezerve care n-au nimic dintr-o cochetărie retorică, ceva m-a împins să redactez cîteva rînduri despre Tehnică, aceasta provine din ceea ce am observat şi am trăit vreme de zece ani în post-comunism, în orizontul vieţii cotidiene a cîtorva ţări din fostul lagăr sovietic. Aici, am putut să constat, ca şi în puritatea unei experienţe de laborator, cît de înclinaţi sînt oamenii să se supună servituţii voluntare tocmai atunci cînd se deschisese, pentru un foarte scurt moment, o posibilă breşă; cînd se crease o instabilitate politică care putuse inventa sau, cel puţin, putuse încerca să inventeze altceva decît căutarea mîntuirii prin consumul frenetic de subproduse ale tehnologiei occidentale.
Nici o mîntuire însă dinspre Est, dimpotrivă, o accelerare a mişcării, un entuziasm masiv care, în ton major, făcu să răsune trompetele fericirii imediate, încarnate într-o mulţime de obiecte, dintre care la loc de cinste se află cele electronice. Sclavii ideologiei comuniste erau pregătiţi pentru asta, iar singura diferenţă care a apărut, pînă la urmă una banală, a fost aceea între şmecheri şi canalii pe de o parte – cei care au înţeles de multă vreme cum se fură bunul public – şi naivii, pe de altă parte – cei care credeau că mana capitalismului occidental le va fi miraculos oferită într-o versiune postmodernă a înmulţirii pîinilor. Miracole n-au fost deloc! În schimb, radicalizarea imperiului capitalului s-a manifestat aici de îndată. Centrul lumii occidentale invadează noile margini legitimîndu-şi acţiunea cu discursuri liniştitoare, proclamate de iluzioniştii plătiţi şi angajaţi în acest scop. Sub auspiciile stăpînilor capitalismului occidental, FMI, Banca mondială, BERD, o economie sincretică s-a născut din piaţa neagră, amestecînd instituţiile financiare naţionale şi internaţionale cu bazarul turcesc, transformînd în reţele mafiote vechile elite comuniste, pentru a fura cît mai repede cu putinţă proprietatea publică şi pentru a deschide piaţa[3]. Trecerea la democraţie se confunda cu un adevărat hold-up al bunurilor publice – cu siguranţă cel mai mare hold-up al secolului –, care a provocat o anarhie a moravurilor economice şi o anomie a societăţii, o corupţie generalizată a politicienilor, a administraţiei şi a instituţiilor judiciare ale ţărilor din fostul bloc sovietic, devenite în zece ani, noile “protectorate” ale Occidentului. Aici, criza generală a societăţii se citeşte pînă în cele mai mărunte aspecte ale vieţii cotidiene.


I. Criza drept condiţie a progresului modernităţii

După travaliul de deconstrucţie întreprins de Heidegger asupra istoriei filosofiei ca “uitarea a rostirii Fiinţei”, ar trebui să fie clar pentru toţi că Tehnica provine din fondul ontologic al metafizicii moderne – lansată de Descartes odată cu certitudinea lui ego cogitans, încrezător că descifrează adevărul fenomenelor graţie cartei matematicilor, care deschide gîndirea obiectivatoare către infinitatea tuturor procesualităţilor conceptuale şi pragmatice[4]. În acest fel se manifestă, după Nietzsche, extensiunea nihilismului valorilor. O asemenea metafizică implică o filosofie a subiectului triumfător, în care omul devine astfel centrul lumii, întrucît gîndurile şi actele sale sînt justificate, în ultimă instanţă, de efectele lor practice pe care el le poate constata asupra lumii. Omul se felicită pentru asta şi sfîrşeşte prin a se convinge că este singurul demiurg, că poate totul, iar cunoaşterea ştiinţifică îl va ajuta să decripteze toate secretele naturii şi ale lui însuşi (imaginaţie, gîndire, inteligenţă, nevroze şi psihoze etc.), pentru a le expune sub forma unor legi “naturale” formulate în termeni logico-matematici. Descartes oferă astfel un fundament metafizic descoperirilor lui Galilei: graţie încrederii subiectului în argumentaţia logico-matematică a obiectului său, cunoaşterea permite omului să-i universalizeze adevărul efectelor. Odată cu Descartes, cunoaşterea omului occidental s-ar derula de-acum ca modernitate.
La originea sa mitologică, cunoaşterea concepea omul şi lumea în armonie cu zeii; devenită filosofică, ea îndepărtează omul de orice animalitate, îi oferă contemplaţia propriilor sale idei pure, sau logica argumentelor sale, împingînd practicile efective în insignifianţă, în numele atotputerii idealului (Platon îi spune idéa, Aristotel o numeşte énérgeiaşi oferă o logică gramaticală a limbii greceşti axiomatizate în logică universală[5]). Aşezată sub autoritatea unui Dumnezeu unic şi trinitar, cunoaşterea devine cea care vrea să supună imperfecţiunea actelor umane la ordinea divină transformată în apriori al lumii (Sfîntul Toma şi cele patru sfere care organizează lumea perfectă[6]). Nici o inovaţie practică nu putea aduce atingere siguranţei subiectului gîndind această căutare a perfecţiunii, în faptul că libertatea sa se vedea limitată de o putere transcendentă[7].
Odată cu Galilei şi prin gîndirea filosofului său Descartes (Dasein-ul esenţei Tehnicii[8]), cunoaşterea devine o maşină care va repune neîncetat în cauză validitatea percepţiilor imediate ale omului. Artefactele conceptualizării, supuse probelor experienţei realizate cu instrumente[9], neagă adevărul simţurilor, al experienţei existenţiale directe a lumii, şi deschid această experienţă către adevăr într-o nouă lume devenită complet exterioară subiectului pe care numai el o va stăpîni[10]. De aceea, Descartes poate formula celebra propoziţie care întemeiază toată metafizica modernă: “[…] să devenim stăpîni şi posesori ai naturii”[11]. Dacă activitatea de astăzi a ştiinţelor şi-a uitat provenienţa, de ce ne-am mai mira, deoarece unii, după Heidegger, ar trebui să fi înţeles că “ştiinţa nu gîndeşte”. Şi tocmai pentru că “nu gîndeşte” – nu-şi gîndeşte originile – ştiinţa poate lucra, sub egida infinităţii, în căutarea nelimitată (şi fantasmatică) a cunoaşterii.
La urma urmelor, Dumnezeu însuşi nu-şi va mai avea locul său. Dovada adevărului său, sesizat odinioară graţie prezenţei în revelaţie, va trece de acum printr-o demonstraţie întemeiată pe argumente logice, creînd un fel de Deus ex machinaîndepărtat, lăsînd oamenilor grija de a descoperi legile fizice ale unei naturi pe care ar fi oferit-o setei lor de cunoaştere. Sacrul iese astfel din experienţa cotidiană a unui uimiri în faţa “enigmelor” naturii. Ceea ce fonda credinţa, revelaţia, ceea ce primii creştini numesc o minune – sau acel “Cred pentru că e absurd” al lui Tertulian – nu-şi mai găseşte justificare într-o asemenea épistèmê. Astfel concepută, cunoaşterea ştiinţifică, voinţa de cunoaştere, după Foucault, omologarea, după Gianni Vattimo (alte nume ale Tehnicii), nu mai poate fi considerată decît în funcţie de efectele sale, căci provenind din auto-dezvoltarea sa, cu alte cuvinte din imanenţa argumentelor sale, ea se desfăşoară prin referire la propria sa certitudine imperativă şi la rezultatele tangibile pe care le produce. Din acest motiv, cei care sugerează că ar exista o bună şi o rea cunoaştere ştiinţifică demonstrează că n-au înţeles nimic din dinamica sa conceptuală şi practică, că aparţin acestor două tipuri de spirite ştiinţifice tipic europene, pe de o parte inconsolabililor epocii de aur, ai paradisurilor pierdute, care poartă eternul doliu al căderii, al căderii în timp, în istorie, în politică, în ştiinţă[12]; de cealaltă, ei aparţin ireductibililor optimişti ai Aufklärung-ului, care pledează în diverse versiuni pentru “viitoruri luminoase”, oricare ar fi numele cu care le ornează: Progresul, imperiul Raţiunii, Spiritul lumii, Raţiunea în istorie, societatea comunistă şi sfîrşitul necesităţii, democraţia, drepturile omului şi împlinirea societăţii de consum. De la Descartes la Hayek, gîndirea modernă occidentală a căutat mereu să elibereze trecutul de obstacolele sale pentru a împlini un viitor radios[13].
În fapt, cunoaşterea ştiinţifică şi rezultatele sale practice se manifestă mereu într-o lumină ambiguă. Pentru viaţa oamenilor, pentru guvernarea lor şi pentru diversele lor feluri de organizare a vieţii în comun (ceea ce se numeşte politică, moduri de socializare, cutume, legi şi instituţii însărcinate să le aplice, schimburi economice, moduri de a produce, etc., deci pentru tot ceea ce întemeiază o comunitate), manifestările ştiinţei sînt simultan bune şi rele. Modernitatea se află într-o stare permanentă de criză şi de disfuncţii, cărora stăpînii cunoaşterii şi ai puterii trebuie să le răspundă neîncetat tocmai pentru că fenomenele care încarnează Tehnica şi cunoaşterea ştiinţifică au rezultate amfibologice. De aceea, istoria nu dă niciodată lecţii. “Oamenii sînt întotdeauna mai apropiaţi de vremea lor decît de părinţii lor”, scria odinioară Marc Bloch, după catastrofa totală din 1940. De asemenea, crizele se datorează mereu condiţiilor contradictorii ale unui prezent reînnoit, şi nu pot fi deci depăşite decît prin decizii care angajează viitorul şi care fac loc altor crize, o accelerare a progresului ad infinitum. Totul funcţionează ca şi cum oamenii, mai întîi savanţii, apoi consumatorii obişnuiţi, ar fi hipnotizaţi, lipsiţi de clarviziune, mereu entuziaşti şi orbiţi în faţa performanţelor tehnice produse de cunoaşterea ştiinţifică. Niciodată, sau aproape niciodată, nu le vine în minte ideea că ziua de mîine ar putea să-i dezamăgească, de vreme ce nici o transcendenţă nu-i mai poate chema la ordine, nu mai poate impune o limită libertăţii lor de cunoaştere care este, în ultimă instanţă, dimensiunea nelimitată a puterii. Ceea ce-i fascinează cel mai mult, în numele unui viitor luminos, dar, în fond, mereu enigmatic şi lipsit de chip, este prezentul imediat şi cel mai efemer. Crizele modernităţii se manifestă atunci cînd vine momentul de a impune şi de a aplica noi teorii, politice sau economice, care transformă modurile de a produce, de a consuma, de a schimba, de a construi, de a distruge, pe care ştiinţa le pregătise deja ca posibilităţi. Crizele sînt semnalele ce avertizează de prezenţa unor noi forţe care caută să se desfăşoare în totalitatea socius-ului.
Ceea ce caracterizează revoltele şi revoluţiile moderne este că scopurile lor prime şi ultime urmăresc intensificarea modernităţii însăşi. Ele vizează întotdeauna să dezrădăcineze şi mai radical oamenii, să distrugă stările de lucruri pe care cunoaşterea ştiinţifică le privea deja ca arhaice, adică depăşite, hărăzite “coşului de gunoi al istoriei”. Modernitatea justifică distrugerea cadrelor vieţii la a căror realizare contribuise ea însăşi, făcînd mereu apel la “fericirea viitoare”. Deîndată ce o anumită stabilitate e obţinută, iar anumite îmbunătăţiri evidente ale condiţiilor de viaţă cotidiană sînt atinse, se uită preţul pagubelor imense care le-au dat naştere. Uitare care permite mereu umaniştilor să încerce să-i convingă pe ceilalţi că mîine nu va mai fi aşa. De asemenea, sînt condamnaţi retroactiv cei care au abuzat de cunoştinţele ştiinţifice pentru a face rău, astfel încît prezentul se vede exonerat de toate derivele sale potenţiale. Viziuni naive sau cinice, care omit faptul că răul, ca şi binele, sînt prezente deja, ca posibilităţi, în desfăşurarea însăşi a tehno-ştiinţei la prezent. Astfel se poate lansa un nou ciclu, cu multiple figuri, inclusiv dintre cele mai violente, de care actorii pretind, în mod paradoxal, că se leapădă moralmente, hrănind iluziile anacronice cele mai înşelătoare.

Cei care pledează, şi sînt numeroşi aceia, pentru forme blînde de dezvoltare, nu fac ei înşişi decît să arunce o perdea de ceaţă peste această problemă abisală. Ei nu pot să afirme această posibilitate de dezvoltare blîndă decît rentabilizîndu-şi cunoaşterea, adică inventînd noi produse, care trebuie neapărat să se transforme în obiecte-mărfuri. Acţionînd astfel, ei pregătesc, după placul lor, “extinderea domeniului luptei”[14], dacă înţelegem prin luptă concurenţa neînfrînată şi necesară maşinăriei care uneşte capitalul, cercetarea ştiinţifică şi piaţa. Aceşti “buni” producători, bunăoară aceşti “buni” neguţători ai bio-agriculturii, nu scapă expansiunii domniei Tehnicii, chiar dacă vor (mereu voinţa!) să-i dea gustul mierii ecologice. O nouă expresie, căreia nu-i lipseşte sarea şi piperul, enunţă această fără umor: “să facem agricultură şi alimente tradiţionale cu mijloace moderne”. Civilizaţie a timpului liber – formă postmodernă a mercantilizării timpului eliberat de muncă şi reînlănţuire a aceluiaşi timp la banii necesari timpului liber – şi ecologie, Tehnica şi corelatul său productiv, marfa, au mercantilizat, în chip evident, domenii rămase odinioară încă la adăpost de ceea ce Heidegger numea Gestell, esenţa însăşi a Tehnicii. Dezvoltării agriculturii, unei alimentaţii şi unei distribuţii întemeiate pe logici industriale, pe raţionalizarea proceselor productive, şi articulate în jurul rentabilizării maximale, dînd naştere unor lupte din ce în ce mai radicale împotriva scăderii tendenţiale a nivelului profitului, îi corespunde o angoasă sanitară în faţa derivelor pe care această dezvoltare le-a produs. Criză deopotrivă biologică (sînge contaminat, vacă nebună şi pui cu dioxină) şi economică (şomaj, ruină a creşterilor industriale încurajate odinioară de instanţele tehnice, sindicale şi politice agricole), ea exprimă rezistenţele vieţii la ceea ce îi e esenţialmente străin: constrîngerea tehnico-industrială sau logico-ştiinţifică. Cum s-ar putea crede că o agricultură zisă biologică – ca şi cum aplicaţiile biologiei, ale biochimiei, ale geneticii, n-ar fi ele însele (şi ele, printre altele) chiar la originea industrializării agriculturii – ar putea scăpa constrîngerilor ştiinţei asociate cu necesara rentabilitate fără care modernitatea e condamnată la stagnare economică, adică la moarte[15]?


II. Despre expansiunea infinită

Astăzi, anumite grupuri socio-profesionale, grupuri de consumatori, de intelectuali, se îngrijorează, mult prea tîrziu[16], de amploarea manipulărilor chimice şi genetice care modifică plantele şi animalele pentru a obţine cele mai bune randamente. Desigur, selecţia speciilor este una din cele mai vechi aventuri umane. Abandonînd hazardul vînătorii şi al culesului pentru a se sedentariza, pentru a construi sate şi oraşe, oamenii au inventat domesticirea plantelor, agricultura, şi a animalelor, prin creşterea lor. Aceste două fenomene sînt cosubstanţiale primei şi anticei revoluţii urbane. Cu toate acestea, o asemenea selecţie a speciilor vegetale şi animale rămînea supusă capriciilor încrucişărilor naturale, de unde foarte lenta evoluţie a speciilor domesticite. Se selecţiona ceea ce natura oferea pentru a întări cutare sau cutare caracter deja prezent, dar era nevoie de timp pentru asta. Cît priveşte însămînţarea artificială, ea n-a fost decît mijlocul de a ameliora acest vechi procedeu natural.
În schimb, inovaţiile tehnico-ştiinţifice majore ale celei de-a doua jumătăţi a secolului XX, realizate graţie descoperirii structurii moleculare în dublă elice a ADN-ului în 1953[17]şi descifrării codului genetic în anii şaizeci, permit decriptarea primului cromozom uman şi deci posibilitatea pe care şi-a oferit-o omul de a interveni în mod direct în modificarea şi redistribuirea patrimoniului genetic al tuturor speciilor, inclusiv a sa, cu tot ce e mai bun şi mai rău în asta. Din acest moment, nimic nu va fi mai uşor, la limită, decît să se creeze ex abrupto specii noi, răsturnînd timpul biologic al evoluţiei aşa cum l-a interpretat Darwin şi forţînd natura, fără a stăpîni posibilele şi inevitabilele reacţii. În ciuda tuturor discursurilor progresiste, a tuturor comisiilor de etică, a tuturor legilor[18] destinate să anestezieze conştiinţele, o asemenea voinţă demiurgică de cunoaştere nu e nicidecum animată de intenţia îmbunătăţirii destinului uman, ci de logica cunoaşterii inovatoare[19].
            În starea actuală a cunoaşterii şi a mijloacelor tehnice de care dispun naţiunile cele mai puternice, Pămîntul ar fi în stare să hrănească generos toate populaţiile care îl locuiesc şi să îngrijească numeroase dintre ele. Însă inovaţiile genetice ale cercetării agro-alimentare şi ale embriologiei, finanţate de puternice grupuri industriale şi financiare, sînt animate de o singură logică, cea a profitului, şi nu de spiritul unei bune guvernări. Astfel încît, pînă la urmă, interrelaţia trinitară, cu destin orb, între ştiinţă, tehnică şi capital, se dovedeşte, o dată în plus, verificată. Ministrul francez al cercetării (care este şi cel al Educaţiei naţionale) nu se dă în lături de la înflorituri umaniste pentru a afirma răspicat:
            “Comerţul cu această marfă virtuală care este spiritul va avea loc – are deja loc – la scară mondială, fără frontiere şi, pentru moment, fără un control clar. Marfă impalpabilă, care nu se transferă decît de la creier la creier, ea se transportă uşor de la un capăt la altul al planetei, la un cost, la un preţ, la o valoare comercială”[20]. Şi, ca orice marfă, cea a spiritului va fi obiectul unei lupte, al “unei bătălii a inteligenţei”[21]. Pe scurt, e vorba de o nouă modalitate şi de o nouă miză a războiului. Preşedintele Statelor Unite, William Clinton nu s-a înşelat în această privinţă atunci cînd, în discursul său anual în faţa Academiei de Ştiinţe a Statelor Unite ale Americii, a reamintit în faţa unui auditoriu compus din cei mai importanţi savanţi ai ţării sale, că trebuie să fie pregătiţi să înfrunte noile conflicte, noul terorism, noile ameninţări: “[…] I said terrorist and outlaw states are extending the world’s fields of battle, from physical space to cyberspace, from our earth’s vast bodies of water to the complex workings of our own human bodies[22]. Se pot preconiza, într-adevăr, noi tipuri de combatanţi, hackerii reţelei Internet sau ai cercetătorilor, produşi de această dezvoltare a tehno-puterii, care nu mai înseamnă căutare de noi pămînturi, de noi spaţii maritime, ci stăpînirea de programe şi de contra-programe informatice, gestiune a moleculelor de enzime, de bacterii, de viruşi.
            Reacţiile la pericolele agriculturii şi creşterii animalelor biologic modificate, puternic industrializate, manifestate prin interesul faţă de agricultura ecologică sau biologică, “întoarcerea la produsele tradiţionale”, n-au nimic de-a face cu o repliere asupra schimburilor ţărăneşti şi regionale. Zonele rurale din Europa occidentală s-au golit de ţărani, locuitorii lor nu mai sînt decît nişte periferici ai oraşelor, agricultori hiperspecializaţi sau posesori de rezidenţe secundare, implacabil dominaţi de pieţele urbane, naţionale şi internaţionale. Agricultura biologică lucrează în aceleaşi registre ca şi transformarea obiectelor celor mai obişnuite de la ţară în antichităţi de iarmaroc, în decoruri de rezidenţe secundare sau de apartamente, pe scurt în mărfuri. “Întoarcerea la produsele tradiţionale” impunînd o mai mică productivitate, o mai redusă mecanizare, o mai modestă întrebuinţare a îngrăşămintelor, costă mai mult şi se adresează deci unei clientele înstărite de privilegiaţi. Ecologic, desigur, însă cu totul parţial, pentru că nici calitatea aerului, nici cea a apei, bunăoară, nu sînt controlabile de către agricultorul care alege acest tip de producţie. În sfera sa de activitate, agricultura ecologică sau pretinzîndu-se astfel, aparţine mişcării generale a lumii – a separa, tot mai mult şi neîntrerupt – polul bogăţiei de cel al sărăciei. Nici un obiect integrat legilor pieţei nu scapă acestei dinamici. Revolta împotriva efectelor Tehnicii nu se poate elibera de forţele generale născute din imperativele productiviste ale tehno-ştiinţei. Paradox logic al vremurilor noastre postmoderne: dacă fabricanţii de roquefort, brînză arhaică, brînză de fermă prin excelenţă, trăiesc confortabil asemeni majorităţii claselor mijlocii, e pentru că depind de piaţa americană, unde îşi vînd 40% din producţie.
            Asemenea exemple lămuresc simptomele, pînă la urmă minore, ale acestei expansiuni fără sfîrşit a crizelor ale căror soluţii deschid întotdeauna către noutate şi extindere. În spatele ţipetelor, a vociferărilor şi injuriilor lansate de agricultorii animaţi de o mînie legitimă împotriva restaurantelor McDonald’s, putem ghici disfuncţii economice mult mai grave şi fracturi sociale mult mai profunde.

            Criza, cea care într-un scurt interval de timp reduce la şomaj, la mizerie, la sărăcie, la dezrădăcinarea maselor umane, a devenit spaima popoarelor occidentale, şi asta de cînd au gustat din deliciile societăţii de consum şi au identificat-o cu idealul democratic. În Occident, toată gîndirea colectivă e obsedată de lipsă, nu de lipsa esenţialului (se găsesc mult mai multe lucruri în gunoaiele de la New York decît în cele de la Accra), ci de lipsa unui neesenţial care este oferit poftelor tuturor datorită propagandei economice, care se ascunde sub un nume comun: publicitatea.
            După un secol de învăţămînt general şi popular articulîndu-se în jurul problematicii pedagogice a Luminilor Raţiunii, în jurul unei corelaţii între progresul cunoştinţelor ştiinţifice şi progresul moral, oamenii din Occident şi din ipostazele sale (inclusiv din ipostazele sale comuniste) sînt supuşi la două forme ale unei unice servituţi… pe de o parte muncii şi corelatului său obligat, şomajul, pe de altă parte mărfii şi corelatului său, creditul[23]. De aceea, popoarele sînt gata întotdeauna să accepte toate soluţiile politice şi sociale, inclusiv pe cele mai autoritare, pe cele mai dictatoriale şi mai totalitare, adesea pe cele mai barbare, numai să le asigure abundenţa şi securitatea: muncă, obiecte de consum, vacanţe, timp liber, îngrijire medicală şi visuri de nemurire etc. Că asemenea alegeri au radicalizat contradicţiile de interese şi deci tensiunile între imperii, între statele-naţiuni, că au antrenat popoarele acestor imperii şi ale acestor state pe calea războiului total, şi au provocat dezastrele umane care compun cronica tragică a acestui veac XX, din care se înfruptă hulpav istoricii, nimic din toate acestea nu poate să-i încetinească mişcarea.
            Cu siguranţă, nimic nu trebuie să ne facă să uităm că războiul este el însuşi un factor de progres tehnico-economic. În ciuda evidenţelor, umaniştii continuă să nege acest fapt cu îndîrjire. Ei afirmă că numai regimurile totalitare şi nicidecum regimurile democratice ar da o întrebuinţare degenerată sau greşită ştiinţei şi tehnologiei. Ei reacţionează ca şi cum, de la Lumini încoace, un imperativ teoretic etic ar domina sistemele politice, instrumentele legislative şi instituţionale, care ar fi putut forţa oamenii să-şi regleze conflictele doar prin mijloace paşnice. Războiul, oricît l-am deplînge, e un formidabil instrument de producţie şi de inovaţii tehnico-ştiinţifice[24]. Războiul este nu numai o confruntare violentă între oameni – la fel de veche precum prezenţa lor pe Pămînt – dar, de la invenţia artileriei încoace, el participă la procesul fără sfîrşit al invenţiei ştiinţifice, garant al puterii, supusă exigenţei de a crea mijloace din ce în ce mai eficace pentru a ucide oamenii, pentru a demola opere la a căror construire au lucrat uneori de sute de ani. Ştiinţificitatea războiului a făcut să dispară vechile noţiuni de curaj şi de vitejie, pentru a le înlocui cu o concepţie industrială[25], creînd nevoi tot mai acute de arme noi, de muniţii noi, de clădiri mai adaptate pentru a rezista la foc, mereu mai perfecţionate, mai eficiente, mai puternice, mai precise, mai blindate sau mai performante, pe scurt, o întreagă programatică precis calculată[26]. Puterii de foc a mobilizărilor de mase umane tot mai importante i s-a substituit de acum producerea de arme de atac, de apărare şi de disuasiune “inteligente”, de instrumente de măsură şi de contra-măsură mai sofisticate. Aceasta implică nevoi tot mai importante, o intendenţă şi nenumărate mijloace de transport tot mai raţionalizate, dar şi progrese inedite în medicină, în chirurgie, în psihiatrie[27]. Războiul inovează fără încetare[28], în vreme ce în miezul proceselor de distrugere masivă pe care le are în vedere războiul modern prin tacticile sale şi prin mizele sale strategice se află deja programe de reconstrucţie şi mai uriaşe. Războiul (sau pregătirea sa, aşa cum a fost cazul vreme de patruzeci şi cinci de ani de război rece) a devenit un factor decisiv, exponenţial şi simultan, de desfăşurare a tehno-ştiinţei şi capitalului. Cu alte cuvinte, tehnicitatea războiului pentru a fi eficient reclamă o raţionalizare identică cu cea care organizează producţiile industriale cele mai complexe[29]. A crede, asemeni bieţilor filistini ai umanismului şi ai moralismului, că războiul ar fi rezultatul unei întrebuinţări degenerate a ştiinţei sau că ar rezulta din vreo patologie socială, înseamnă a enunţa a mie una comicărie metafizică. Înseamnă a disimula lumea reală în spatele unei dubluri idealizate, cu preţul unei groteşti renegări, şi pe care practicile efective o dezmint fără încetare: la urma urmelor, înseamnă a te refugia în spatele discursurilor consolatoare fără priză asupra realităţii, chiar dacă aceasta nu reprezintă decît o altă iluzie a intelecţiei noastre. Strategii, în ce-i priveşte, înarmaţi cu viziunile lor realiste asupra lucrurilor, ne învaţă mult mai multe despre sfîrşitul metafizicii. Să recitim cîteva rînduri (uimitoare de-a dreptul) scrise în 1961 de către un matematician, fizician şi teoretician american al războiului nuclear, Herman Kahn, membru la corporaţiei Rand[30]:
            “Examene obiective demonstrează că suma tragediilor (sic) ar creşte enorm în lumea de după război [este vorba de războiul nuclear], dar că această creştere n-ar exclude totuşi o existenţă normală şi fericită pentru majoritatea supravieţuitorilor şi a urmaşilor lor. […] Morţile embrionare n-ar avea decît o importanţă relativă […]. E probabil ca, în prima generaţie, să întîlnim în jur de cinci milioane de asemenea cazuri, iar în următoarele, o sută de milioane. Consider că această din urmă cifră nu cîntăreşte foarte greu în balanţă, independent de minoritatea de cazuri în care va fi vorba despre false naşteri sau despre mortinatalitate. Oricum ar fi, umanitatea este atît de fecundă, încît o mică diminuare a fertilităţii sale nu are motive să fie luată în mod special în serios, nici măcar de individul care este atins de ea*.
           
            Pentru a se dezvolta, tehno-ştiinţa, cu investiţiile în capital de care are nevoie, reclamă, cu riscul stagnării şi deci al morţii, uitarea şi negarea adevărurilor stabilite în cursul propriei sale istorii; adică uitarea fundamentelor însele ale posibilităţii sale de a fi, etapele succesive ale drumului său spre adevăr, precum şi toate valorile etice care ar pretinde la limitarea efectelor sale. Nu există mecanică cuantică sau ondulatorie fără renunţarea la mecanica newtoniană; nu există biologice moleculară fără abandonul concepţiilor clasificatorii precedente; nu există expansiune a capitalului fără renunţarea la obiecte încă funcţionale; aşadar, nu există progres tehnico-economic fără distrugerea anticipată a valorii de întrebuinţare şi instaurarea permanentă a dominaţiei unei valori funcţionale reînnoite fără încetare şi transformate în valoare de schimb. În modernitate, oferta – întreţinută de alianţa dintre tehno-ştiinţă şi capital – este cea care determină întotdeauna cererea şi nu cererea socială cea care ar crea oferta. Datorită acestui nihilism ontologic – transmutarea valorilor, după Nietzsche –, încarnările tehnologice ale ştiinţei se înfăţişează într-o lumină mereu ambiguă, deopotrivă pozitivă şi negativă, distrugînd viaţa sau prelungind-o, pînă la a promite oamenilor de azi o inumană nemurire care, odinioară, era rezervată doar zeilor.

            Căutarea frenetică a unei cunoaşteri fără sfîrşit urmăreşte să scoată la vedere secretele ultime ale naturii (inclusiv ale omului), pentru a le înlocui cu artefacte: clonele. La orizontul a ceea ce s-a realizat deja din punct de vedere tehnic, socialul va fi organizat în diverse grupuri genetic predefinite, fiecare preocupîndu-se de realizarea de programe stabilite de către stăpînii cunoaşterii şi ai puterii economice, supuşi reglărilor asistate de implanturi cerebrale permiţînd informarea computerelor, care vor detecta cele mai mici abateri de la normă, sub ochiul vigilent al camerelor video, în timp ce alte computere vor spiona fără încetare transmisiile telefonice şi corespondenţa circulînd pe reţeaua planetară a Internetului[31]. Nu e aceasta deja opera programelor de cercetare cele mai avansate realizate în Statele Unite pentru a lega creierul uman de computere? “[…] un om complet paralizat se serveşte de un computer numai prin forţa gîndirii sale. Graţie implanturilor sale cerebrale, omul secolului XXI îşi va putea mări capacităţile naturale, va putea înţelege limbi pe care nu le-a învăţat, va putea mobiliza instantaneu mii de informaţii, nemaifăcînd diferenţa între corpul său şi organele sale ‘externe’.”[32] Formă absolută de extasis, de identificare a omului cu ceea ce îi este total exterior, chiar dacă această exterioritate este produsul imaginaţiei sale logico-conceptuale: triumf total al tehnicii ca Gestell. Rezultatele acestei cercetări experimentale par atît de promiţătoare, încît directorul ei, neurologul american Philip Kennedy, e cuprins de ameţeală: “Aplicaţiile medicale ale cercetărilor noastre sînt imense, dar prefer să nu mă gîndesc la ele: asta îmi face puţin teamă”[33]. Alţii se bucură deja: “Electronica va spori puterea creierului, la fel cum ciocanul a sporit puterea mîinii”[34], dar uită să semnaleze că această electronică implantată “[…] pune, în diverse grade, probleme inedite în materie de respect al vieţii private şi al confidenţialităţii datelor personale. Se pare că ne îndreptăm către apariţia unor comunităţi virtuale permanente, în care fiecare membru va primi şi va emite mase gigantice de date de ordin privat, care vor fi multiplicate şi difuzate la infinit”[35]. În vreme ce fraierii fantasmează pe marginea ideii unei libertăţi sporite: “Sîntem nerăbdători să auzim zgomotul perforatoarelor străbătîndu-ne creierele pentru a instala în ele prize electronice”[36]. Prizonieri ai unei închisori fără gratii, dresaţi de amestecul de biologic, informatic şi virtual în marea reţea de informare planetară, elaborăm programul unui destin implacabil, cel al particulelor elementare ale unei societăţi antropologic reînnoite[37]şi aruncate, după frumoasa expresie a lui Baudrillard, într-o “noapte ontologică”[38].

            Versiuni nostalgice ale contestărilor pacifiste ale tehno-ştiinţei, sau revoluţii social-politice violente, oricare ar fi expresia lor, toate voinţele de transformare socială sau tehnologică născîndu-se în sînul modernităţii nu se pot smulge esenţei sale. Ele au avut, toate, şi întotdeauna, ca rezultat intensificarea chiar a acestei modernităţi şi extinderea ei la sfere de activitate umană care scăpau încă mrejelor sale. Toate revoluţiile moderne au pledat pentru destinul progresului, al unei raţionalizări superioare celei precedente, al unei gestiuni mai eficiente, al unei accelerări a producţiei, chiar dacă şi-au mascat finalitatea sub zdrenţele vechilor mitologii, sub “valorile” proprii culturii umaniste europene sau al unui proletariat mîntuitor care ar fi moştenitorul umanităţii în abstracţia sa cea mai vastă. Hannah Arendt, recitind Marx, Nietzsche şi Kierkegaard, remarca faptul că criticile radicale ale idealismului nu scăpau nicidecum idealismului pe care îl denunţau, pentru că instrumentele conceptuale pe care le puneau la lucru aparţineau acestui idealism însuşi. Chiar dacă îi privim pe aceşti trei filosofi drept “presocraticii” modernităţii noastre tîrzii, limitele gîndirii lor revoluţionare sînt induse de instrumentele conceptuale pe care le utilizează. Lucrurile stau la fel cînd e vorba de sensul operei practice a revoluţiilor social-politice, atunci cînd afişează mereu aceeaşi intenţie: să împlinească de o manieră cît mai eficientă şi mai generală ceea ce se făcea înainte. Ştiinţele naturii, în schimb, uitînd în ceaţa rezultatelor lor inedite rădăcina metafizică şi orice “valoare perenă”, nu se încurcă în asemenea discursuri pentru a-şi asuma brutal adevărul prezent şi viitor; ele spun pur şi simplu: “mîine vom face şi mai bine, pentru că astăzi facem mai bine decît ieri”. Din clipa în care subiectul s-a instalat în certitudinea autocentrată a obiectivărilor matematizabile pe care le construieşte, şi care pot fi deci contabilizate, nici o versiune a umanismului nu se poate ridica vreodată împotriva maşinăriei sale.

            A schimba orientarea modernităţii, orizontul său de destin, în sensul cel mai radical, va fi aşadar imposibil atîta vreme cît nu îşi va fi epuizat autoreferenţialitatea potenţialităţilor sale de autodepăşire pe care i le garantează metafizica infinităţii. Schimbarea orientării modernităţii ar necesita găsirea nu numai a unei alte semnificaţii pentru cuvîntul revoluţie, ci şi o stare de spirit colectivă care să fie capabilă să o întîmpine fără a o transforma într-o nouă radicalizare a potenţialităţilor sale precedente.


            III. Despre starea staţionară a exploatării perfecte

            Sugerînd ideea unei revoluţii reînnoite, fără a-i surprinde totuşi cu claritate forma, voi încerca să-i precizez puţin conţinutul. Această intuiţie rămîne pentru mine enigmatică, şi asta chiar dacă-i raportez de la început intenţia la o mişcare antimetafizică sau, mai degrabă, la un efort prin care omul ar încerca să se smulgă din metafizica modernă, din această certitudine a subiectului, adequation res intellectum, proclamîndu-se stăpînul obiectelor şi al lui însuşi. Această aroganţă a speciei e perfect ilustrată de Kant atunci cînd scrie: “Daţi-mi materie şi voi construi cu ea o lume. Cu alte cuvinte, daţi-mi materie şi vă voi arăta cum trebuie să iasă din ea o lume”[39]. Ultimele rezultate ale cercetărilor biologice demonstrează impecabil această voinţă demiurgică: “Biology is entering a new world; not only do we face a revolutionary leap in what we know, we also face radical changes in the tools we must use to understand that information. I am not sure we are prepared for the full impact of either but we have already made our first steps into the new world of genome. The challenge is now to translate the new biology into tangible benefits for humanity[40]. Această aroganţă deci, care pretinde că domină lumea în totalitatea sa pentru a-i smulge toate secretele, a condus, puţin cîte puţin şi pe măsură ce se uita originea metafizică a ştiinţei în profitul exclusiv al teoriilor şi al verificărilor lor experimentale, la a se confunda în primul rînd toate fenomenele naturale (ştiinţe ale naturii), apoi toate activităţile umane care sînt legate de ele (economie), în sfîrşit oamenii înşişi în experienţele lor sociale şi private (sociologie, psihologie), cu reprezentările unificate ale acestora pe care le oferă calculul matematic şi programele prospective pe care acest calcul le permite.
            A depăşi metafizica, iată, mi se pare, la ce făcea aluzie Ernst Jünger atunci cînd vorbea de o depăşire (dépassement-surpassement): Über[41] die Linie. Jünger vedea acest moment ca momentul iniţiatic şi inovator al unui erou rebel, un Waldgänger, acţionînd prin “recursul la păduri”, ca metaforă a unei retrageri necesare pentru un nou început. Cu toate acestea, Jünger, aristocratic şi optimist, omite să ia în considerare ceea ce ar face posibilă această depăşire, şi anume ca ea nu se poate arăta fără să se împlinească înainte, şi în totalitate, destinul Tehnicii. O eră nouă (o nouă epocă a rostirii fiinţei în termeni heideggerieni) ar fi deci în aşteptare, şi asta cu atît mai mult cu cît împlinirea sa i-ar ascunde şi mai tare întrezărirea.

            Totuşi, problema destinului lumii, dacă de această problemă e vorba aici, nu poate evita să ia în seamă realitatea societăţilor noastre postmoderne: a acestor societăţi de masă în curs de urbanizare generalizată, cea a megalopolis-urilor acestui sfîrşit de veac şi a veacului ce vine. De aceea, chiar dacă admir metafora poetică, nu poate fi vorba de oarecari eroi viteji, oricît de curajoşi sau de tragici ar fi ei! Asemeni zeilor, valoarea exemplară a epopeii, la fel ca şi cea a tragediei sau a dramei catartice, ne-au abandonat definitiv. Epopeea şi teatrul care se oferă publicului nu mai sînt, în majoritatea lor covîrşitoare, decît obiecte de distracţie, de loisir, de alungare a grijilor, de manipulare anacronică, subproduse ale simulacrelor proprii epocii noastre postumaniste. Tot aşa cum nu poate fi vorba de o depăşire hegeliană, deoarece pozitivul şi negativul, ţinînd de o aceeaşi épistèmê a subiectivităţii, nu pot, în clipa reconcilierii lor, decît să producă o versiune radicalizată a pozitivităţii precedente. De fapt, depăşirea hegeliană nu este nimic altceva decît activarea a unor posibilităţi deja prezente, dar limitate, chiar blocate de către pozitivitatea anterioară: virtuozitatea logicii hegeliene, Aufhebung, articulîndu-se după axioma: “tot ce e real e raţional”, îi legitimează advenirea dezlegînd-o de vechile piedici puse desfăşurării lor.
            Revoluţia la care fac aluzie, fără a putea să-i sesizez ori să-i prevăd materia evenimenţială (fiindcă devenirea nu are chip, iar eu nu sînt profet), ar fi o revoluţie în care omul ar căuta să se sustragă metafizicii moderne, inclusiv în formele sale cele mai degradate, şi totuşi cele mai seducătoare, pe care le actualizează fără încetare credinţa în pozitivitatea legilor imanente ale tehno-ştiinţei ca telos al unui ideal al Frumosului, al Bunului şi al Adevăratului, şi ca realizare practică a bunei guvernări. Iată, mi se pare, ceea ce propunea Jünger să depăşim şi să traversăm cu o exemplaritate eroică, ascetică şi cavalerească[42], şi totuşi iluzorie în privinţă stării de lucruri.
            Putem să sperăm în chip lucid la o asemenea posibilitate în faţa amplorii dezastrului şi a amplorii alienării? Dezastru al desocializării din moment ce munca productivă cere din ce în ce mai puţin intervenţia umană, sistemele de comunicare îndepărtează pe zi ce trece omul de un faţă-n faţă realmente uman, pacific sau violent: conversaţii “internetizate”, arme “inteligente” cu “zero morţi”, experienţe existenţiale consumate în imaginile televizuale sau pe ecranele computerelor; dezastru al politicii atunci cînd comunicarea unei opinii corecte devine doxa planetară şi înlocuieşte polemos-ul ca fundament al democraţiei; individualizare redusă la hipertrofia unui eu incapabil să schimbe ceva cu celălalt, decît recunoscînd în el o asemănare liniştitoare, mai ales atunci cînd ea se manifestă ca şi simulacru al diferenţei[43]; dezastru prin aceea că fiecare zi care trece vede majoritatea oamenilor nemaiconsiderînd realitatea socială, economică, culturală şi cultuală decît în funcţie de multiplele posibilităţi ale unui consum onanist[44].
            Pentru ca o nouă reprezentare simultană de la sine la sine şi de la sine la altul să poată lua naştere, ar trebui ca această posibilă depăşire să se pregătească deja în chiar miezul derulării modernităţii celei mai radicale. Numai că, pe zi ce trece – astăzi curgerea zilelor reducîndu-se la eterna prezenţă a lucrurilor şi a evenimentelor în timp real, adică într-o non-temporalitate pe care s-ar cuveni s-o asumăm pe deplin –, speranţa jüngeriană pare dezminţită.

            Cum să întrezărim scînteierea vreunei lumini salvatoare? În ecologia care pretinde că asumă contestarea contemporană a dezvoltării tehno-ştiinţei! Nou hedonism al claselor de mijloc garantate, ecologia creează noi mărfuri şi, astfel, fără voia sa, participă la extensiunea sferei mercantile. Nimic, nici catastrofele nucleare (Cernobîl), nici catastrofele chimice (Bhopal), biologice (vaca nebună), ecologice (mareele negre), atent puse în evidenţă, nu  opreşte inexorabilitatea acestei mişcări. În adevărul prezenţei sale, ea de dovedeşte inevitabilă, insurmontabilă, urmînd cursul orb al puterii ca normalitate, ca devenire “naturală”. “Împlinirea nihilismului, scria Heidegger, animat de o redutabilă luciditate, nu înseamnă încă sfîrşitul său. Odată cu împlinirea nihilismului, începe doar faza finală a nihilismului, al cărei orizont va fi probabil de o întindere neobişnuită, pentru că va fi fost dominat în totalitate de o ‘stare normală’ şi de consolidarea acestei stări.”[45]Şi, adaugă el: “De aceea linia zero, unde împlinirea va ajunge la sfîrşit, nu e vizibilă pentru nimic în lume”[46].
            Criticînd politicos optimismul lui Jünger, Heidegger, la rîndul său, nu mi se pare că scapă deloc acestui optimism. Nu a deplasat el oare voinţa eroică jüngeriană către aşteptarea fermă şi senină a sfîrşitului unei destinalităţi? Heidegger nu pare să fi renunţat la orice speranţă din moment ce presupune un sfîrşit posibil al nihilismului, chiar dacă se fereşte, şi pe bună dreptate, să-i fixeze vreun termen. Cu toate acestea, atunci cînd vorbeşte, pentru a răspunde lui Jünger, despre o linie zero, nu ne sugerează el oare survenirea unei implozii, de această dată pentru a răspunde la ceea ce Nietzsche numea “agitaţia glacială” a nihilismului? Nu ar fi linia zero a imploziei momentul originar al unei noi “rostiri a fiinţei”? Pe scurt, şi pentru a rămîne fidel vocabularului heideggerian, n-ar descoperi oare linia zero un nou luminiş (Lichtung)? Iată ce anume revelează restul de idealism din gîndirea heideggeriană a istoriei, prin faptul că această linie zero poate fi considerată ca locul-timp (topos) al unui nou elan al libertăţii omeneşti. În ce priveşte prezentul nostru (pregătit de multă vreme), în prezenţa sa singulară, nimic nu pare mai puţin sigur.
            Aceeaşi speranţă animă întrucîtva şi gîndirea lui Granel cînd vorbeşte despre “secesiune” şi care desemnează ideea unei revoluţii a Spiritului în care fenomenologia critică a Capitalului lui Marx s-ar uni cu critica Tehnicii propusă de Heidegger şi cu deconstrucţia jocurilor de limbaj realizată de Wittgenstein:
            “Acesta este războiul pe care eu îl numesc “de secesiune”. Următoarea sa luptă nu poate avea loc decît într-o reluare a scriiturii celor trei marcaje pe care el le-a trasat după Kant, care sînt scriitura-Marx, scriitura-Heidegger şi scriitura-Wittgenstein. Dacă lupta este reluată în acest fel, atunci războiul de Secesiune nu-şi va găsi niciodată un Richmond al său în vreo Grenelle viitoare. Focul spre care se îndreaptă el în luptă este Focul spiritului. Războiul n-are de dat seama decît răbdării populare, nerăbdării populare, pasiunii pe care popularul o încearcă în cenuşa sa”[47]. Dar unde e popularul în răbdătoarea şi revoltata sa nerăbdare? Urlă pe stadioane, se hipnotizează în faţa televizoarelor, salivează lacom în faţa obiectelor aruncate ca nutreţ poftelor sale. Să fi devenit el neputincios? Sa fi devenit el sclavul inconştient al puterii sub egida forţelor gigantice plătite pentru a-l sufoca, ba chiar pentru a-l lichida?

            De ce să nu ascultăm şi să luăm în serios “inamicul”? De ce să nu fim atenţi, dar în alt fel, la afirmaţiile lui Fukuyama, nu la neroziile pe care ni le livrează despre irenismul democratic al postcomunismului, ci la afirmaţiile relative la viitorul societăţilor noastre devenite total supuse dezvoltării ingineriei biologice, neurobiologice şi informatice?[48]
            “Adevărata putere a cercetării actuale rezidă în capacitatea sa de a modifica natura umană însăşi. În viitor […], biotehnologia va fi capabilă să împlinească ceea ce vechile ideologii au încercat cu stîngăcie să realizeze: să dea viaţă unui nou gen uman. […] Peste două sau trei generaţii, vom dispune de cunoştinţe şi tehnologii necesare pentru a reuşi acolo unde inginerii socialului au eşuat. În acest stadiu, vom fi pus capăt definitiv istoriei omeneşti căci vom fi abolit fiinţa umană ca atare. Atunci o nouă istorie post-umană va putea să înceapă”[49]. O primă concluzie se impune: democraţiile de masă ale postpoliticii şi ale postumanismului vor fi cu siguranţă mai bune, mai eficiente, decît tentativele “preistorice” ale totalitarismelor primei jumătăţi a secolului XX. Capitalismul de al treilea tip se întrebuinţează, pare-se, foarte serios pentru această sarcină, aşa cum ne reaminteşte Bernard Cassen[50], în recenzia la cartea lui Susan George (The Lugano Report. On Preserving Capitalism in the Twenty-first Century, Pluto Press, Londra, 1999). Autorul subliniază cîteva expresii tari făcînd referinţă la mijloacele avute în vedere de stăpînii lumii (conducătorii firmelor mamut operînd concentrări din ce în ce mai gigantice[51]şi experţii Casei Albe): “[…] soluţiile sînt terifiante, ‘finale’[52] chiar […]. E de ajuns pur şi simplu, prin minuscule impulsuri discrete ici şi colo, să accelerezi şi să amplifici ‘tendinţele încete’ în curs pentru a ajunge la rezultatul dorit – ceea ce se petrece îndeosebi prin degresarea ‘naturală’* a unei mari părţi din umanitate”.  Nu înseamnă asta oare advenirea definitivă a “bestiei josnice”? În tot acest timp, scriitoraşii distrează galeria cu tot felul de neo-, neofascism, neonazism, neocomunism, erzaţuri groteşti – ceea ce nu le împiedică să fie violente –, dar care nu scapă în nici un fel cadrelor tuturor formelor de mobilizare postmodernă normalizate: fotbal, hard-rock, rap, muzică tehno, rave, alcool, drog etc.

            Descifrarea genomului uman, Dolly, oaia clonată, experienţele asupra embrionului uman, recentele experienţe de clonare pe aceiaşi embrioni întreprinse în Coreea de Sud, victoria la şah a lui Big Blue asupra campionului Boris Kasparov şi, last but not least, cercetările asupra roboţilor inteligenţi conduse de Ray Kurzweil[53], par să dea dreptate lui Fukuyama, care nu ne spune nimic nou, dar are “naivitatea” francă de a schiţa un tablou al lucrurilor şi mai ales de a trage concluziile logice pe care le impun mizele sale iniţiale. Cercetările în inginerie genetică şi legăturile lor cu informatica ne arată, fără ocol, că sîntem în preajma unei mutaţii antropo-biologice a speciei umane. Speranţa voluntaristă şi etică a lui Jünger, cea mai destinală şi mai istorială a lui Heidegger, presupunea prezenţa unui om identic din punct de vedere genetic cu strămoşul său homo sapiens. Din clipa în care o acţiune conştientă urmăreşte să-şi acorde mijloacele de a modifica şi de a supune unui control total stocul genetic al omului – în bine, vindecarea maladiilor genetice[54], sau în rău, transformarea structurii sale genetice –, speranţa unui elan inedit în care s-ar dezvălui o nouă libertate pare serios compromisă. După ce a pus în practică lobotomizarea spirituală[55], oamenii sînt pregătiţi să accepte, în numele progresului, faptul că specialiştii cunoaşterii ştiinţifice, economice şi politice – adică savanţii, tehnocraţii, oamenii de afaceri – aduc atingere la ceea ce, de la începuturile speciei noastre încoace, ne-a făcut oameni din punct de vedere biologic, aşa cum sîntem, cu părţile bune şi cu cele rele. Cu toate acestea, lumea pe care o descrie Fukuyama nu e deloc originală, un romancier trasase înaintea lui modelul ideal al acestei lumi, deopotrivă teoretice şi practice. În romanul său profetic, Brave New World, Aldous Huxley o descrisese ca pe ultima utopie a modernităţii împlinite.
            “Oamenii care guvernează Minunata lume nouă pot foarte bine să nu fie sănătoşi la minte (în sensul pe care l-am putea numi absolut al acestui cuvînt); dar ei nu sînt nebuni, iar scopul lor nu este anarhia, ci stabilitatea socială”[56]. La care el adaugă: “Procust în ţinută modernă, savantul în cercetări nucleare va pregăti patul pe care va trebui să se întindă umanitatea; iar, dacă umanitatea nu-i este adaptată, într-adevăr, va fi cu atît mai rău pentru umanitate”[57]; şi continuă: “E probabil că toate guvernele lumii vor fi mai mult sau mai puţin totalitare, chiar înaintea utilizării energiei atomice; ele vor fi totalitare în timpul şi după această utilizare practică iată ceea ce pare aproape sigur”. În privinţa demonstraţiei, ea merită să fie reamintită in extenso, pentru a arăta în ce măsură autorii care pretind că dau dovadă astăzi de critică originală faţă de mersul lumii şi-au uitat prea devreme predecesorii cu mult mai lucizi. După cel de-al doilea război mondial, după înfrîngerea Germaniei naziste, şi după ce a publicat o critică a stalinismului, Huxley afirma pe şleau:
            “Un stat totalitar cu adevărat ‘eficient’ ar fi cel în care atotputernicul comitet executiv al şefilor politici şi armata lor de directori ar avea controlul asupra unei populaţii de sclavi pe care n-ar mai fi nevoie s-o constrîngă pentru că aceştia se vor fi îndrăgostit de servitutea lor. A-i face s-o iubească – aceasta e sarcina ce revine în statele totalitare de astăzi [sîntem în 1947, iar Huxley foloseşte pluralul… – C.K.] ministerului propagandei, redactorilor-şefi ai ziarelor şi directorilor de şcoli. Dar metodele lor sînt încă grosiere şi neştiinţifice”.
            Şi pentru că trebuie să-i faci pe oameni să iubească servitutea, adaugă Huxley, se cuvine să garantăm, pe de o parte, “securitatea economică, fără care dragostea de servitute nu poate să se nască” şi, pentru a realiza aşa ceva, trebuie create “tehnici mult îmbunătăţite ale sugestiei şi, mai tîrziu, chiar utilizate drogurile […]”, pentru a elabora, în cele din urmă, “un sistem eugenic rezistent, conceput în aşa fel încît să standardizeze produsul uman şi să faciliteze astfel sarcina directorilor”.
            Modelul viitorului stat mondial totalitar pe care îl prevede Huxley în aceşti termeni pare a fi apanajul nuclearului: “[…] adică un singur totalitarism supranaţional, suscitat de haosul social rezultat din progresul tehnologic rapid şi general şi de revoluţia atomică îndeosebi, dezvoltîndu-se, sub nevoia randamentului şi a stabilităţii, pentru a căpăta forma tiraniei-providenţă a Utopiei”. E de-ajuns să adăugăm la nuclear, ale cărui pericole prevestesc pericolul global, revoluţia informatică şi biologică, pentru a surprinde şi adevărul modelului său şi punerea sa actuală în practică. Revenind asupra acestor concluzii din 1947, Huxley recidivează şi îşi precizează analiza doisprezece ani mai tîrziu, în 1959. Într-o lucrare complet uitată astăzi, Reîntoarcere în minunata lume nouă[58], putem citi, relativ la tehno-ştiinţa modernă: “Vedem că tehnica modernă a condus la concentrarea puterii economice şi politice, precum şi la dezvoltarea unei societăţi controlate (cu ferocitate în statele totalitare, cu discreţie şi curtoazie în cele democratice) de către Marile Afaceri şi Marile Guverne”[59]. De acum înainte, după ce comunismul a dispărut prin implozie, nu modelul lui Orwell din 1984 se dovedeşte cel mai just, ci cel din Minunata lume nouă. În prezent, nemaiavînd duşmanul incarnat al “răului absolut” şi modelul său alternativ capabil, o vreme, să întreţină speranţele popoarelor, capitalismul democraţiilor de masă se dovedeşte mult mai puţin curtenitor şi discret faţă de cetăţenii său, dezvăluind o brutalitate despre care naivii crezuseră că a dispărut în a doua jumătate a secolului XX sau că e rezervată ţărilor din lumea a treia.
            Să lăsăm la o parte iluzia ca ar fi vorba aici de un fenomen propriu actualităţii noastre, mişcarea era deja pornită încă din zorii concentrărilor capitaliste, ea constituie chiar esenţa împlinirii sale. “Această metamorfoză a concentrării şi a bogăţiei politice l-a făcut pe Walther Rathenau să spună […] că ‘trei sute de oameni, care se cunosc între ei, conduc destinele economice ale Europei şi îşi aleg între ei succesorii’. Schimbarea care s-a produs de atunci încoace e că cei trei sute au rămas, în Europa, mai puţin de o sută cincizeci. Concentrările au reconfigurat capitalul nu numai în Statele Unite, dar şi în Franţa, în Marea Britanie, în Germania şi în Japonia, adică în cele cinci ţări care dominau economia mondială la începutul secolului şi care adăpostesc actualmente aproape 90% din sediile primelor două sute de societăţi ale planetei.”[60] Se poate uşor remarca faptul că aceleaşi ţări au fost şi principalii actori ai celor două războaie mondiale. Dacă au sărăcit pentru un timp popoarele, ele au accelerat în schimb lichidarea arhaismului european şi japonez, extinderea şi reînnoirea capitalului ştiinţific, tehnic şi financiar deja prezent. De la originile modernităţii radicale încoace, aceleaşi întreprinderi, aceleaşi organisme financiare sau moştenitorii lor direcţi conduc dansul, modificîndu-şi fără încetare investiţiile tehnologice în obiectele cele mai sofisticare şi cele mai rentabile, care sînt şi produsul inovaţiilor cercetării ştiinţifice care finanţează acelaşi capital.
            Nici ultimele meditaţii ale lui Baudrillard despre clonajul generalizat din L’Echange impossible, nici profunda şi subtila reflecţie filosofică a lui Sloterdijk despre Regulile pentru parcul uman[61] ca răspuns la Scrisoarea despre “umanism” a lui Heidegger[62]– şi asta în ciuda stupidului scandal habermasian pe care ea o trezeşte în Germania – nu enunţă ceva cu adevărat nou. Huxley mai demult, Foucault mai recent, ne puseseră deja pe drumul acestei reflecţii şi ne avertizaseră. Cine îşi mai aminteşte de ei?[63] Numai Granel fără a-i cita, abordase această “preistorie” tragică a postmodernităţii, sesizabilă încă din anii treizeci[64].
            Huxley, funcţionalist, avea în vedere Minunata lume nouăîn conexiunea nuclearului şi a biologiei; Foucault, structuralist, construieşte o paradigmă din puterea unei supra-suveranităţi atomice care poate ucide nu numai milioane de oameni, ci viaţa însăşi, şi biologia, ca bioputere capabilă să fabrice viul, mutanţi, viruşi sau organisme superioare. “Extensiune formidabilă a bioputerii care, spre deosebire […] de puterea atomică, va deborda întreaga suveranitate umană”[65].
            Astăzi, mai mult decît nuclearul conectat la biologic, mai mult decît biologia inventînd noi forme de viaţă, uniunea dintre informatică[66], genetică, neurobiologie şi robotică[67], lucrează în mod paşnic la un nou eugenism, la organizarea lumii împărţite în stăpîni şi sclavi programaţi, şi întemeiază subordonarea, finalitate a oricărei puteri, pe noile cunoştinţe ale ştiinţei. Pe fondul capitalismului radicalizat prin concentrarea mijloacelor sale financiare şi de extindere a producţiei şi a pieţei sale la nivelul întregii planete, acest eugenism va marca şi mai mult distincţia dintre polul bogăţiei şi cel al sărăciei: bogaţii fabricîndu-şi (nu există cuvînt care să se potrivească mai bine pentru a semna sfîrşitul a ceea ce flirtul individualist modern numise odinioară fructele dragostei) copii avînd toate însuşirile permiţînd să domine, la care vor adăuga frumuseţea[68]; în privinţa săracilor, ei vor fi fabricaţi după nevoile producţiei sau ale non-producţiei, şi mai ales în funcţie de noile mijloace de substituire a muncii omeneşti pe care o pregăteşte, pentru mîine, robotica, noua şi redutabila alianţă dintre nano- şi micromecanică, optică, electronică, biologie şi informatică. Nici o legislaţie restrictivă nu poate rezista acestei situaţii în mişcare permanentă. Dreptul, legea şi morala se şterg mereu în faţa imperativelor cercetării[69], ilustrare perfectă a ceea ce Michel Foucault subliniase deja în mutaţiile din discursurile istoricismului rasist din secolul al XIX-lea, relevînd în ele faptul că puterea statelor nu mai era “asigurată prin ritualuri magico-juridice, ci prin tehnici medico-normalizatoare. Cu preţul unui transfer care a fost cel de la lege la normă, de la juridic la biologic […]”[70]. Astăzi, dacă nu mai e vorba de “puritatea” rasei, ci de omogenitatea claselor, programarea conştiinţei lor, a supunerii lor la ordinea dominaţiei tehnico-economice, mecanismul rămîne totuşi acelaşi.  Mondializarea tehno-ştiinţei, care face obsolet statul-naţiune ca formă politică a puterii, a impus această translaţie, în care “puritatea” naţiune-rasă-stat nu mai este miza principală, ci, la scară mondială, ceea ce structurează separaţia dintre polul bogăţiei şi cel al sărăciei şi organizează noul mod al dominaţiei, al supunerii, al subordonării. Iar Foucault opunea, în cursul său din 1976, nazismul şi comunismul, prin cele două faţete posibile ale acestui discurs:
1. “În mod asemănător, în epoca nazistă, rasismul de stat va fi însoţit de o multitudine de elemente şi de conotaţii, precum aceea, de pildă, a luptei rasei germanice aservite […]. Reconvertire, aşadar, sau reimplantare, reînscriere nazistă a rasismului de stat în legenda raselor aflate în război”[71].
            2. “În faţa acestei transformări naziste, avem transformarea de tip sovietic […]. Ea constă în reluarea şi în rabaterea discursului revoluţionar al luptelor sociale […] pe gestiunea unei poliţii care asigură igiena tăcută a unei societăţi ordonate. Ceea ce discursul revoluţionar desemna drept duşman de clasă devine, în rasismul de stat sovietic, un soi de pericol biologic. Cine este, acum, duşmanul de clasă? Ei bine, este bolnavul, deviantul, nebunul.”[72]
            Cu toate acestea, dacă asemenea descrieri schiţează o “înstăpînire a puterii asupra omului ca fiinţă vie, un fel de etatizare a biologicului”[73], astăzi, în zorii secolului XXI, cînd statul-naţiune nu mai este forma politică adecvată a unui tehno-capital planetarizat[74], asistăm la înstăpînirea capitalismului asupra biologicului în totalitatea sa, chiar dacă se serveşte de instituţii şi de birocraţii statale moştenite de la epoca precedentă ca instrumente ale proiectului său. Aşa cum o spune fără ocol Claude Allègre: “Ne propunem să brevetăm o secvenţă de ADN la fel cum se brevetează un program informatic sau un algoritm pentru a scrie muzică sau pentru a fabrica o imagine de sinteză”[75].
            Nu asistăm oare, atunci, la sinteza celor două versiuni rasiste ca voinţă a statului mondial al perfectelor schimburi economice pentru a impune diviziuni sociale “biologizate” în imuabilele lor stabilizări avînd, în plus, discursul pseudo-diferenţei articulat pe căutarea “rădăcinilor” şi pe multiculturalismul comunitar spectacular, mediatizat şi comercializat?

            Un socius complet pacificat şi domesticit în care sclavii vor fi fericiţi că sînt sclavi, numai să aibă doza lor cotidiană de iluzie identitară, de droguri, de imagini şi de sex real sau virtual. Cum să imaginăm atunci vreun luminiş (Lichtung) oarecare? Într-o asemenea lume nu va mai exista nici o speranţă de a vedea apărînd o “nouă epocă a rostirii fiinţei”. Realizare a unui No Future, desigur, dar a unui No Future fără revoltă, împlinire perfectă a barbariei moderne a specialistului[76], în care, uneori, memoria unor “rataţi” ai tehnobiologiei va fi bîntuită de visuri nostalgice. Trataţi prin metodele adecvate ale închiderii, prin neuroleptice şi implanturi informatice, ni-i putem uşor imagina populînd viitoarele grădini zoologice omeneşti, în care, alături de cîteva specimene supravieţuitoare din triburile arhaice asiatice sau pacifice, de cîţiva ţărani dintr-o altă epocă, veniţi din îndepărtaţii munţii balcanici, din Caucaz sau din Asia centrală, indivizi bizari, martori teratologici ai unor vremi definitiv apuse, ei vor fi oferiţi privirilor ignorante şi amnezice ale noilor oameni. Pentru ultima dată, se va arăta noului om – care, de fapt, va fi ultimul, fără trecut şi fără viitor – în ce fel “vremurile de odinioară” nu erau decît o epocă de mizerie şi, mai mult, de nelinişti şi angoase. Nu va mai fi nevoie atunci de comisari politici pentru supunere, nici de explicaţiile ortopedice ale sociologilor, ale psihologilor, ale psihanaliştilor şi ale politologilor, nici măcar de cele ale filosofilor. Totul va fi în plus. Atunci, cu totul dedaţi misiunii lor inovatoare, noii sergenţi de pază ai “postumanităţii”, care se numesc biologi şi medici, informaticieni, specialişti în robotică şi tehnocraţi ai tehno-finanţei vor porunci jurnaliştilor să zbiere de-a lungul şi de-a latul lumii: “Dormiţi în pace, oameni buni, avem noi grijă de fericirea voastră!”.

Budapesta – Paris, decembrie 1999 – ianuarie 2000




*Ţin să mulţumesc călduros vechiului meu prieten şi complice, Gilbert Orsini, conferenţiar de biochimie la Universitatea Paris VII şi cercetător la Institutul Pasteur, care mi-a furnizat esenţialul informaţiilor privind starea cercetătorilor asupra structurii moleculare a ADN-ului, a genomului, a hărţii geneticii, precum şi asupra mizelor lor industriale şi financiare. Eseu apărut întro prima versiune scurtă în revista Krisis, nr. 20, mai 2000, Paris.
[1] Fr. Nietzsche, Das Philosophenbuch (Le Livre du Philosophe), ediţie bilingvă germano-franceză (trad. de Angèle K. Marietti), Aubier-Flammarion, Paris, 1969, p. 53, § 37.
[2]În această privinţă, La Cité des sciences, din parcul Villete, la Paris, ne oferă un exemplu perfect. Scopul său este acela de a da vizitatorilor impresia că e de ajuns să privească experienţe complexe sau să atingă obiecte tehnologice pentru a le înţelege geneza, principiile şi teoriile fizice sau chimice care permit realizarea lor. Dacă lucrul ăsta ar fi atît de simplu, de ce e nevoi de atîta timp şi de atîţia bani pentru a forma cercetătorii ştiinţifici?
[3] Michel Chossudovski, “Dismantling Former Yougoslavia. Recolonising Bosnia”, pe: chosso@travel-net.com. În franceză, textul a fost tradus în Courant alternatif, noiembrie 1999.
[4] Cf. Gérard Granel, “Les années trente sont devant nous”, in Etudes, Galilée, Paris, pp. 67-89.
[5] Emile Benveniste, “Catégories de pensée, catégories de langue”, in Les Etudes philosophiques, nr. 4, oct.-dec., 1958, P.U.F., Paris.
[6] Sfîntul Toma d’Aquino, “De Regno”, in Sancti Thomae de Aquino Opera omnia, t. 42, Roma, 1979, pp. 417-471. În traducerea lui Denis Sureau, in Petite somme politique, Ed. Pierre Téqui, Paris, 1997.
[7] Jean Gimpel, La Révolution industrielle au Moyen Age, Seuil, Paris, 1975; cf. de asemenea problemele uzurii, ale preţului banilor pe care le-au ridicat şi condamnat toţi marii scolastici teoretizînd plata dreaptă. Găsim un bun rezumat al acestora în Jacques Le Goff, La Bourse ou la vie, Hachette, col. Pluriel, Paris, 1986, pp. 27-32.
[8]Într-o anumită măsură, Descartes este moştenitorul “filosofiei practice” a lui Bacon şi, mai mult, al gînditorilor Evului Mediu care desacralizează natura căutînd să concilieze raţiunea şi credinţa: “[…] nu e cu putinţă să înţelegem Geneza fără formaţia intelectuală a Quadrivium-ului, scrie Thierry de Chartres (mort către 1155), adică fără ajutorul matematicilor, căci în matematici se află explicaţia raţională a Universului”, citat de Jean Gimpel, op. cit., in A.C. Crombie, Histoire des sciences de Saint Augustin à Galilée, t. 1, P.U.F., Paris, 1959, p. 25 (trad. Jean Hermies).
[9] Descartes, Regulae, Regula VII, Vrin, Paris, 1970, pp. 51-52 (trad. de Jean Sirven). Acest argument e reluat de Paolo Rossi, Les Philosophes et les machines 1400-1700, P.U.F., 1996 (trad. De Patrick Vighetti), p. 108. Metoda “seamănă cu cea a artelor mecanice care nu au nevoie de ajutorul altora, dar furnizează ele însele mijloacele de a fabrica propriile lor instrumente”.
[10] Făcînd apel la ajutorul artelor mecanice, Descartes nutreşte speranţa unei capacităţi de inventare a “unei infinităţi de artificii, care ne-ar permite să ne bucurăm fără nici o grijă de roadele pămîntului şi de toate binefacerile sale”, cf. Paolo Rossi, op. cit., p. 108.
[11] Descartes, Le Discours de la méthode, Ed. Gilson, Vrin, Paris, 1979, p. 128. Iată textul în integralitatea sa: “Dar deîndată ce am căpătat cîteva noţiuni generale privind fizica, şi pe care le-am experimentat în unele cazuri dificile, am observat pînă unde pot să ducă şi cît de mult diferă ele de principiile de care ne-am servit pînă în prezent. Am considerat că nu le pot tăinui fără să păcătuiesc împotriva legii care ne obligă să contribuim, pe cît posibil, la binele general: ele mi-au arătat ca este cu putinţă să ajungem la cunoştinţe foarte folositoare pentru viaţă şi că în locul acelei filosofii speculative care se predă în şcoală putem găsi una practică prin care, cunoscînd puterea şi acţiunea focului, a apei, a aerului, a astrelor, a cerului şi a tuturor celorlalte corpuri ce ne înconjoară, la fel de precis cum cunosc diferitele meserii meşterii nostri, le-am putea folosi în acelaişi fel pentru toate scopurile carex le sînt proprii, devenînd stăpîni şi posesori ai naturii” (Discoursul despre metoda de a ne conduce bine raţiunea şi a căuta adevărul în ştiinţe, tra. rom. de Daniela la Rovenţa-Frumuşani şi Alexandru Boboc, Editura Academiei Române, 1990, p. 146.)
[12] Cel mai bun exemplu ar putea fi impunătoarea lucrare a lui Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident, vol. I-II, Gallimard, Paris, 1948. Totuşi, în chip evident, Occidentul nu trăieşte o decadenţă, ci o împlinire triumfală.
[13] E vorba despre opere majore întemeind istoria gîndirii modernităţii occidentale. Pentru a citi despre destrucţia lor inaugurală, cf. Martin Heidegger, Beiträge zur Philosophie, Gesamtausgabe, vol. 65, Frankurt/M., 1989, şi comentariul magistral pe care Reiner Schürmann îl dă acestui text în lucrarea sa postumă, Des hégémonies brisées, T.E.R., Mauvezin, 1996. Cf. vol. II, partea a III-a, cap. II, “Despre dublele prescripţii fără nume comun (Heidegger)”.
[14] Este vorba despre titlul primului roman al lui Michel Houellebecq, care oferă o metaforă copleşitoare a anilor nouăzeci din acest sfîrşit de veac. În 1999, filmul făcut după acest roman de Philippe Harel îi redă perfect disperarea abisală.
[15] Cf. “Parding Cells”, în rubrica “Technology and Bussines”, Scientific American, iulie 1999, p. 21. “Proteomics is an attempt to devise industrial-scale techniques to map the identity and activities of all the proteins in a cell.”; şi un editorial fără nume de autor, “In pursuit of broadband visions”, Nature, vol. 402, 2 decembrie 1999, unde se pot citi remarcile următoare: “Ambitious research agendas stimulate vigourous demand for investisment in broadband networks” şi “The European Science Foundation has identified the cost of periodic upgrades that institutions need to provid for: about 10 per cent of their annual budget every seven years or so.” (Acest articol poate fi consultat la adresa www.nature.com). Pentru o remarcabilă sinteză critică a acestor mize sociale, economice şi etice, cf. Jeremy Rifkin, The Biotech Century: Harnessing the Gene and Remaking the World, G.C. Putnam’s Sons, New York, 1998 (trad. fr: Le siècle biotech. Le commerce des gènes dans le meilleurs des mondes, Pocket, Paris, 1999).
[16] Acest fenomen de contestare dovedeşte ceva suspect prin aspectul său tardiv. Cum se poate ca spirite care pretind că aparţin elitei critice să nu fi remarcat, atît de mult timp, ce însemna, în anii ’70, multiplicarea lanţurilor de restaurante rapide în Franţa şi a unei industrii agro-alimentare devenite rapid cea mai puternică din Uniunea europeană? N-au tăcut oare pentru că le-a fost teamă să fie non-conformişti, chiar anti-moderni? De ce n-au îndrăznit ei să propună o critică incorectă din punct de vedere politic? Ar fi dăunat o asemenea atitudine carierei lor? Nu joacă ei cumva astăzi, încă o dată, un rol devenit clasic în democraţiile de masă, şi anume cel al criticilor autorizaţi de către puteri, supapa de securitate a culpabilităţii care, în ultimă instanţă, ţine de un simulacru spectacular care nu ameninţă niciodată pe nimeni?
[17] James D. Watson, La Double hélice, Robert Laffont, Paris, 1968.
[18] Cf. articolul lui Jean-Yves Nau relativ la cercetările autorizate asupra embrionului uman: “Noi perspective terapeutice şi grele întrebări etice”, Le Monde, miercuri, 1 decembrie 1999. Se poate citi în introducerea acestui text: “Cum să înţelegem că o activitate ştiinţifică, interzisă de facto de legile bioeticii din 1994, să poată fi considerată, cinci ani mai tîrziu, ca trebuind să fie autorizată de cei însărcinaţi să definească un consens acceptabil de către colectivitatea naţională”?
[19] Lucrurile stau chiar invers. Sumele enorme cheltuite în spitalele occidentale pentru a realiza cîteva naşteri biologic asistate sau pentru a implanta embrioni în uterele mamelor, ar putea fi consacrate îmbunătăţirii vieţii cotidiene a sute de mii de bărbaţi, femei şi copii care sînt victimele unor boli cunoscute de multă vreme, precum lepra, malaria, tuberculoza.
[20] Claude Allègre, “Comerţul mondializat al spiritului”, Le Monde, sîmbătă 18 decembrie 1999.
[21]Ibidem.
[22] William B. Clinton, in Proceeding of the National Academy of Sciences, vol. 96, Issue 7, Washington DC, pp. 3486-3488.
[23] Frederic F. Clairmont, “Ces firmes géantes qui se jouent des Etats”, Le Monde diplomatique, decembrie, 1999. “[…] trebuie să amintim totuşi că sumele fabuloase care îndoapă Bursa şi măresc apetitul prădătorilor uriaşi provin din datorii. Datoria mondială cumulată (a persoanelor fizice, a întreprinderilor şi a statelor) a trecut, din 1997 în 1999, de la 33.100 la 37.000 miliarde de dolari. Adică o creştere exponenţială de 6,2%, adică triplul celei a PIB mondial: un gigantic vulcan susceptibil să erupă în orice moment”.
[24] Eric Hosbawm, Age of Extrems. The Short Twentieth Century, 1914-1991, Londra, Abacus, 1994. În primul capitol, autorul dă cifrele extraordinarei explozii a producţiei industriale provocate de primul război mondial. Hannah Arendt sublinia acelaşi lucru în Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1983, cf. cap. VI, “Vita activa şi epoca modernă”, p. 370.
[25] Se poate spune că apariţia armelor de foc a făcut din armată, simultan cu naşterea marii industrii, locul de aplicare a disciplinelor gestuale şi corporale destinate celui mai bun randament al maşinii umane pe cîmpul de luptă. Cf. Jacques-Antoine-Hypolyte de Guibert, Essai général de Tactique précédé d’un Discours préliminaire sur l’Etat actuel de la Politique et de la Science militaire en Europe, Londra, 1772, t. 1 şi II. Această lucrare, uitată în mod ciudat astăzi, anticipează, în termeni de economie a războiului, de o manieră premonitorie, lucrarea lui Carl von Clausewitz, Vom Kriege, Dümlers Verlag, Bonn, 1952 (De la Guerre, Minuit, Paris, 1955, în traducerea lui Denise Naville); Roger Caillois, Bellone ou la pente de la guerre, La Rennaissance du Livre, Bruxelles, 1963, prima parte, cap. III, “Arme de foc, infanterie, democraţie” şi a doua parte, cap. III, “Războiul total”; Geoffrey Parker, The Military Revolution. Innovation and the Rise of the West, 1500-1800, Cambridge University Press, 1988, cap. I. Despre raportul dintre puterile politice şi economice şi despre diversele manifestări ale ortopediei sociale, cf. Michel Foucault, Surveiller et punir, Galllimard, 1976, partea a treia, “Disciplina”, cap. I, “Corpurile docile”.
[26] Roger Caillois, op.cit., pp. 230-231: “Beligeranţa se traduce mai întîi printr-o rivalitate de inventatori, birouri de studii şi laboratoare. Orice armă nouă, chiar monstruos de puternică, trebuie să fie fabricată în serie; ceea ce necesită o mînă de lucru abundentă şi calificată, materii prime […], o mobilizare industrială avansată şi utilaje moderne şi costisitoare”.
[27] Toţi chirurgii sînt de acord în a recunoaşte că primul război mondial şi natura industrială a luptelor au provocat progrese fără seamăn ale chirurgiei traumatice şi ale tehnicii protezelor. După cum în urma războiului american din Vietnam s-a dezvoltat tratamentul psihologic al tulburărilor de personalitate datorate catastrofelor industriale sau naturale, terorismului sau accidentelor de transport.
[28] Geoffrey Parker, op.cit., cap. 1. Cel care se află, împreună cu savanţii sovietici, la originea cuceririi spaţiului şi a posibilităţii actuale de comunicare generalizată prin satelit este Werner von Braun, specialist german în bombe şi rachete, celebrele V1 şi V2, care a lucrat pentru regimul nazist şi care, recuperat fiind de Statele Unite în 1945, a participat la competiţia puterii împotriva fostei Uniuni Sovietice.
[29] Cf. Everett Mendelsohn, “Science, technologie et modèles millitaires d’interaction” şi Emma Rothshild, “L’économie de la dissuasion. Les armes nucléaires sont-elles chères?”, in Jean-Jacques Salomon (coordonator), Science, guerre et paix, Economica, Paris, 1989, respectiv pp. 48-74 şi pp. 103-135.
[30] Cf. Herman Kahn, On Thermonuclear War, Princeton University Press, New Jersey, 1961, p. 133 şi passim.
* Sublinierea îmi aparţine (C.K.).
[31] Cf. “Les pratiques de la National Security Agency”, The Washington Post, tradus in Le Courrier international, nr. 474, 2-8 decembrie 1999. E vorba de programul Eşalon, adică de un ansamblu de gigantice computere capabile să trateze, urmînd anumite cuvinte-cheie, milioane de mesaje (e-mail, faxuri, apeluri telefonice) instantaneu, tranzitînd pe unde ultrascurte şi pe canalele satelit.
[32] Yves Eudes, “Des surhommes au bac d’essai”, Le Monde, duminică 5-luni 6 decembrie 1999.
[33]Ibidem.
[34]Ibidem.
[35]Ibidem. Această situaţie e perfect ilustrată de filmul The Matrix, al fraţilor Wadrowski, 1999.
[36]“Encyclopédie cyberpunk”, citat in Ibidem.
[37] Cf. romanul lui Michel Houellebecq enunţînd în modul cel mai radical cu putinţă această devenire, Les Particules élémentaires, Flammarion, Paris, 1998.
[38] Jean Baudrillard, L’Echange impossible, op.cit., p. 125.
[39] Immanuel Kant, în prefaţa la Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmel, citat în ediţia franceză, Histoire générale de la nature et théorie du ciel, Pléiade, Gallimard, Paris, 1980 (traducere de François Marty), I, 230, p. 47.
[40] Cf. Peter Little, “The book of genes”, in Nature, vol. 402, 2 decembrie 1999, pp. 467-468.
[41] Traduc Über prin depăşire (dépassement-surpassement), pentru că termenul german înseamnă în acelaşi timp deasupra şi dincolo. E titlul unui eseu al lui Ernst Jünger într-o lucrare publicată ca omagiu lui Heidegger la împlinirea vîrstei de şaizeci de ani. “Über din Linie”, in Anteile. Martin Heidegger zum 60. Geburtstag, Klostermann, Frankfurt pe Main, 1950. Traducere franceză de Henri Plad, Passage de la Ligne, Christian Bourgois, Paris, 1970.
[42]Înaintea eseului său în omagiu lui Heidegger, acest tip de depăşire e deja implicit în romanul antinazist pe care Jünger l-a publicat în zorii celui de-al doilea război mondial, Auf den Marmorklippen, Ernst Klett, Stuttgart, 1960 (prima ediţie 1939). Traducere franceză de Henri Thomas, Sur les falaises de marbre, Gallimard, Paris, 1942 [în trad. rom. de I. Roman, Ed. Revistei Literatorul, Bucureşti] .
[43] Cf. Claude Karnoouh, “Logos without Ethos. On Interculturalism and Multiculturalism”, in Telos, nr. 110, iarna 1998, New York.
[44] Cf. Peter Sloterdijk, Essai d’intoxication volontaire, op.cit., p. 26: “’Ultimul om’ este consumatorul mistic, utilizatorul integral al lumii – adică un individ care nu se reproduce, ci care se bucură de el însuşi ca de o stare finală a evoluţiei. Acest tip uman populează marile oraşe din lumea modernă. Vedem apărînd astfel o devotio postmoderna, adică: o reculegere a individului în faţa lui însuşi”.
            Prin această practică pusă în evidenţă de Sloterdijk, putem evalua în ce măsură hipertrofia actuală a discursului alterităţii revelează perfect justificarea ideologică a acestui individualism schizoid: astăzi, alteritatea ideală nu mai este “sălbaticul”, ţăranul arhaic, “clasele periculoase”, celelalte culturi şi ireductibilele lor diferenţe, ci un alt eu însumi obiect al propriei mele contemplaţii. Nu spre aceasta tinde oare acest “global village” al divertismentului, al călătoriilor, al emigrării, al sportului, al informaţiilor, al pieţei, al Internetului organizat de către noua ordine mondială?
[45] Martin Heidegger, “Contribution à la question de l’être”, in Question I, Gallimard, Paris, 1968, pp. 209-210 (ediţia originală: Zur Seinsfrage, Klostermann, Frankfurt pe Main, 1956). Acest eseu răspundea celui al lui Ernst Jünger, Über die Linie, op.cit.
[46]Ibidem, p. 210.
[47] Gérard Granel, “La guerre de Sécession ou Tout ce que Farias ne vous a pas dit et que vous auriez préféré ne pas savoir”, in Ecrits logiques et politiques, op.cit., pp. 341-382. Sublinierea aparţine autorului.
[48] Un exemplu al combinării între cercetarea biologică şi cercetarea informatică e deosebit de bine ilustrată de articolul următor: Edward M. Marcotte, Matteo Pelegrini, Michael J. Thompson, Todd O. Yeates & David Eisenberg, “A combined algorithm for genom-wide prediction of protein function”, Nature, vol. 402, 4 noiembrie 1999, pp. 83-84 (acest articol poate fi consultat pe www.nature.com). Cf. mai ales figura 3 reprezentînd reţeaua de relaţii dintre proteinele unui prion. A se vedea de asemenea sinteza lui Raymonde Joubert-Caron şi Michel Caron, “Protéome et analyse protéomique: de nouveaux concepts pour de nouveaux champs d’applications biomédicales”, Médecine/Science, nr. 5, vol. 15, mai 1999.
            Pentru a surprinde forţa acestei cercetări şi organizarea sa la scară mondială, cf. “The DNA sequence of human chromosome 22”, Nature, vol. 402, 2 decembrie 1999, pp. 489-495. Acest articol e semnat de 180 de cercetători , aparţinînd de nouă instituţii implantate în Marea Britanie, Statele Unite, Japonia, Suedia, ajutaţi de mai mult de 3000 de ingineri şi tehnicieni (şi acest articol poate fi consultat pe www.nature.com).
[49] Francis Fukuyama, in National Interest, vara 1999.
[50] Bernard Cassen, “Un plan de ‘sauvetage’ du capitalisme”, Le Monde diplomatique, decembrie 1999.
[51] Frederic F. Clairmont, “Ces firmes géantes qui se jouent des Etats”, Le Monde diplomatique, art.cit.
[52] Pînă în prezent, această expresie era rezervată exclusiv deciziei regimului nazist, care a decis, la conferinţa de la Wansee din 1941, eliminarea evreilor şi ţiganilor din Europa.
* Sublinierea îmi aparţine (C.K.).
[53] Cf. Ray Kurzweil, The Age of Spiritual Machines, Viking, New York, 1999.
[54] Deşi această cercetare e parţial contestată, cf. Marc Pechanski, “Thérapie génique: du rêve à la (dure) réalité scientifique”, Médicine/Sciences, nr. 5, vol. 15, mai 1999, pp. 591-593. Concluzia acestui articol pune în relief legămîntul secret dintre cercetare şi finanţe: “Terapia genică a fost trăită ca un vis, de către cercetători, de către medici, de către pacienţi, dar şi de către industriaşi ori oameni de afaceri. Iată-ne reveniţi la dura realitate ştiinţifică”. Pentru a ne convinge de investiţiile angajate, a se vedea anunţul primului ministru francez, Lionel Jospin, al fondurilor alocate pentru o perioadă de cinci ani cercetărilor în genomică: mai mult de un miliard de franci pentru proiecte asociind “laboratoare publice şi întreprinderi private”, Le Monde, duminică 5-luni 6 decembrie 1999.
[55] Această lobotomizare e fidel pusă în evidenţă de Alexandre Zinoviev, în ultima sa carte tratînd despre noua ordine mondială, La grande rupture. Sociologie d’un monde bouleversé, L’Age d’homme, Lausanne, 1999. Dar esenţialul abordării sale, corecte fără nici o îndoială, se întemeiază pe crearea unei clase de conducători ai unei “supereconomii”, precum şi a unor gestionari ai instituţiilor şi instrumentelor de control social necesare extinderii imperiului său. Lucrare de sociologie, ea nu reuşeşte să surprindă faptul că această economie, cosubstanţial legată de fondarea ştiinţei pe bazele metafizicii moderne, nu se poate realiza fără a declanşa desfăşurarea cea mai radicală şi mai accelerată a acestui mod de cunoaştere, ale cărui efecte contemporane, cele mai esenţiale, ating şi alterează baza biologică a naturii umane o omului.
[56] Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes (traducere de Jules Castier), Paris, Plon, 1933 [Minunata lume nouă. Reîntoarcere în minunata lume nouă, trad. rom. de Suzana şi Andrei Bantaş, Ed. Univers, Bucureşti, 1997]. Citatul este luat din introducerea la cea de-a doua ediţie redactată în engleză în 1946 (data este importantă), şi publicată în franceză la acelaşi editor în 1957. Cf. p. VI şi passim.
[57] Această frază aminteşte ceea ce ar putea constitui deviza întregii modernităţi, democratice sau totalitare: “Poporul nu e bun, să schimbăm poporul”.
            A schimba poporul, asta e ceea ce pare să anunţe Fukuyama ca scop ultim al capitalismului descris în lucrarea lui Susan George, op.cit., şi comentată de Bernard Cassen, art.cit., unde se poate citi: “La fel ca şi un exerciţiu de prospectivă, Susan George ne propune o veritabilă oglindă a capitalismului existînd realmente, a ‘ororii’ sale ecologice, economice şi sociale”. În ce mă priveşte, voi adăuga: a ororii sale ştiinţifice mai mult decît a celei economice, deoarece ştiinţa a devenit motorul său esenţial.
[58] Aldous Huxley, Retour au meilleur des mondes, Plon, Paris, 1959, în traducerea lui Denise Meunier [aceeaşi ediţie în limba română cu Minunata lume nouă].
[59]Ibidem, p. 26.
[60] Frederic F. Clairmont, art. cit.
            Înţelegem de ce Rusia, pe vremea cînd încerca să devină putere politică şi tehno-industrială sub numele de Uniunea sovietică, în ciuda investiţiilor financiare uriaşe şi a unei violenţe sociale extreme, s-a sleit vrînd să ajungă din urmă aceste puteri. Din acest punct de vedere, putem considera că strategii americani, întîrziind la maximum deschiderea frontului occidental, nu au privit niciodată cu ochi răi invadarea şi distrugerea Uniunii sovietice de către trupele naziste.
[61] Peter Sloterdijk, “Règles pour le parc humain. Réponse à la Lettre sur l’humanisme”, Le Monde des débats, op.cit.
[62] Martin Heidegger, Über den Humanismus, Vittorio Klostermann, Frankfurt pe Main, 1949. În franceză, Lettre sur l’humanisme, a doua ediţie bilingvă, Aubier, Paris, 1964 (în traducerea lui Roger Munier) [Scrisoare despre “umanism”, trad. rom. de Th. Kleininger şi G. Liiceanu, in Repere pe drumul gîndirii, Ed. Politică, Bucureşti, 1988].
[63] Dacă există un film (reflectarea narativă cea mai puternică a modernităţii) care transpune în imagine modelul Huxley, acesta e mai degrabă Brazil a lui Terry Gilliam decît Odiseea spaţială 2001 a lui Stanley Kubrick, film animat încă de o speranţă impregnată cu un umanism neputincios.
[64] Gérard Granel, “Anii treizeci sînt înaintea noastră”, op.cit.
[65] Michel Foucault, in “Il faut défendre la société”. Cours du Collège de France, 1976, cours du 17 mars 1976, coll. Hautes études, Gallimard/Seuil, Paris, 1997, p. 226 [“Trebuie să apărăm societatea”. Cursuri ţinute la Collège de France 1975-1976, trad. rom. de Bogdan Ghiu, Ed. Univers, Bucureşti, 2000].
[66] Cf. “IBM promises scientists 500-fold leap in supercomputing power…”, fără nume de autor, Nature, vol. 402, 16 decembrie 1999 (pe www.nature.com). “Biologists are hailing IBM’s US$ 100 million project to build a ‘petaflop’ computer as likely to revolutionise our understanding of cellular biology. The computer would be 500 times faster than today’s most powerful supercomputer.” Cînd se ştie că puterea de calcul a computerelor se dublează la fiecare doi ani după legea lui Moore, se poate estima în ce măsură această interrelaţie conduce direct la stăpînirea interconexiunii om-computer.
            Pentru a sublinia încă o dată miza puterii politico-economice a acestei cercetări, voi reaminti, odată cu Philippe Delmas (in Le Bel avenir de la guerre, col. Folio, Gallimard, Paris, 1995, p. 146): “Cheltuielile pentru cercetare în informatică ale IBM sînt superioare celor ale oricărei ţări din lume, cu excepţia Japoniei şi a Statelor Unite”.
[67] Cf. articolul lui Mimi Zucker, “Mind over Matter. Getting rat thoughts to move robotic parts”, în rubrica “Neurobiotics”, Scientific American, noiembrie 1999. “They also developed a neural-network computer program, capable of changing its output based on previous input, and used the recording to ‘train’ the neural network to recognize brain activity patterns […]. They trained a neural network with these recordings to recognize certain movement-related patterns and to translate them into direction for a computer-simulated arm incorporating two joints and six muscles”.
[68] Cum să interpretăm altfel scoaterea la vînzare pe Internet a unor ovule de top-modele? Desigur, cumpărătorii nu sînt încă la adăpost de efectele hazardului genetic. În curînd însă vor fi de ajuns cîteva manipulări pentru a controla unirea dintre ovulele de top-modeleşi spermatozoizii unor laureaţi ai premiului Nobel sau ai unor mari muzicieni, ai tuturor elitelor, femeie sau bărbat de renume, pentru ca acest hazard genetic să nu dea naştere unor dezagreabile surprize, aşa cum i-a spus Bernard Shaw unei doamne drăguţe care dorea ca scriitorul să-i facă un copil avînd frumuseţea ei şi inteligenţa maestrului. Acesta din urmă, conştient de situaţie, i-a răspuns înţelept că fructul dragostei lor ar putea fi înzestrat în chip nefericit cu “frumuseţea” lui şi cu inteligenţa doamnei! În ce mă priveşte, întrevăd deja fabuloase beneficii generate de aceste viitoare încrucişări asistate şi controlate.
[69] Anne Maclean, The Elimination of Morality. Reflection on Utilitarianism and Bioethics, Routledge, Londra, 1993, cf. mai ales capitolul al doilea: “’Person’: The futility of bioethics”, pp. 17-36.
[70] Michel Foucault, op.cit., “Cursul din 28 ianuarie 1976”, p. 93 [ed. rom.].
[71]Ibidem, pp. 93-94 [ed. rom.].
[72]Ibidem, p. 94 [ed. rom.].
[73]Ibidem, p. 235 [ed. rom.].
[74] Cf. Roger Caillois, op.cit., p. 228: “La fel cum regalitatea se constituia odinioară în detrimentul feudalilor pentru că topitoriile care produceau tunurile nu puteau fi nicidecum montate şi întreţinute decît prin finanţele publice, epoca naţiunilor istorice se încheie în momentul în care se dovedesc prea sărace pentru a finanţa construcţia de laboratoare şi de uzine capabile să producă armele pe care ştiinţa modernă le face decisive, pentru a le fabrica în cantitate suficientă şi pentru a utiliza în scopul propus de manieră eficientă”.
În modernitatea prezentă, nu poate să existe aşadar o putere politică fără o cercetare ştiinţifică integrată foarte marilor întreprinderi capitaliste: “Slăbiciunea şi micimea majorităţii statelor în faţa marilor întreprinderi private sau a mişcărilor capitalurilor le face incapabile să-şi controleze propria situaţie economică”, in Philippe Delmas, op.cit., p. 147.
[75] Claude Allègre, art.cit.
[76] Cf. Jean Baudrillard, L’Echange impossible, op.cit., p. 125: “Apartenenţa noastră la un concept integral şi integrator de lume şi de societate e deja foarte avansată. Sîntem pe calea crimei perfecte, săvîrşite de Bine în numele Binelui, al perfecţiunii implacabile a unui univers tehnic şi artificial care va vedea împlinirea tuturor dorinţelor noastre, a unei lumi unificate prin eliminarea tuturor anticorpilor”. 

Notes en marge d’un commentaire sur le postcommunisme

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Notes en marge d’un commentaire sur le postcommunisme

                                                 

« An diesem, woran dem Geiste genügt, ist die Grösse seines Verlustes zu ermessen. »
« Die Philosophie aber muss sich hüten, erbaulich sein zu wollen »
Hegel, Vorrede zür Phänomenologie des Geistes.*


Avant de livrer quelques réflexions sur ce moment historique nommé post-communisme, et au risque de vous ennuyer, je souhaiterais revenir rapidement sur la problématique générale du discours historique comme indice de modernité, en rappelant simultanément que les mots que nous employons ne sont pas neutres et que trop souvent les sciences humaines, voulant décalquer les sciences de la nature, manifestent une arrogance insupportable en présupposant la neutralité axiologique de leur jargon conceptuel…
En fin de compte, cette expression, post-communisme, me paraît aujourd’hui presque grotesque, même si elle s’est montrée un temps pratique afin de situer la temporalité immédiate de l’événement et de l’avènement dont nous débattons pendant ce colloque. En effet, la notion de post-communisme implique en premier lieu une interrogation de ce type : qu’est-ce que le discours de l’histoire en tant qu’interprétation du déploiement de l’agir humain en une temporalité ? Si l’on se place du point de vue de l’objectivité, toute histoire, quelle qu’elle soit, où qu’elle se déploie, est toujours le post d’un état précédent. En d’autres mots toute l’histoire humaine est, depuis ses origines inconnues et inconnaissables, une succession d’apax, de situations idiotiques (singulières), qui ne se peuvent répéter jamais de manière identique. Voilà qui est précisément notre conception moderne de l’histoire, de l’histoire-discours, de l’histoire-narration sur les événements. C’est pourquoi elle ne se répète jamais ou, si elle tend à le faire, elle se présente alors comme la caricature de son modèle initial, une comédie, une pantalonnade. Ce discours du changement (et ce quel que soit la temporalité choisie, longue ou courte) qui la représente s’organise de fait dans le champ métaphysique d’une eschatologie temporelle : le moment A, modifié par telle ou telle action ou tel ou tel événement engendrera un moment B différent, inimitable et irrépétable comme tel. Le temps objectif qui passe et qui est comptabilisable, multipliable, divisible hypothétiquement à l’infini, celui que le sujet cartésien (celui du cogito ergo sum) assume comme scellant le changement plus ou moins rapide de tout et de tous. Voilà qui est, pour nous modernes, un état de la temporalité dénué de tout doute possible, devenu peu à peu une évidence indiscutable.
Il en va tout autrement si l’on se place du côté des sujets-acteurs de l’histoire, s’exprimant avec le discours qu’ils construisent à des fins explicatives ou interprétatives immédiates. En effet, c’est dans le champ de la subjectivité de l’interprétation et de l’agir humain qu’apparaît le paradigme essentiel articulant la limite entre moderne et non-moderne. D’une part il y a les sociétés qui recherchaient dans l’agir d’un présent ou dans les advenues aléatoires propres à tous devenirs humains, les signes d’un changement évident, énoncé par un discours objectif présupposant l’adequatio res intellectum (ici, l’identité de l’événement à sa représentation dans la dynamique de l’eschatologie temporelle), où le temps n’a plus comme qualité que son propre écoulement représenté en termes quantifiables mathématiquement : temps unifié certes et, en conséquence, temps axiologiquement neutre, temps de la science, de la loi de la chute des corps, du principe de Joule, du théorème de Bernouilli, voire, pour certains auteurs modernes, temps de l’histoire (sic !). D’autre part, il y a eu des sociétés qui quêtaient dans l’agir humain ou les advenus d’événements inattendus la confirmation d’un déjà-connu ou préconçu indépassable – en général fondateur même du socius – que les rites comme praxis, et le mythe comme parole de vérité affirmée avec sa seule énonciation[1], confirmaient comme donation de sens inchangé selon des procédures variables qui caractérisent « l’arc-en-ciel des cultures humaines » de la planète. Ainsi, pour prendre sens, l’état contingent du présent devait se rapporter à celui d’un passé intelligible et intangible compris comme origine, et/ou complétude-perfection de la société des humains. Ainsi, lorsqu’en 1578 l’explorateur anglais William Drake débarqua sur une île au nord-ouest de la côte Pacifique du continent américain, le chef de la tribu indienne qui occupait le lieu lui remit les insignes du pouvoir, car pour lui et son peuple la venue de ces blancs, arrivés là de manière inopinée depuis les limites extrêmes de l’horizon de l’immense océan, quoique dans un premier moment déconcertante, ne pouvait être rien de moins que la venue des dieux.[2] Il faut entendre cela comme la version sauvage de l’« éternel retour du même ». Nietzsche avait cantonné sa reconstruction d’une métaphysique héroïque aux origines des chants homériques, aux vers hésiodiques et aux bribes laissées par les penseurs présocratiques, de ce fait, il a omis de regarder de ce côté-là de l’espèce humaine, du côté des sauvages, ceux que mon ami Remo Guidieri a appelé, cum grano salis, tout en leur rendant un permanent hommage, « les présocratiques des tropiques ».[3]
Or le signe à la fois le plus évident et le plus énigmatique de la modernité, et qui se manifeste bien avant les prouesses inouïes de la techno-science et de ce que la vulgate universitaire appelle l’histoire moderne, fut le changement de lecture de la création du monde, d’en entendre le sens non plus dans le cadre d’un dispositif réinsérant l’inédit dans un déjà-connu afin d’en pacifier la nouveauté, d’en domestiquer les effets, voire d’en réfuter les évidentes transformations, mais dans le cadre d’une Weltanschauung du changement intangible. Ce changement de perspective s’accompli en Grèce sous l’égide d’une métaphysique qui déniait à l’expérience vécue (les passions de Platon) l’accès à la vérité authentique à laquelle on accédait par la contemplation des idées pures (la vérité n’est pas dans la caverne, mais dehors, dans l’illumination jeté par les rayons du char d’Apollon-Phoebus triomphant). Ainsi on se mit à comprendre – du moins dans des cercles longtemps cantonnés aux seules élites cultivées – le décours du passage du temps comme la preuve intangible de changements irrévocables : demain ne sera plus jamais comme hier, et encore moins comme avant-hier. Dès lors nous abandonnâmes (pourquoi ? cela demeure un mystère !) la vérité gisant dans les paroles de l’aède, celle d’Homère dans son Iliade, celle d’Hésiode dans sa Théogonie[4] pour devenir des historiens au sens moderne, pour recevoir, par devers le temps, l’admirable et toujours contemporaine leçon de géopolitique administrée de très longue date par Thucydide. En son essence le concept du temps historique[5] signifie que l’évolution des événements, leur suite immédiatement perceptible engendre toujours le changement, l’inédit, l’inouï irréversibles. Mais l’entendre en sa provenance originelle n’est pas chose aisée : « Wir bedenken das Wesen des Handelns noch lange nicht entschieden genug. »[6] Car toujours suivant Heidegger, « Man kennt das Handeln nur als das Bewirken einer Wirkung. […] Aber das Wesen des Handelns ist das Vollbringen. »[7] C’est cette donation de sens à la praxis en devenir permanent qui représente le propre de la modernité ou si l’on préfère son essence, « Wesen » : ce qui perdure en sa propre présence et donc l’être-là de toute chose particulièrement désignée – ici le devenir comme mutation permanente. C’est pourquoi, dans ce cas, l’essence de la praxis se rapporte en permanence à sa co-appartenance à la temporalité mathématiquement comptable et non à une quelconque Philosophia perennis, atemporelle, a-historique.
Or dans le discours à la fois savant et commun, cette essence de l’histoire renvoie toujours à une temporalité qui n’est concrètement déterminée que par le post– il s’agit donc là d’une eschatologie de l’innovation et non pas, bien sûr, d’un post tendu vers un retour à la perfection originelle d’un âge d’or ou d’un Paradis perdu « avant la chute dans le temps ». C’est pourquoi cette temporalité moderne ne peut être conscientisée et thématisée que selon deux modalités complémentaires, l’une n’existant point sans l’autre et chez le même auteur. Nous avons soit le thème de la tabula rasa (ou chez Leibnitz et Kant, le rejet total par la « Raison raisonnante » du passé enténébré des mœurs et des coutumes traditionnelles ; ou chez Hegel et Marx, le dépassement dialectique de l’anté, créateur par sa négation d’un devenir positif), soit le thème de la nostalgie, Sehnsucht(Herder, Hegel dans son esthétique, puis Nietzsche, Spengler et Jünger)[8] soit enfin, et plus prosaïquement, les deux réunis dans une simultanéité de marchandise, comme le montre par exemple le culte contemporain des patrimoines, depuis le style de vie pompéien et les splendeurs de la Cité interdite jusqu’aux musées d’ethnographie conçus comme œuvre d’art en soi (Musée du Quai Branly à Paris ou Musée du paysan roumain de Bucarest).
Sans qu’il fut nommé post longtemps après son avènement, le moderne, pour être moderne, impliquait, dès son origine, tant logiquement que phénoménologiquement le post, l’après, c’est-à-dire l’aperception simultanée d’une antériorité non seulement différente, mais d’une antériorité négative qu’il convient de dépasser sans cesse et sans limite, et simultanément d’une antériorité dont la perte engendre une tristesse inconsolable. Antériorité négative ou nostalgie, la modernité se pense et se donne comme l’illimité de la transformation, dût-elle n’être que le fantasme de l’illimité ![9] C’est ainsi que tout ce qui n’est pas post est interprété soit comme « rétrograde » (ancien, vieux, dépassé, voire laid, à mettre au rebut, puisque dans cette optique, seul le nouveau exprime le Bon, le Beau et le Vrai) soit « positivement » comme valeur d’usage muséographie (nostalgique) et simultanément comme valeur d’échange en tant qu’objet monnayable sur le marché des antiquités. Pour l’histoire positive, la praxis du présent s’articule sur la seule innovation, le changement, la nouveauté, que cela concerne la pensée la plus élevée, celle des sciences en général (y compris des sciences humaines), celle des prouesses techniques ou la plus futile, celle du journalisme et de la mode. De fait, il n’est là qu’une temporalité de l’immédiateté, de l’instant et de la simultanéité, en termes triviaux, la temporalité du zapping ! Tandis qu’avant l’histoire objective comme récit évolutif et innovateur, le temps avait des qualités diverses : temps de la vie individuelle, temps du mythe, temps des dieux, temps du culte et de ses scansions annuelles (temps du cycle christique par exemple). Tout était mesuré en rapport à la provenance et à l’origine, temps du retour grâce au parler du mythe et temps de la complétude dans la gestuelle et les dits rituels. Car c’est notre conception moderne, celle objectivant la périodisation, qui nous offre la possibilité de parler de périodes de régression (par exemple, l’époque barbare après la chute de l’Empire romain d’Occident, les effets de la Croisade des Albigeois sur la haute culture savante du Languedoc ou la mise à mort des cultures des Indiens des Plaines d’Amérique Nord après les massacres systématiques de la fin du XIXe siècle).  Mais penser une époque en termes de régression n’est pas la penser en termes de retour à ses principes idéaux premiers ; la régression n’est pensable comme telle que parce que le flux temporel général est conçu et représenté en sa totalité comme l’instrument de l’évolution positive, en bref comme progrès global. Ainsi, la condition de possibilité (épistémologique et philosophique) du progrès (ou de la modernité) se tient dans ce que Nietzsche nomma la transmutation permanente des valeurs, laquelle est l’essence même du nihilisme. Or le nihil nietzschéen n’est jamais le nihil comme rien, vide, néant, ou comme volonté d’éradiquer le Mal par élimination de ses incarnations humaines telle qu’elle apparaît dans Les Possédés de Dostoïevski. Le nihil nietzschéen c’est le toujours-nouveau, le renouvelé en permanence, le renouvellement exponentiel des objets et des représentations, recouvert d’un moralisme chrétien de la nostalgie qui obscurcit toute provenance.[10] Il s’agit donc d’un toujours-nouveau qui, pour être ce qu’il est et ce qu’il sera, se représente toujours comme négation permanente de la valeur positive du moment précédent, en attribuant au présent et à un futur sans visage précis le toujours meilleur.[11] C’est précisément ce dépassement qui chez Hegel et Marx est conçu comme nécessité dialectique de l’histoire en attribuant à l’Aufhebung (dépassement-surpassement) la positivité même du décours global de l’histoire. Chez eux la dialectique est toujours positive. Et, c’est logiquement ce soubassement métaphysique qui fit écrire à Marx, en dépit de la somme des misères insignes dont il était témoin – les centaines de milliers de morts dus aux famines orchestrées par le colonisateur anglais aux Indes, par exemple –, que le capitalisme colonial britannique, s’il détruisait avec une violence inédite et inouïe les communautés traditionnelles, représentait un fait positif en ce que la ruine des modes de vie archaïques, fussent-ils protecteurs du socius communautaire, devait entraîner à coup sûr, avec la sortie des ténèbres du primitivisme, ce monde de castes et d’esclaves, la création d’un prolétariat grâce auquel on avait l’assurance de la révolution à venir… Révolution que nous attendons toujours en dépit de l’extension de plus en plus importante du salariat urbain ![12] Car ce n’est pas la Révolution, hormis la lutte pour l’indépendance contrôlée par les Britanniques, qui arriva en Inde, mais les formes les plus rudes du sous-développement, tant dans les campagnes que dans les villes. Or, cette dynamique de l’innovation propre à la modernité que Nietzsche pointa comme son essence nihiliste se dirait, un demi-siècle plus tard, dans la philosophie de la culture d’hégéliens de gauche enfin débarrassée de son wishful thinking et de l’héritage de l’Aufklärung, chez Adorno et Ernst Bloch, « le travail du négatif », sans autre dépassement que sa propre marche en avant négative : la dialectique négative de la modernité.
Une fois le nihilisme saisit comme essence de notre monde moderne, Est et Ouest confondus, revenons maintenant au thème de notre colloque. Après 1989-1991, l’écrasante majorité des universitaires du monde développé et moi-même avons sauté sur le vocable « post-communisme » pour en user et même en abuser, en tous cas, pour beaucoup, sans jamais tenter d’en déconstruire le fondement, sauf exceptions parmi lesquelles je vois quelques personnes ici présentes. Très peu de chercheurs tentèrent de véritablement en saisir les formes, les modalités de la continuité et celles de la discontinuité. La majorité répétait à satiété les fadaises d’une politologie et d’une sociologie politique argumentées par des cohortes de laquais, toujours prompts à courber l’échine devant les désirs de leurs maîtres. Je ne suis pas stipendié par de quelconques fondations prétendant défendre la démocratie ou la société ouverte ; je ne suis ni poète ni prophète, et comme la chouette d’Athéna qui prend son envol au crépuscule, je raisonne et interprète post factum. Mais j’ai évité de me ridiculiser en assénant devant des masses d’étudiants esbaudis le pronostique d’une chute du régime communiste par l’apocalypse d’une guerre atomique planétaire : Dulce bellum inexpertisécrivait déjà Erasme.[13] Mais quoiqu’on écrivît pour mettre en garde contre ce prophétisme de médias à scandales, cela n’eut aucun effet sur la doxa du moment, sur le déploiement des discours universitaires les plus fantasmagoriques, car, comme on le sait depuis longtemps, le ridicule ne tue plus, et de sinistres histrions comme BHL ou André Gluksmann ont pu dégoiser leurs bêtises, produits d’une vanité sans limite protégée et disséminée par des médias aux ordres.
Que voit-on du monde après la disparition – plutôt par implosion que par explosion – des formes politiques de ce socialisme réel qui s’auto-nommait communiste et qui, me semble-t-il, s’apparentait bien plus aux variations de régimes économiques ressortissant à un capitalisme d’État plus ou moins redistributif, dirigé par des politiques allant de la dictature totalitaire la plus ferme à une social-démocratie autoritaire ? Bref, une fois le système implosé, à quel spectacle l’histoire nous a-t-elle conviés ? A l’évidence, nous avons assisté à l’extension triomphale de la forme-substance capital qui, au tournant des années 1990, agrémentée d’un zeste de parlementarisme représentatif (très souvent plus d’opérette que de pratique réelle), était présentée comme le stade historique indépassable du devenir politico-social de la Planète enfin libérée (sic !) du totalitarisme. En définitive, la fin de l’histoire ! La prophétie de Marx se serait avérée en tant que réalité au moment-même où le socialisme réel disparaissait ! Quelques années plus tard, à partir de septembre 2008, la crise économique généralisée devait démentir cet enthousiasme quelque peu prématuré.[14]
Il est vrai qu’en quelques mois, de la consommation privée au vol légalisé des infrastructures énormes laissées par le régime communiste, les firmes occidentales envahissaient le marché et obligeaient de détruire (avec la complicité des anciennes-nouvelles élites politico-économiques) des industries encore rentables. L’effet fut immédiat : une chute démographique massive, une lente et inexorable augmentation du chômage et de l’émigration[15]. Qu’est-ce qui avait donc fondamentalement changé ? La base de hiérarchisation de la société ne s’établissait plus sur le rapport de chacun au Parti communiste et à ses diverses institutions, mais sur les ressources financières de chacun et les réseaux permettant le vol de la richesse publique. Entre le gros business, orchestré la plupart du temps par les anciennes-nouvelles élites du parti communiste et de sa police politique, et la croissance exponentielle de la presse people, on avait là les plus grossières caricatures de l’Occident, comme si Soros, Warren Buffet ou Ben Bernanke faisaient la une des potins porno-mondains de Gala, de Voici ou de la presse Springer. En revanche, l’aliénation demeurait, et fermement. Elle s’intensifiait en ce que la pauvreté d’une majorité faisait ressentir avec plus d’intensité le manque. Les instruments de propagande pour le contrôle des masses mettaient en avant non pas de nouvelles figures, mais de nouvelles personnes, beaucoup d’intellectuels au succès un peu trop retentissant pour être honnête, une intensification de la publicité des marchandises et des services, et la transformation du débat politique en joutes de Grand-Guignol. Néanmoins, il convient de reconnaître que si les effets économiques sont redoutables, l’apparence est plus soft que sous les régimes précédents ! Au bout de quelques mois, une majorité d’universitaires, de journalistes, de chercheurs, toute la lumpen-intelligentsia servaient déjà aux étudiants, aux auditeurs et aux téléspectateurs un brouet insipide quant à la finalité de l’histoire. L’ensemble représentait une version triviale de l’hegélianisme, où le capitalisme le plus libéral possible était promu par la Rank corporation comme l’accomplissement de l’Esprit du monde et la fin de l’Histoire, le stade suprême de la démocratie que Fukuyama, semblable à un vulgaire représentant de commerce, était chargé de vendre à tout-va. Il se trouva même, tant à l’Ouest qu’à l’Est, des universitaires distingués, des directeurs de séminaires de doctorat pour organiser de savants débats autour d’une semblable ineptie. Mais cet effondrement réactualisa simultanément de vieilles antiennes. Ainsi, on eut droit au retour des valeurs chrétiennes mêlées à la liberté du business, voire mises au travail pour bénir les escroqueries les plus crapuleuses[16]. On eut droit à la réactivation des valeurs nationalistes les plus racistes et aux bouffées de fascismes sorties de la naphtaline de vieux coffres, mais demeurées criminellement agressives comme dans l’Entre-deux-guerres. Les naïfs qui les avaient crus enterrés dans le champ analytique de l’histoire en furent pour leurs frais. Certes, l’histoire ne se répétait pas. Point de Mussolini, d’Hitler, de Szálasi ou de Quisling à l’horizon, et leur héritiers ressemblaient bien plus à de grotesques pantins gesticulant comme des automates qu’au démagogue armé d’un verbe redoutable, capable de soulever l’enthousiasme des masses et de mettre en mouvement leurs instincts meurtriers. En effet, les bailleurs de fonds de l’UE barraient toute dérive fascisante à l’ancienne, la seule dictature admise et promue étant celle de la marchandise, donc de l’argent.

Soyons brutaux : je ne suis secoué d’aucuns sanglots nostalgiques, car si « la philosophie ne doit pas être édifiante », elle ne doit pas être non plus consolatrice face aux malheurs de ce monde, de notre monde avec ses « grands cimetières sous la lune » (Bernanos). La réalité est là, devant nos yeux, et doit être regardée sans sourciller. Ce sont bien des régimes s’affirmant communistes qui ont engendré ce capitalisme sauvage fin de siècle, ce capitalisme sans foi ni lois, incapable même de respecter les règlements que ses parlements nouvellement élus votaient, tant ses serviteurs, les élites compradores produites par le régime socialiste précédent, sont animées d’une soif inextinguible d’argent et d’objets, et font montre d’une cupidité cynique digne d’un Nucingen. Ces maîtres de l’accumulation primitive n’ont pas échappé à l’essence de la modernité que démontre journellement leur praxis. Certes, les idéologues de services (politologues, journalistes, sociologues, voire même anthropologues, etc.) et les naïfs par ailleurs fort nombreux parmi les spécialistes universitaires rémunérés pour interpréter le monde ex-communiste, ne se posent jamais cette banale question : pourquoi soixante-dix ans de socialisme dur, parfois très dur, en URSS et pendant une quarantaine d’années dans les pays satellites ont-ils eu, au bout du compte (et des comptes), si peu d’influence sur les comportements économiques et sociaux des hommes du post ? Pourquoi au sein des représentations du peuple du post est-il resté si peu de traces de l’enthousiasme des combats initiaux engagés pour voir enfin naître une société plus juste ? Les réponses, de droite ou de gauche, je les connais comme vous, et ce depuis longtemps. Ainsi, on me dira d’un côté :

— Mais Monsieur Karnoouh, le Goulag, tout vient du Goulag qui a détruit moins les référents capitalistes que les espoirs mis dans le socialisme pour l’accomplissement d’un monde meilleur, moins cruel, moins barbare, dans le champ du paradigme socialisme ou barbarie.
Les nostalgiques, quant à eux, me diront :
— C’est la faute à la trahison des élites politiques et des intellectuelles pendant la Perestroïka, toutes achetées pour un plat de lentilles par l’Occident. Les communistes européens, une fois encore Est et Ouest confondus, ont failli…
                                                        
Oui… et alors ?… so what ! C’est l’évidence même. Il n’est guère besoin de longues et coûteuses études pour s’en apercevoir. Mais pourquoi les communistes ont-ils failli ? Selon une droite toujours diabolisante, ils eussent mis en œuvre une politique contre-nature humaine, antihumaniste ? Est-ce véritablement un argument que celui de l’humanisme ? Car qu’est-ce la nature humaine ou contre-nature humaine ? Vaste programme de reconstruction métaphysique ! Il faut le redire, même s’il s’agit là d’une évidence, les crimes de masse des régimes totalitaires sont le fait des hommes, rien que des hommes, jamais des lions ni des tigres. Ces crimes sont tout-à-fait humains, rien qu’humains, peut-être même « trop humains ». Mais au fait, qu’est-ce que l’humanisme en économie et en politique, quand interviennent immédiatement les problèmes de la souveraineté et de la puissance de l’État ? Car l’humanisme est à l’essence de la modernité, c’est-à-dire au nihilisme, ce que la déploration est à l’essence de la guerre, de vaines paroles faites pour donner bonne conscience aux pleutres qui se terrent derrières de bons sentiments de séminaires universitaires, de conversations familiales ou de bavardages de bistrots.  En effet, ce qui naguère se proclamait le « monde libre » a-t-il manifesté jamais quelques larmes de compassion pour les victimes de ses guerres coloniales, néocoloniales, de ses interventions impériales ? Ou bien, faut-il suivre, une fois encore, les trotskystes sur le thème de la révolution trahie ! Oui, elle l’a été, à tout le moins en partie, mais cette assertion est plus qu’insuffisante comme réponse de fond. La Révolution française aussi a été trahie, et pourtant elle a survécu fermement dans ses traits essentiels jusqu’au milieu du XXe siècle ! Une autre voix dit que l’URSS a failli parce que le capitalisme a contraint le régime communiste à dépenser des sommes de plus en plus démesurées pour se doter d’armes de plus en plus sophistiquées (avions supersoniques, fusées intercontinentales à têtes nucléaires multiples, « guerre des étoiles »). Oui, c’est en partie vrai, mais la Chine, aujourd’hui, consacre des sommes de plus en plus importantes à son armement et à sa recherche spatiale ! Or non seulement elle conserve sa puissance économique, mais l’augmente simultanément avec sa puissance politique. Toutefois, dans l’appel à l’exemple chinois, on peut entendre quelque chose qui devrait nous guider, à savoir que le communisme chinois, tout en se prétendant communiste, a changé son régime économique, le pays devenant le champ d’expérience inédit d’un véritable système mixte où le capitalisme privé possède des domaines très importants d’activité autonome, engendrant à des niveaux rarement atteints, sauf aux États-Unis au tournant du XXe siècle, une croissance économique et urbaine pharaonique et une consommation somptuaire devenue le but principal des élites, pendant que la masse des richesses produites à bas prix (bas prix aussi du travail productif) inondent le monde, depuis l’Occident jusqu’aux derniers villages africains… Force nous est de constater que la Chine « communiste-ex-communiste-toujours communiste » se conforme, certes avec son style singulier, à la domination mondiale de la forme-capital, et plus encore en ce temps de mondialisation absolue ; et non seulement elle s’y conforme, mais elle contribue intensément à sa radicalisation. La Chine est devenue l’agent principal de l’infinitisation fantasmatique du produire mondial.
Continuons cette description. Que peut-on déchiffrer de l’après communisme au-delà des discours de politique-spectacle tenus sur l’agitation des intellectuels dissidents polonais, qui dès l’émergence de Solidarnosc, n’hésitèrent pas pour la majorité à empocher les prébendes occidentales ? A quoi nous sert de ressasser le préchi-précha procapitaliste de feu Havel, mis un temps à l’écart dans une prison bien confortable (rien à voir avec celles de l’époque stalinienne, ni avec Guantanamo !), ou le bla-bla du SzDSz hongrois (parti des démocrates libres), historiquement composé des anciens dissidents venus de l’élite des jeunes communistes, dissidents dorlotés des années 1980, quand ils étaient soumis à un contrôle plutôt bonhomme de la part des autorités kadaristes (« ce sont quand même nos enfants » - disaient les vieux apparatchiks !). Combien de fadaises ne nous a-t-il pas contées ce Pleşu, pseudo-dissident roumain, bénéficiaire de bourses d’étude en République Fédérale Allemande au début des années 1980, et dont l’« exil » à Tescani (dans le sud de la Moldavie), dans un monastère en septembre 1989 faisait partie d’une de ces mises en scène de la Securitate préparant son coup d’État de décembre 1989.[17] Ce n’est pas avec ces discours lénifiants que l’on peut donner sens au déploiement de ce capitalisme sauvage post, qui n’est pas sans rappeler celui des États-Unis après la Guerre de Sécession, qu’un film récent (There Will be Blood) a parfaitement illustré. Cette violence barbare d’un capitalisme renaissant avait été déjà très subtilement observée en Russie au temps de la NEP par l’écrivain, romancier et journaliste Joseph Roth.[18]
Depuis 1990, chaque jour de l’après-communisme a vu, voit et verra jusqu’à épuisement de toutes leurs ressources la mise à l’encan de la plupart des industries et des matières premières des pays de l’Est, leur démolition, leur revente aux ferrailleurs ou leur rachat à prix bradé pour les premières, l’achat de concessions ruineuses pour l’écologie et l’économie locales pour les secondes. Tout cela, rendu possible par la violence politico-économique du capital occidental (FMI, Banque mondiale, BCE, Bruxelles), allié à divers intermédiaires locaux, sans que les peuples s’émeuvent outre mesure de ce qui n’est rien de moins que le vol pur et simple de la propriété publique et donc du peuple lui-même.[19] De plus – et ce n’est pas un simple épiphénomène – l’après-communisme a engendré l’accélération de la délocalisation de nombre d’industries d’Europe occidentale, voire des États-Unis, ce qui prouve que c’est l’ensemble du monde occidental, en symbiose avec le monde ex-communiste, qui est plongé dans le postcommunisme. Avec des résultats évidents : les diverses nations de l’ex-bloc soviétique se sont unifiées plus encore qu’elles ne l’étaient grâce à l’arrivée massive de produits identiques sur leurs marchés, y compris de produits culturels et financiers, ces derniers fructifiant joliment parce que la part majoritaire de la production de richesses engendrées par le travail salarié local a été captée par quinze années d’une politique de crédit à tout va catastrophique, orchestrée par les agences locales des banques occidentales et les grands groupes financiers internationaux. De fait, c’est l’ensemble du marché des biens de consommation, des nourritures, des programmes de télévision, des livres, des revues, des films qui a multiplié la mêmeté à l’échelle de la Planète. Aussi, la mondialisation se tient-elle non seulement dans la finance et le « big business », mais dans ses effets immédiats sur la consommation quotidienne, laquelle détermine aussi bien l’expérience existentielle la plus intime des gens que les modes de socialisation organisant l’en-commun des collectivités.[20]
Cependant si toutes ces remarques saisissent un apport de sens, elles n’en demeurent pas moins insuffisantes pour offrir une interprétation profonde du grand chambardement à l’Est. Au bout du compte, en dehors du coup d’État roumain effectué pour des raisons intérieures très spécifiques et de la guerre qui permit le démantèlement de la Yougoslavie pour des raisons de géopolitique impériale, l’« empire du Mal » disparut par implosion sans grands conflits, il s’est en quelque sorte auto-dissout, alors que tant de belles âmes de la politologie, voire de la philosophie politique prédisaient une guerre mondiale pour l’abattre ; et même un esprit aussi subtil que Castoriadis s’était laissé prendre au piège et formulait de telles inepties six mois avant sa chute !

S’il me fallait commenter le titre d’un petit ouvrage roboratif sur les blagues politiques de l’Est, intitulé « Le Communisme est-il soluble dans l’alcool »[21], je dirai que le Communisme n’a pas été soluble dans l’alcool, mais qu’il a été absorbé et phagocyté par le monde de la marchandise en sa dynamique propre. Le monde communiste a fini par s’identifier à un énorme ratage, celui du modèle idéal de l’American Way of Life qui était instillé par les feuilletons étasuniens, Dallas, Dynasty et autres, massivement projetés par les télévisions de l’Europe communiste au cours des années ‘70 et ‘80 du siècle dernier ; véritable soupape de sécurité que ces produits d’une réalité fantasmée par l’usine à rêves hollywoodienne : le luxe pour tous se donnait sur les écrans comme la « réalité » hédoniste du consumérisme, « réalité » bien plus attrayante que les images d’Epinal du bonheur à venir proposées par le réalisme socialiste avec son moralisme étriqué de petit-bourgeois. Ou, pour le dire autrement, ce ne sont pas les idées proposées par Marx, Engels et Lénine qui ont fini par triompher là où les bureaucrates du communisme proclamaient que la révolution se déployait au nom du prolétariat, mais, sans mot dire et dans l’apophasie, ce sont les objets proposés par les grands magasins, les hypermarchés, et les fast food regardés comme la quintessence du bonheur et de la démocratie occidentale qui ont mis à bas dans la sphère de la subjectivité le communisme réel. Ainsi, on peut quasiment avancer que la subjectivité tient la position véritable de l’infrastructure.
Dès lors que le critère post attribué aux régimes qui ont succédé au régime communiste, renvoie à leur héritage, il y aurait donc en celui-ci la réserve des diverses manifestations de l’essence de la modernité tardive en tant que nihilisme radicalisé. Aussi, le régime du communisme réel doit être repensé à nouveau frais dans le champ même de la modernité tardive généralisée. En effet, si les régimes communistes se sont effondrés dans leur post, manifestant tant de signes d’une modernité radicale, voire même, par certains aspects, d’une postmodernité déjà bien en place, c’est donc qu’ils furent modernes de bout en bout et jusqu’au bout. C’est pourquoi nul ne peut leur attribuer ce caractère de « frigidaire de l’histoire » qui avait fait les délices des anticommunistes primaires si tonitruants dans nos universités au tournant des années 90 du siècle dernier. Si donc l’essence du post-communisme est celle du communisme réel, c’est qu’il a bel et bien été à la fois une réponse moderne alternative à l’exploitation bourgeoise (non pas narodnik, slavisante, roumanisante ou magyarisante, etc. – dût-il parfois en user comme d’un ersatz) et le producteur d’une modernité tardive qui le détruisait en brisant les limites sociales et politiques qu’il avait lui-même instaurées. En tant que modernité, le communisme a été le régime politico-économique qui a fabriqué les classes moyennes avec leurs idéaux consuméristes qui ont fini par le délégitimer.
En effet, la simple observation de la société fabriquée par le communisme réel en soixante-dix ans en URSS et en quarante ans dans les pays satellites montre, à l’évidence, la présence de plus en plus accusée de la modernité la plus radicale, dût-elle être une modernité parfois inaccomplie. Cela semble si indubitable que, parfois, je me demande : pourquoi faudrait-il encore débattre avec les semi-doctes qui prétendent le contraire ? Je ne reviendrai pas sur l’analyse phénoménologique de cette modernité, je l’ai longuement exposée tout au long de ces dernières années et vous renvoie modestement à quelques uns de mes textes que l’on trouve dans Postcommunisme fin de siècle et L’Europe postcommuniste (L’Harmattan), ainsi que dans le chapitre intitulé « De la chute du communisme à la tiers-mondisation ou l’acheminement de la modernité tardive en Europe de l’Est » paru dans La Grande braderie à l’Est (op.cit.) et dans une version plus développée dans Les Généalogies du post-communisme (version roumaine et anglaise), aux éditions Idea de Cluj (Roumanie).
Quoiqu’on dise, c’est de cette dynamique de la modernité radicale ou modernité tardive qu’il faut partir pour réinterpréter la situation de l’après-communisme d’un point de vue philosophique. Si l’essence (Wesen, ce qui persévère en sa présence intangible en nommant l’être-là particulier) de la modernité intensifiée se manifeste concrètement par un certain nombre de réalisations théoriques et pratiques dont les sciences et les techniques, alors, incontestablement, le système communiste fut l’un de ses écrins. Si l’essence de la modernité trouve à s’incarner dans une organisation sociale articulée autour du seul travail productif industriel, alors le système communiste fut tout à fait moderne, voire hypermoderne. Si l’essence de la modernité exige la création d’un gigantesque système d’enseignement visant la fabrication d’ingénieurs et de chercheurs scientifiques en grand nombre, alors le système communiste en représente l’exemple parfait. Et si cette production de techniciens hautement spécialisés engendre un socius de classes moyennes toujours plus nombreuses et qui exigent l’accès à des biens sociaux et matériels de plus en plus diversifiés, le système communiste, avec parfois des restrictions, des dysfonctions et plus ou moins d’efficacité, l’a mis en place[22]. Si l’essence de la modernité implique dans le domaine social de son déploiement une subjectivité de la civilisation des loisirs, de la culture et du sport-spectacle, alors le communisme, certes à sa manière grossièrement militante, l’a produite et massivement intensifiée pour la mettre à l’unisson de l’Occident capitaliste.
Qu’elle est donc cette époque de l’étant (Seiende) que signe la chute du communisme ? Ne serait-ce point l’achèvement d’un premier moment d’authentique modernité dans ces pays d’Europe sis encore au premier tiers du XXe siècle à la périphérie archaïque du capitalisme ? Car, si un chat est bien un chat, il faut nous rendre à l’évidence, bien qu’elle fût souvent dissimulée sous la doxa léniniste : ce sont bien des paysans qui, pour l’essentiel, ont accompli les révolutions communistes du XXe siècle tant en Europe qu’en Asie ou en Amérique latine. Ainsi, dans la partie la plus sous-développée de l’Europe, le communisme réel a produit en quantité de la modernité sociale, économique et culturelle : sociologiquement cela s’incarne dans la massification du prolétariat urbain, ouvriers, ingénieurs, chercheurs, employés des services, autant de personnes qui n’ont eu jamais que leurs bras et leur savoir pour vivre, en louant leur force de travail contre salaire. Or, selon des schémas historiques déjà expérimentés à l’Ouest, en l’espace de trois décennies après la Seconde Guerre mondiale, les sociétés communistes, devenues des sociétés de classes moyennes salariales (doublées, dans certains pays comme la Hongrie, d’une forte classe moyenne d’artisans indépendants) exigèrent un compromis historique avec le pouvoir, leur part dans le partage des bénéfices, sous forme de société du loisir et de la consommation. Ce n’est là que le destin de tous les pays développés occidentaux (le Japon faisant, de ce point de vue, pleinement partie de l’Occident historial). Aussi, une fois ce premier stade de la modernité accompli, fût-il plus ou moins bien réussi selon les modalités effectives de chaque pouvoir local[23], comme si une nécessité ontologique, celle du Gestell, s’imposait au devenir, a-t-il fallu passer au stade suivant, qui n’était pas de dépassement, mais d’intensification de ce même développement, libéré des limites et des freins imposés par une bureaucratie égarée dans la rigidité de règles devenues obsolètes.
Comment une mutation de cette ampleur, une privatisation quasi totale de l’économie, fut-elle possible, mais surtout comment a-t-elle été acceptée par les peuples fascinés par l’espoir d’une nouvelle Parousie : consommer comme il était montré dans les feuilletons étasuniens, sans se soucier du futur ? Croire qu’on conservera tous les avantages du socialisme et gagnera ceux du capitalisme. Qu’allait-elle devenir, la protection de l’État, l’ensemble des services dévolus au bien public, plein emploi, santé, enseignement, transports, minimaux sociaux ? A l’évidence, les dirigeants des années 1980-90, les plus informés sur l’état économique de l’URSS dans sa compétition avec les États-Unis, comprirent que le premier cycle d’acculturation des moujiks aux machines et à la programmatique du monde industriel était achevé et que, d’une manière ou d’une autre, il fallait passer au stade suivant, que l’organisation première, bureaucratico-politique, ne permettait plus de déployer. Ils avaient saisi que la transformation générale de l’économie créée par la fin de l’étalon or et une révolution techno-informatique cardinale, celle de l’informatique tous azimuts, avait changé la donne au tournant des années 1970, et qu’aucun pays ne pouvait plus échapper aux règles qu’elle imposait tant aux échanges commerciaux et financiers qu’à la technologie. Il a donc fallu briser le système de redistribution de l’État, jeter à la poubelle la partie de la machine industrielle soviétique regardée comme obsolète, ou la brader en totalité dans les pays satellites, entrer dans les possibilités quasi infinies de la convoitise et de la cupidité, offertes par le libre marché qui, de fait, restait (et reste) contrôlé pour l’essentiel par les anciennes élites ou leurs progéniture. Que cette transformation se fasse sur le mode de la décomposition-recomposition comme dans l’ex-URSS et ses pays satellites, ou qu’elle se déploie par une reconversion spectaculaire et totalement inédite du parti communiste en Chine, il n’est là, que je sache, aucune trahison, mais une nouvelle illustration de la manière dont les hommes sont bien plus pensés par leur temps qu’ils ne sont capables de le penser. Il n’y a donc là aucune trahison, comme se complaît à le répéter ad nauseam une extrême gauche incapable de regarder la bassesse et la lâcheté humaines dans le blanc des yeux, et d’en tirer les conclusions philosophiques qui s’imposent sur la nature humaine. En effet, hormis les conflits nationalistes (ex-Yougoslavie, Pays baltes, Caucase) aucune révolte massive des peuples ne s’est élevée contre la fin de l’État protecteur, fût-il un État autoritaire et dictatorial, contre le marché sans limite, contre la surconsommation et la surexploitation. Tous était déjà là, présents au sein du socialisme et du communisme réels, et les adorateurs du Veau d’Or de la consommation, et les aliénés de la société du spectacle. Une fois la coupe bue jusqu’à la lie, l’évolution économique du monde soviétique (avec son immense gâchis humain) n’a engendré qu’un seul espoir : le rêve américain.
C’est donc une fois encore le temps, la logique du développement de l’essence de la forme-substance capital (ce qui perdure en soi-même et pour soi-même de la forme-substance capital), inscrite dans la Technique en tant qu’ultime métaphysique de la modernité, qui commande les énoncés du Dasein du post et non l’inverse, et donc la subjectivité. Ce qui nous conduit logiquement à interpréter l’implosion du communisme européen et la mutation chinoise comme la réactualisation-radicalisation du seul véritable sujet de l’histoire de la modernité tardive : non pas le prolétaire, mais le Capital et les capitalistes. Ces derniers étant toujours la classe planétaire objectivement maîtresse de la finance et de la production et, subjectivement, celle de l’hyperconscience de ses intérêts de classe. C’est la seule classe qui sait mener à son profit la lutte de classe sans faiblir, sans se laisser distraire jamais par les friandises de l’industrie de la culture et du sport dont elle abrutit les peuples consentants.
Cela me conduit logiquement à réviser l’une des affirmations idéalistes de Marx et de Lukács, à savoir que la révolution prolétarienne n’est possible qu’au moment de l’union comme totalité de l’objectivité et de la subjectivité du sujet de l’histoire, que seul le prolétaire incarnerait… A l’échelle du temps historique de l’essence de la forme-substance capital, entre les moments d’exploitation maximale et ceux du keynésianisme, il semble que seuls les capitalistes aient été à même de maintenir ce cap de l’union fusionnelle entre objectivité et subjectivité, au-delà des aléas et des incidents inopinés qui toujours surviennent dans le devenir humain. Voilà qui devrait donner à penser à ceux qui rêvent encore de révolution en répétant, comme les moulins à prières tibétains, des impasses analytiques qui, au bout du compte, n’ont été que les naïvetés généreuses et pleines d’espérance des moments inauguraux, celles propres aux temps de l’innocence politique du prolétariat, ou pis, en s’engouffrant dans les illusions de la fausse conscience réformiste nourrie des ruses du Gestell (arraisonnement, dispositif) techno-scientifique. Comme l’a souvent souligné Heidegger, il y a des manières d’être anti- qui se tiennent dans la même détermination que ce contre quoi on s’élève[24]… et, dans le cas précis qui m’occupe devant vous, il s’agit de la dynamique d’un déjà-là en attente (le postcommunisme) qui poursuivait son cours, sous un déguisement, celui du communisme institutionnalisé en raison d’État. La chouette d’Athéna s’élevant au crépuscule, c’est donc au moment où il disparut par implosion qu’il se dévoila à sa propre vérité, à savoir au moment de son post factum comme renouvellement dynamisé de la figure du nihilisme. Aussi le postcommunisme se révèle-t-il, depuis vingt ans, en tant qu’élément-clef de l’accomplissement du capitalisme de troisième type, stade ultime de la mondialisation techno-financière.
Claude Karnoouh
Paris septembre 2011-janvier 2012




[1] La parole du mythos dans la langue d’Homère, opposée à celle du logos.
[2] La même situation se présenta à Bougainvillier lorsqu’il aborda une île du Pacifique Sud où les indigènes le traitèrent comme dieu jusqu’au moment où, transgressant un tabou à lui inconnu, et découvrant ainsi sa nature humaine, ils le tuèrent et le mangèrent.
[3] Remo Guidieri, L’Abondance des pauvres, Seuil, Paris, 1982.
[4] On comprend parfaitement cela en lisant soit le premier vers de l’Iliade : « Chante, ô déesse, le courroux du Péléide Achille » ; soit les vers 97 à103 de la Théogonie : « Lorsque le deuil s’est abattu sur l’âme de l’homme, et que le cœur accablé se dessèche, il suffit qu’un aède, serviteur des Muses, célèbre la gloire des hommes de jadis et les dieux bienheureux qui possèdent l’Olympe : l’homme oublie aussitôt sa souffrance, il perd la mémoire de son deuil : le présent des déesses déjà le console. » (J’insisterai sur la fin : « le présent des déesses le console… » - elles sont bien là hic et nunc, proches de l’homme dans leur provenance).
[5]J’emploie ici « historique » au sens où Heidegger oppose historischà geschichtlich, c’est-à-dire relevant de l’histoire comme suite d’événements et non de l’histoire comme histoire de l’Être.
[6] Martin Heidegger, Briefe über den Humanismus, Aubier, Paris, 1963, p. 26. « Nous ne pensons pas encore de façon assez décisive l’essence de l’agir ». Traduction de Roger Munier.
[7] Martin Heidegger, ibidem, p. 27 : « On ne connaît l’agir que comme la production d’un effet dont la réalité est appréciée suivant l’utilité qu’il offre. […] Mais l’essence de l’agir est l’accomplir ».
[8] Dans ce schématisme des relations des philosophies de l’histoire entre l’anté et le post, Heidegger occupe une position singulière en ce que la détermination temporelle de la question de l’Être d’abord, puis, ensuite, celle du dévoilement de la Technique comme ultime métaphysique l’a conduit à ne concevoir ni l’anté ni le post en termes de nostalgie et de décadence ou de positivité permanente du renouveau. Contrairement à Spengler ou Jünger, Heidegger ne comprend pas l’Occident comme pris dans une dynamique de décadence, mais au contraire dans celle d’un accomplissement toujours massif de lui-même. Pour en saisir l’enjeu encore présent, il convient de se reporter à la réponse qu’il donna au texte de Jünger, Über die Linie, dans Zur Seinsfrage, Vittorio Klostermann, Franfurt am Main, 1956).
[9] Ce thème a été longuement argumenté et remarquablement déconstruit par Gérard Granel dans : « Les années trente sont devant nous… », in Etudes, Galilée, Paris, 1995.
[10] Frédéric Nietzsche, Le Nihilisme européen, textes réunis, traduits et commentés par Angèle Kremer-Marietti, 10/18, Union générale d’édition, Paris, 1976.
[11] On trouve ce nihilisme parfaitement illustré dans l’histoire de l’art depuis ses premiers balbutiements chez Vasari.
[12] Voilà l’exemple parfait où l’on voit la philosophie de l’histoire de Marx révéler ses deux sources : d’une part l’héritage direct de l’Aufklärung, de l’autre, l’hégélianisme dans la seule positivité de l’Aufhebung… cf., « Domination of Britain India », in New York Daily Tribune, n° 3828, 25 juillet 1853. A titre de document sur ces famines orchestrées par la convoitise inextinguible du colonisateur et sa totale absence de pitié, cf. Mike Davis, Late Victorian Holocausts. El Niño and the Making of the Thirld World, Verso, Londres, 2001.
[13]« Que la guerre est douce à ceux qui ne l'ont pas éprouvée ».
[14] Voilà la tâche que ses maîtres avaient assignée à l’ineffable Fukuyama. Entre temps il a dû déchanter… la crise économique engendrée par l’hybris du capitalisme néolibéral à montré aux esprits enthousiastes ou aux âmes stipendiées la réalité des effets de son essence articulée autour de la convoitise et de la piraterie sans limite des banques et des institutions financières privées sur les fonds publics.
[15]Ainsi, plus de trois millions de Roumains vivent à l’étranger, pour la plupart ouvriers non-qualifiés de l’agriculture, du bâtiment pour les hommes ; ménage, nettoyage et aide aux personnes âgées pour les femmes. Les effets sociaux et psychologiques de cette émigration massive, qui touche parfois plus de la moitié d’un village ou d’une petite ville, sont très souvent dramatiques. Les enfants, demeurés avec les grands-parents ou des oncles et tantes, développent divers comportements pathogènes, allant de l’agressivité parfois criminelle envers les proches à des états dépressifs menant souvent au suicide.
[16]par exemple les fraudes pyramidales de type Ponzi, comme la bien nommée Caritasà Cluj, ou, en Albanie, celle qui faillit faire disparaître le pays.
[17] Lors du décès de l’excellent jazzman roumain, Johnny Răducanu, au mois de novembre 2012, Andrei Pleşu publia dans le journal Adevărul (La Vérité), une note nécrologique dans laquelle il rappelait combien étaient agréables les soirées où le musicien venait à Tescani, voir son ami Andrei, pour donner une sorte de petit concert privé. Si c’était cela la dureté de son exil, alors je me tiens prêt à être exilé dès aujourd’hui dans de semblables conditions, et ce d’autant plus que la table des monastères orthodoxes est un moment certes silencieux, mais très agréable à l’estomac.
[18] Joseph Roth, Reisebilder, repris dans Das Journalistische Werk. Joseph Roth est aussi l’auteur de deux célèbres romans de type sociographique ayant pour thème la nostalgie de l’empire Austro-hongrois et la vie à Vienne immédiatement après 1918, Radetzkymarsch (1932) et Die Kapuzinergruft (1938). On pourrait le définir à la fois comme l’opposé de Musil et de Schnitzler.
[19]Bruno Drweski et Claude Karnoouh édit., La Grande braderie à l’Est, Le Temps des Cerises, 2004.
[20] J’ai vu à Venise les célèbres masques du carnaval « made in China », en Roumanie, en Bulgarie et au Liban, des icônes orthodoxes fabriquées en Chine et, à Paris, des tableaux de calligraphie arabe vendus devant une mosquée du 18e arrondissement, pareillement fabriqués en République Populaire de Chine !
[21] Antoine et Philippe Meyer, Le communisme est-il soluble dans l’alcool, édit. du Seuil, Paris, 1978.
[22]Cf. l’illustration qu’en donne le roman de Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude
[23]Différences constatables entre la Pologne, la Hongrie, la Bulgarie et la Roumanie.
[24] Martin Heidegger, Parmenide, « Toute opposition qui prend la forme d’un anti- pense dans le même sens que ce contre quoi elle est. ». tome LIV, Gesamtausgabe.

Heidegger penseur de la politique ou l’histoire comme Ereignis

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Heidegger penseur de la politique ou l’histoire comme Ereignis

L’engagement de Heidegger dans la politique a fait l’objet de gloses et de commentaires nombreux, pour l’essentiel rédigés par de médiocres et besogneux plumitifs[1], auxquels ont répondu, avec les mises au point nécessaires, quelques-uns parmi les bons esprits de ce siècle.[2] En fin de compte, pour résumer cette « grosse bêtise » comme l’a dit Heidegger de lui-même dans l’entretien publié, selon ses vœux, post mortem dans le Spiegel[3], on peut choisir ce qu’en a dit plus tardivement Sloterdijk dans une conférence donnée à Paris, au centre Pompidou, au mois de mars 2000 sous le titre Die Domestikation des Seins. Für eine Verdeutlichtung der Lichtung[4] : une « illusion d’optique » qui lui a fait accroire[5] la « révolution nationale et socialiste » comme retour vers le « spécifique » (l’enracinement) et le « véritable » (l’authentique)[6], vers le Heimat spirituel enfin retrouvé ou plutôt reconquis après des siècles d’errance métaphysique, puis techno-scientifique. Sa démission après le bref épisode du Rectorat (huit mois), et la republication en France du texte programmatique de son entrée en fonction[7], aurait dû mettre un point final à cette polémique, si l’enjeu n’avait pas été et n’est toujours pas, sous prétexte d’anathématiser le « fautif » Heidegger, d’écarter tout développement portant une réflexion critique sur le destin propre au Dasein de l’Occident. Quelques uns passent outre les oukases des commissaires à la conformité du prêt-à-penser, et s’essaient encore à poursuivre ce travail de la pensée comme l’a si parfaitement démontré Gérard Granel dans un texte magistral… « Les années trente sont devant nous… ».[8]
Ce n’est donc pas de ces épisodes dont je vous entretiendrai, il me semble clos, et ce d’autant plus que la récente publication des lettres échangées entre Heidegger et Hannah Arendt[9] devrait mettre un point final à cette polémique devenue à présent aussi vaine que stupide. Ce que je souhaiterais rapidement ressaisir ici, ce n’est donc pas Heidegger et la politique, mais quelques uns parmi les moments de ce qui fait politique dans la pensée et la posture du second Heidegger, chez celui qui, après la Kehre, abandonnera à jamais la rédaction de la seconde partie de Sein und Zeit, pour méditer simultanément sur la Technique comme destin de la modernité et la poétique de la langue, ou en d’autres mots, sur le dévoilement terminal de la vérité de la métaphysique et sur ce qui demeurerait l’abri premier et ultime du parler l’Être.
Si l’on regarde les définitions classiques de la politique telles qu’on peut les lire dans le Grand Robert (ou dans n’importe quel dictionnaire contemporain) on ne trouvera aucun de ces domaines thématisés comme tels, (comme chapitre par exemple), dans l’œuvre de Heidegger.[10] Rien comme par exemple, de « l’art de gouverner les hommes », n’apparaît, en revanche, une longue méditation commence sur le sens et l’essence de la technique moderne qui sera nommée Gestell, et qu’il faut entendre comme ce que le sujet, l’ego, pose devant soi pour le mettre à disposition de la volonté de savoir (expression nietzchéenne) ou d’homologation (formule de Vattimo) et du produire. Dès lors le Gestell  peut être envisagé comme déploiement du destin historial d’une époque de l’Être, celle de la métaphysique moderne, la nôtre. Dans ces textes, on trouve certes des résonances politiques directes et immédiates, mais jamais ne se manifeste l’intention de reconstruire un quelconque système politique procédant de conceptions a priori articulées autour d’une métaphysique et d’un idéal transcendant à accomplir, servant à la fois de principe et de fin. Donc point de système théorique et apodictique du politique, point d’« idéalisme de rêve » (Nietzsche) ou de wishful thinking  dont les philosophes furent et sont encore les meilleurs bonimenteurs et qui, de manière générale, n’ont fait que légitimer l’état des choses du moment. Chez Aristote c’est le naturalisme (élément de la physis) de la Polis qui justifie l’esclavage nécessaire au mode de fonctionnement « démocratique » d’une cité grecque en crise et proche de sa fin. Chez Saint Thomas, dans le De Regno[11], la divinisation du naturel, et donc de la Cité (fidélité logique à Aristote oblige), ordonne et légitime, par mimétisme, le système de la royauté féodale comme pouvoir temporel d’une part, celui de la prééminence papale comme pouvoir spirituel de l’autre. Chez Kant, comme le remarque André Tosel avec beaucoup de finesse, « la mauvaise conscience de la catégorie juridique »[12] fait qu’en dernière instance l’ordre juridique ne peut défendre que la propriété privée « comme rapport essentiel à la nature ». C’est donc cette propriété privée comme organisatrice du social et du politique en sa totalité que le juridique dissimule : « Sans la norme de droit la paradoxale naturalité de l’économique ne peut valoir comme norme »[13], ainsi « s’épuise la réserve éthique que possède le droit publique »[14] en justifiant toutes les politiques qui déploient le libéralisme économique et qui outrepassent sans cesse les limites éthiques que cette même « réserve éthique » avait elle-même tracées au politique.[15] Enfin chez Hegel, l’identification de l’Etat-nation à accomplissement de l’Esprit du monde, légitime pleinement, comme conscience d’un destin historique singulier, la volonté prussienne d’abord, allemande ensuite, d’émancipation puis de domination culturelle et politique, le Kulturkampf.
Chez Nietzsche, la critique politique et la critique du politique sont permanentes tout au long de l’œuvre et visent même la refondation de l’ordre spirituel par un socius renouvelé grâce au retour vers l’héroïsme grec. Il s’agit là, me semble-t-il, d’une version déjà postmoderne de la restauration en ce que l’antique vient s’offrir parmi les éléments d’une simultanéité multiple et multiforme du présent : ce que l’allemand désigne par Gleichzeitligkeit, ce qui simultanément vient à l’existence. Lorsque Nietzsche identifiait le moderne au magasin d’accessoires d’un théâtre, le retour qu’il nous propose de réaliser n’échappe point à cette situation ; en effet, comment restaurer des comportements, un état d’esprit, une disposition de l’âme (Stimmung) d’une époque totalement révolue sans que cette restauration se place, de facto, dans un jeux de multiples choix possibles offerts simultanément. Même animée de la volonté de puissance du surhomme, le penseur-héros, l’histoire, ou mieux, ce qui fait histoire ne ressert jamais le même plat, sinon sous forme de caricature eût écrit Marx, sinon sous forme de simulacres eût remarqué Baudrillard, sinon sous forme de marchandises intégrées au système du commerce-monde, dirais-je. À preuve, dans les jeux politiques jamais cet héroïsme nietzschéen (authentiquement recherché par l’auteur) n’a pu servir à autre chose qu’à forger les poses des imposteurs de l’héroïsme. Le seul lieu où l’héroïsme moderne put se déployer librement et puissamment (et à quel prix !) se cantonna à la vie et à l’œuvre de certains artistes, par exemple à celles de Rimbaud, de Van Gogh, d’Antonin Arthaud, d’Ezra Pound ou de Beuys.
Il y a dans l’œuvre de Nietzsche une critique, parfois énoncée avec une extrême violence, à l’encontre de ce qu’il nomme « une société d’épiciers » et qui doit diriger notre investigation. En effet, dès lors que l’on comprend la société industrielle de la fin du XIXe siècle comme « une société d’épiciers », la critique qui en ressort se doit, en premier lieu, d’envisager ce qui la fonde. Or, qu’est-ce qui peut fonder une « société d’épiciers » si ce n’est le commerce et ce qui l’engendre, la production pour la seule valeur d’échange, comme pensée-action organisatrice générale de la socialisation, des relations qui établissent la communauté et des institutions qui règlent et garantissent cet en-commun sous tous ses aspects : politique, organisation du travail, de la productivité, de la distribution, de l’enseignement, l’organisation des savoirs et des connaissances (de la recherche et de la collation des diplômes dans une université-business)[16], de l’organisation des loisirs, des arts, ce que l’on nomme aujourd’hui les activités culturelles ou, plus précisément, une Bildung, avec toute la polysémie que porte de mot. Avec Nietzsche (dont on peut penser qu’il ne lut pas Marx), on entrevoit déjà, d’une manière certes non systématique, mais déjà précise, le rôle « fétichiste » de l’infrastructure technico-économique et techno-scientifique, ou dit d’une manière plus psychanalytique, on perçoit combien l’organisation systématique de la convoitise des marchandises par la publicité travaille comme une machinerie organisant et limitant simultanément le désir (la « machine désirante » selon l’expression de Deleuze et Guattari). C’est cette machinerie dont Marx, à la suite de Ricardo, élabora la phénoménologie, mettant en évidence la nature sociale de tout travail salarié, son équivalence monétaire générale, c’est-à-dire étendue à tous les faires et les échanges humains impliquant consubstantiellement un quelconque capital et un quelconque profit, et donc à toutes les marchandises, dévoilant ainsi la nature « fétichiste » de la marchandise.[17] Le monde, ou mieux, ce qui fait monde n’est plus que la « somme des marchandises produites dans le monde » (Marx) ; ou, dans une formulation heideggerienne, le monde est devenue en sa totalité monde-marchandise comme la physis de la modernité.
Toutefois, aussi bien chez Nietzsche que chez Marx la solution ultime pour « sauver » l’homme de la déshumanisation due à la modernité, reconnue comme réduite à la seule logicité de la pensée (Nietzsche contre Hegel), ou comme aliénation ou réification due au travail salarié mis au service du seul profit (Marx contre Hegel), apparaît dans le recours messianique à un idéal qu’il conviendrait d’accomplir à l’encontre du déterminisme économique (peut-être plus logico-technique chez Nietzsche que chez Marx) : celui de l’héroïsme et des valeurs éthico-spirituelles antiques chez le premier[18] ; et, chez le second, celui de la quête du salut au cœur même de l’agir du prolétariat en lequel s’incarne la véritable conscience historique se libérant de l’aliénation, et accomplissant ainsi le véritable Esprit du monde, la fin de la nécessité et l’harmonie des rapports humains, en bref, l’advenue d’une nouvelle cité idéale qui clôt l’histoire. De fait, l’un et l’autre proposaient un nouvel engagement politique qui se donnait comme une nouvelle version de l’onto-théo-téléologie de l’histoire de l’Occident, c’est-à-dire comme histoire du monde, mais cette fois sans plus de Dieu ; ou, si l’on préfère, comme politique d’une société où Dieu, auteur des choses dont la connaissance scientifique doit découvrir les lois, s’étant de plus en plus éloigné de l’homme et de sa vie terrestre (cf. Koyré), serait redescendu sur terre sous un autre nom que celui du Fils, cette fois comme promesse d’une spiritualité vitale reconquise sur le logico-conceptuel et l’empire de l’esprit (Nietzsche), ou comme espoir d’élimination de l’éternelle nécessité et de l’aliénation qu’elle implique (Marx).[19] Il est là de beaux idéaux, et surtout un retour à la métaphysique : jetée dehors par la porte, elle revient par la fenêtre avec les tentations totalitaires qu’elle suscite chez des esprits simples qui des promesses n’ont retenu que les leçons de sociologie (ainsi, la manière dont les théoriciens du national-socialisme ont compris le surhomme pour le premier ; ou la conception d’une dialectique simpliste ente l’infra- et la superstructure chez Lénine et les théoriciens russes du début du XXe siècle, de Plekhanov à Préobajenski, de Trotski à Boukharine, pour le second ; mais, dans les deux cas, il s’agissait de construire la figure du Travailleur moderne, fût-il teutonique ou soviétique).[20]
A l’origine de son œuvre Heidegger ne paraît pas se préparer à élaborer une critique radicale de la modernité. La déconstruction de la pensée de l’Être pour et dans le temps, prépare une sorte de renouveau de la métaphysique, en y faisant intervenir la détermination historique dans la nomination de l’Être (la finitude), en rapportant la métaphysique à une histoire, et au monde qu’elle engendre, l’Occident, c’est-à-dire à ce qui tombe, (du latin occidere, qui donne aussi en français occire, tuer) et que l’allemand, comme le vieux français, le roumain ou le hongrois nomment respectivement Abenland, couchant ou ponant, apus, nyugat, c’est-à-dire, le déclin, le crépuscule, le vieillissement,  mais aussi ce qui devrait être aussi pensé comme la fin dans l’accomplissement en sa totalité, l’acmé. Cependant, ceux qui aujourd’hui ne veulent pas abandonner la métaphysique — peut-être par peur d’un crépuscule majestueux, cette fois non plus celui des dieux, mais celui  de la philosophie —  tout en se croyant capable de dominer le sens de la modernité, ou, à tout le moins, d’y avancer avec clairvoyance, se gardent bien d’outrepasser le commentaire de Sein und Zeit, d’aller au-delà, précisément là où Heidegger, après avoir éprouvé l’expérience présente de l’histoire en sa totalité comme tragédie, s’est engagé lui-même, dans la critique la plus radicale de la modernité technique et économique, c’est-à-dire à partir de sa très ancienne origine. En effet, s’engager au-delà de Sein und Zeit, c’est obligatoirement faire face à ce qui se présente comme l’horizon indépassable de la démocratie de masse occidentale : rien moins, et c’est cependant beaucoup, que l’essence du capitalisme et ce qui le rend possible, c’est-à-dire, le phantasme réel de l’infinité de l’objectivation des possibles et de leur mise à feu comme produire …[21]. Mais pour y atteindre, encore fallait-il faire le pas d’une rétro-généalogie qui nous projette vers le futur. « Le commencement est encore. Il ne gît pas derrière nous, comme ce qui a eu lieu il y a bien longtemps, mais il se dresse devant nous. »[22]
Et c’est bien l’expérience de l’histoire comme tragédie (ce que Nietzsche affirmait ressortir à l’essence même, Wesen, de ce qui produit l’histoire humaine) que Heidegger éprouve avant et pendant le Rectorat. Mais qu’est-ce que l’expérience de l’histoire, c’est-à-dire de ce qui fait histoire, sinon le politique dès lors qu’il manifeste la violence d’une société devenue incapable d’assumer (sa crise) l’en-commun qui fait d’elle une communauté  — c’est-à-dire le copartage d’une identité avec l’acceptation de différences, fussent-ils conflictuels, et cependant réglés? Heidegger a fait l’épreuve du politique en son essence, à savoir l’épreuve de la pensée confrontée aux événements fondateurs de l’histoire, de la « grande » histoire, de celle qui transforme un monde, qui accomplit l’ancien et prépare le nouveau. Cela eût dû être compris si certains esprits, aveuglés par les paradis artificiels de la métaphysique (le double de la réalité), n’avaient point oublié la vieille leçon administrée par Machiavel : à savoir que l’essence du politique n’est point l’idéal métaphysique d’une cité antique ou chrétienne posée à la fois comme principe et fin vers laquelle devrait tendre toutes les actions humaines, mais un ensemble dynamique de rapports de force, de groupes socio-économiques réels dans leur présence conflictuelle, qui déterminent des relations de puissance. Mais voilà, trop nombreux furent ceux qui, au début du XXe siècle, préférèrent encore rêver de l’impossible du politique, la « Paix perpétuelle », plutôt que d’affronter la factualité de la modernité en sa simple présence. Au tournant des années ’30 du XXe siècle, la crise en Europe occidentale était générale, l’ancien monde, l’Europe des Lumières s’était définitivement achevé sur les champs des batailles industrielles de la Première Guerre mondiale, tandis que le nouveau, malgré une longue préparation, balbutiait encore dans la violence de sa préhistoire.[23] Cependant, c’est en Allemagne que la crise se manifesta avec la plus forte violence, une violence inouïe, qui, touchant l’ensemble de la société, n’épargna personne, et mis en question la survie même de la société comme société politique.[24]
Or ce n’est ni la lecture de Husserl ni celle de la philosophie médiévale que Heidegger affectionnait tant qui provoqua en lui ce choc, puis le dirigea vers le tournant ou le retournement. C’est d’abord l’échec du Rectorat, pendant la rapide découverte que, malgré la « grandeur interne du mouvement »[25] (avec l’idée heideggerienne d’un possible réalisable parmi de nombreux possibles en attente, à condition de se tenir dans le pré-voir et la pré-caution, Vorsicht), le national-socialisme n’engageait aucun renouvellement de l’Université allemande, mais que, bien au contraire, sa dynamique réelle entraînait une intensification et la valorisation des tares d’une Université que Nietzsche, en son temps, avait déjà dénoncées et critiquées sans ménagement.[26]À la fin des années ’30, c’est donc, en toute logique, sur l’œuvre de Nietzsche, premier penseur critique de la modernité, que s’exerça et se concentra la déconstruction de la métaphysique déjà commencée par Heidegger. Toutefois, ce n’est pas seulement l’échec du Rectorat qui a déterminé ce grand penseur — avec Wittgenstein,  et dans une moindre mesure Benjamin et Adorno —, le plus exceptionnel du XXe siècle, à reconnaître ce qui rendait impossible une quelconque renaissance, restauration ou renouveau de la Bildung allemande, et, par-delà, de la Bildung occidentale. La rencontre avec l’analyse de Jünger de l’homme moderne en sa totalité comme Travailleur a joué un rôle déterminant.[27]
On a répété à satiété ce que Jünger a dit et écrit, à savoir que l’expérience de la Première Guerre mondiale fut décisive pour son intelligence de la métamorphose de l’homme moderne : de soldat il est devenu militaire, de civil accomplissant telle ou telle tâche il s’est changé en rouage d’une machinerie mue par la dynamique d’une mobilisation totale et générale (Total Mobilmachung).[28] En revanche, ce que l’on sait moins c’est que Jünger et Heidegger ont été marqué par la lecture de deux ouvrages écrits par l’un des plus grands capitalistes allemands, Walther Rathenau, propriétaire des célèbres usines AEG. Théoricien de l’économie de guerre, nommé ministre de l’industrie pendant la Première Guerre mondiale, puis assassiné en 1924 par un groupe de jeunes officiers de la Reichwer[29], Walther Rathenau est l’auteur de deux ouvrages très importants en ce qu’ils forgent les arguments politiques, économiques et législatifs justifiant la mobilisation générale et totale des peuples que ce soit pendant la guerre ou en temps de paix, au nom de la rationalité de la production, de l’investissement, du profit, de la répartition des fruits du travail et du maintien de l’ordre social.[30] Ainsi, l’analyse jüngerrienne du Travailleur (Der Arbeiter) conduisit Heidegger à penser en direction de l’essence de cette modernité à travers une factualité toujours écartées par les philosophes de la dignité philosophique, c’est-à-dire, non pas en direction de la science (objet de toute leur attention), mais des techniques de production des objets en leur multiplicité, et donc du travail. De cela, il en déterminera l’essence comme essence de la Technique telle qu’il l’énonce dans un texte magistral publié après la défaite totale de l’Allemagne, en 1946, dans la fameuse Briefe über Humanismus, adressée à Jean Beaufret, où il s’ex-pose pleinement ce qu’aujourd’hui la tradition nomme le second Heidegger. Le passage était franchi, et le penseur de l’Être dans et pour la temporalité (celui qui relève la temporalité de l’énonciation de l’ontologie), était devenu le penseur du dévoilement ultime de la vérité de la métaphysique dans et grâce à la Technique…
Ce qui constitue l’apport original et décisif de Heidegger pour la compréhension de la modernité en tant que système social, politique et économique, c’est que le déploiement co-dépendant des technologies, de la science, de la programmatique productive et consumériste (la nouvelle Sainte Trinité, capital-production-profit), qu’il rassemble sous le nom de Technique, n’est pas d’essence technique. La Technique telle que la saisit Heidegger, plonge ses racines au cœur même de l’histoire de la métaphysique, et plus précisément de la métaphysique moderne, celle qui trouve la première énonciation de son Dasein chez Descartes — la mise à disposition totale de la Nature par l’objectivation infinie d’un sujet plongé la certitude de son ego[31] — même si, selon ses interprétations d’Aristote et de Platon[32], cette énonciation était préparée de longue date par l’émergence même du questionnement philosophique compris comme logique des propositions énoncées sur la nature des étants et non plus, comme chez les présocratiques, dans l’émerveillement poétique devant la présence comme présence en tant que telle, devant l’aléthéia, le descellé, le dévoilement du hors-retrait. Il n’empêche, c’est chez Descartes que l’énoncé du subjectum moderne, de l’ego cogitans dans la certitude de l’adequatio res ad intellectum, trouve et manifeste sa vérité totale et permanente dans la recherche de lois physiques données sous la représentation de lois mathématiques générales. Là est l’essence et l’origine, non pas des techniques, mais, au sens que lui attribue Heidegger, de la Technique, ou si l’on préfère de la création du monde en la guise de la programmatique mathématique des objectivations. C’est de cette représentation, accouplée au commerce-monde déjà à l’œuvre avant Descartes[33], mais auquel il manquait les instruments intellectuels et techniques unificateurs des multiples sphères d’activité[34], qu’émergeront des résultats matériels proprement inouïs faisant de la somme des produits du monde, de la science et de la production la physis de la modernité, et, de la convoitise la psyché du travailleur déraciné de la mobilisation totale, celui qui s’autodésigne comme l’homme moderne.
Si tel est le fondement du monde moderne, s’il se tient ainsi, dans la réalisation totale de la métaphysique comme Technique, alors, il nous faut renverser le rapport essentiel relevé par Marx, entre l’infra- et la superstructure, et pour lors admettre que c’est le produit du travail conceptuel de la logique des énoncés tenus sur les étants — la représentation comme superstructure — qui engendrent, déploie et réalise ce monde de la technique et du produire, c’est-à-dire l’infrastructure, laquelle, ensuite, implique une organisation sociale et politique qui réponde à ses besoins, ses fonctions, ses injonctions, ainsi que les agents produisant les arguments de légitimations. Il s’agirait donc non plus d’une dialectique entre deux pôles, mais d’un jeu bien plus complexe impliquant au moins trois pôles qui interfèrent en permanence, et substituent leur position réciproque selon les états du développement et les situations de blocage, les dysfonctions, en bref, ce que l’on a l’habitude nommer les crises, et qui composent l’histoire même de l’Occident. On comprend donc que l’on a utilisé tous les arguments de Marx quant à la détermination économique et sociale du travail, mais en les replaçant dans l’analytique historiale du produire, dont la provenance comme ad-venir se tient dans le Dasein de la métaphysique moderne de la subjectivité, dans son mode et son régime de représentation.
De fait, un esprit naïf pourrait nous dire que l’on a remis Marx sur ses pieds. S’il s’agissait de cela, nous n’aurions fait que retrouver Hegel. Or, ce n’est pas Hegel que l’on retrouve, mais le devenir-monde du monde dans la techno-économie entendue comme réalisation-accomplissement de la métaphysique. Car, il n’est guère hégélien — en ce qu’il n’y a pas de dépassement (Aufhebung), mais accélération exponentielle du déjà-présent-comme-possible — de constater que si Esprit du monde il y a (cela reste à voir ?), celui-ci s’achemine vers la technicisation totale du monde en la guise du commerce : vérité que nous administre aujourd’hui la conquête technico-économique des cartes génétiques de tous les êtres vivants. Il n’est pas non plus hégélien de constater combien l’accomplissement de la métaphysique a fini par supprimer l’autonomie du politique qu’elle avait cependant constitué comme activité séparée et spécifique de l’homme, au point que, pour définir cet homme en sa vie sociale Aristote avait choisi l’expression zoon politikon ![35] Même si les pratiques le contredisaient parfois, les Grecs pouvaient croire à la réalité de cet énoncé, parce que leur idéal visait à expulser de la Polis les marchants dont ils considéraient l’activité comme ressortissant au domaine privé, c’est-à-dire au domaine de la nécessité, et donc étranger à toute activité politique, laquelle devait être du seul ressort de la sphère publique d’où était banni tout référent au besoin, au produire, au reproduire, au consommable, au vendable, etc. Dès lors, l’animal qui se dévoile au sein de l’analytique heideggerrienne du Dasein de la métaphysique du sujet pourrait se nommer zoon œkonomicon.
Ici, je me trouve en partiel désaccord avec l’analyse que donne Philippe Lacoue-Labarthe du nazisme dans « La fiction du politique ».[36] Il voit dans Auschwitz « la révélation à lui-même de l’Occident » — certes oui, j’acquiesce — mais du fait que la politique nazie n’eût été, en fin de compte, que la configuration esthétique — la forme, Gestall — d’un Gensamtkunswerke sous l’égide de la techné, mise en œuvre par un national-socialisme devenu un national-esthétisme : Hitler eût pensé la politique comme la mise en forme d’un peuple d’une part (certes oui, d’où le rôle dévolue à l’in-formation, nommée ici propagande), et, de l’autre, réalisé cette politique en une action engendrant la « mise en scène du plus grand film de guerre jamais réalisé ». Il me semble que Lacoue-Labarthe confonde ici les décisions réelles, les effets réels de l’État nazi, le sang réel des batailles, la torture réelle des prisons, la morts bureaucratiquement administrée des camps, avec les fictions hollywoodiennes : Le siège de Leningrad, la chute de Berlin ou Bergen Belsen ne sont pas, loin s’en faut, ni Le Jour le plus long ni La Liste de Schindler ! Certes, si la mise en forme du peuple comme « art nouveau » de la politique tient bien de la politique moderne, aussi bien de la radicalisation soviétique que nazie, il s’agit, me semble-t-il, d’un usage métaphorique de l’art en politique, comme l’on parlait au XVIe siècle de l’« art de gouverner les hommes ». Certes, les Nazis ont esthétisé le politique (Brecht et Benjamin ayant répondu à cette injonction en proclamant qu’il fallait « politiser l’art »), toutefois ils ne sont pas les premiers, non seulement les Soviétiques l’avait fait avant eux, (cf. les affiches, les trains décorés, les sculptures, les tableaux, les diverses installations de propagandes révolutionnaires réalisés par les plus grand artistes d’avant-garde russes)[37], mais ce jeu de vérité et de dissimulation entre l’art et le politique est à l’origine même de la naissance du politique : de la polis grecque aux entrées royales du XVIIe siècle jusqu’aux aux mise en scène de la révolution française, sculptures, peintures, arcs de triomphes, spectacles théâtraux et musicaux exposèrent, tantôt le destin tragique des hommes dans leurs rapports aux dieux, tantôt la punition divine à l’encontre de leurs péchés, tantôt les volontés et les espoirs du Prince en direction du peuple, ou, enfin, les rêves que l’on attribuait au peuple lui-même. Et ces représentations (Darstellungen) furent l’œuvre de grands, de très grands artistes… de Sophocle à l’Arioste, de Botticelli à Monteverdi, de Lully à Haendel, de David à Rodchenko, etc… Ce qu’achemine la politique nazi y compris dans sa pratique hautement mortifère, car incapable de compromis, et, plus précisément, ce qu’elle expose dans sa fin apocalyptique, c’est la mort du politique comme théologie sécularisée et sa subversion par le techno-économique ; ou, si on l’ose dire, la condamnation de la politique nazie ne s’est pas véritablement jouée à Nuremberg, haut lieu de ses représentations esthético-politiques, mais, en définitive, par le fait que l’irrationalité économique de sa politique (son transcendantalisme raciste absolu) menaçait, à terme, le déploiement du techno-monde de la modernité. Or, si Auschwitz comme industrie de la mort est le « révélateur de l’Occident à lui-même », selon le mot de Lacoue-Labarthe, il n’y a là rien d’autre que la paraphrase de ce que, après la Seconde Guerre mondiale, Heidegger a écrit à propos de l’univers concentrationnaire et de l’extermination industrielle des hommes : il s’agissait d’une des formes prise par le déchaînement de la Technique. Mais si l’Occident s’est ainsi révélé à lui-même, que je sache, il n’est pas encore aujourd’hui sorti de lui-même, il n’est même qu’à l’aurore de cet accomplissement qui signe aussi une fin. Dès lors, l’affirmation de Gérard Granel est totalement justifiée, à savoir que les « années trente sont devant nous ». Pour lors, si l’on veut garder la formulation de Lacoue-Labarthe, il faudrait préciser et dire que l’esthético-politique dans la version du national-esthétisme est l’une des ultimes versions de la théologisation du politique (l’autre, le soviétisme, s’est autodissout par son incapacité à maîtriser le développement de la technique)[38] qui a été violemment et définitivement éliminé de la scène du monde. Car, dorénavant, plus rien ne doit échapper à la représentation « normale » du monde, celle, présentement triomphante de l’économico-esthétisme, de la publicité qui vante et met sur un même plan aussi bien les « mérites » des marchandises que « ceux » des hommes politiques en quêtes de mandats électoraux.[39]

En relisant aujourd’hui les grands textes de Heidegger où est développée l’analytique de la Technique[40], on comprend combien ses interprétations à la fois prémonitoires et attentives (au sens de mesurées, Vorsicht) de l’essence de la Technique impliquaient, en retrait, une réflexion permanente sur le politique, plus exactement sur la fin de l’autonomie du politique et de sa domination par la sphère techno-économique. On trouvera dans ces textes majeurs des jugements redoutables, comme celui-ci, développé dans Die Zeit des Weltbildes  « Le repli sur la tradition, frelaté d'humilité et de présomption, n'est capable de rien par lui-même, sinon de fuite et d'aveuglement devant l'instant historial. »[41] Or cette fuite aveugle c’est, en l’espèce, le nationalisme exacerbé qui, croyant lutter pour reconquérir une identité et une authenticité perdues, ne fait que participer au mouvement général de déracinement, de mise sous la coupe technico-économique des peuples, devenus des nations réclamant chacune leur État productif et leur implication de plus en plus intense dans le commerce-monde : en bref, quand la lutte pour une prétendue différence d’essence nationale s’intensifie, c’est, de fait, l’inexorable marche en avant de la modernisation, et donc de l’uniformisation du monde qui agit en cette guise.[42] C’est pourquoi Heidegger voit dans le nationalisme l’une des formes les plus accomplies de la subjectivité. En cela, et avec un autre vocabulaire, parce que venu d’une démarche critique plus ancrée dans l’origine de la métaphysique, Heidegger partage le même jugement négatif et pessimiste qu’Adorno et Horkheimer sur la modernité tardive, toutefois, pour ces derniers, il s’agit d’une dialectique négative de la Raison, où, implicitement il est suggéré qu’elle pourrait, sous certaines conditions, être renversée par une sorte double retournement lui permettant de retrouver le droit chemin… Ce à quoi Heidegger ne croit pas un seul instant, comme il l’a écrit avec force dans sa réponse à Jünger : « Zur Seins Frage ». Nul ne peut nourrir un quelconque espoir de renouvellement de la spiritualité moderne, voire un sauvetage, tant que la Technique n’aura pas achevé d’accomplir son déploiement : en d’autres mots, tant que la Technique ne se sera point ex-posé dans sa totale vérité. Or, ajoute-t-il, ce moment est encore lointain, voire indéchiffrable en ses incarnations présentes, parce que nous ne sommes qu’à l’aurore d’une telle époque… Tant et si bien que dans notre présent, toute révolte, toute révolution, n’est, pour la Technique, qu’une autre manière, non seulement de manifester sa domination, mais encore de la renforcer en la radicalisant. Nul ne peut, me semble-t-il, ne pas saisir la force interprétative d’une telle analyse lorsqu’on regarde, sans préjugé ni ressentiment, l’événement faisant histoire dans sa provenance, l’Ereignis, l’événement-avènement-appropriation, qui a pour nom Révolution bolchevique et histoire de l’URSS jusqu’à la chute par implosion. C’est aussi pourquoi, Heidegger comme Jünger, interprétaient les deux guerres mondiales dont l’Europe fut le centre théorique et pratique comme des guerres civiles à l’échelle d’un continent, des guerres où la violence déchaînée de la production avait pour tâche de résoudre de précédentes et apparemment insolubles contradictions.[43]
Être sourd à la méditation politique que nous administre Heidegger tout au long de sa déconstruction de la métaphysique[44], c’est se couper d’une compréhension de la modernité qui se déploie sous nos yeux ; c’est refuser d’admettre que la techno-science, en la guise du capital, de la production industrielle et du commerce-monde est le seul horizon des hommes de la postmodernité ; c’est enfin être aveugle devant le défi le plus dangereux qui attend les hommes de demain… celui du nouvel anthropoïde biologiquement « parfait » - c’est-à-dire, génétiquement correct - que prépare l’ingénierie génétique alliée à la pharmaco-chimie des nootropes, à la micro-informatique, à l’intelligence artificielle et à la nano-mécanique. Cependant, par–delà l’enjeu thérapeutique, à la lecture des programmes de recherche des laboratoires se tenant à la pointe de cette nouvelle course à la connaissance, on constatera, à peine dissimulé sous un jargon véritablement médico-scientifique et pseudo humaniste, la mise en place d’un racisme génétique et d’un eugénisme fondés sur la seule rationalité économique et l’idée que le progrès est justement la totale maîtrise du stock génétique de tous les êtres vivants. Il y a là une synergie qui prépare le totalitarisme politique d’un réel Brave New World, vérité incarnée du roman prophétique qu’Aldous Huxley publia en 1932 ! Nouvelle et saisissante confirmation que les « années trente sont devant nous ». Ayant mis la vie biologique sous un contrôle total (i.e. totalitaire)[45], l’homme aura perdu les aléas de la vie et ceux de la mort, qui sont les gages d’une liberté à venir toujours possible.[46] Il y a là le résultat d’une tâche prométhéenne que n’avaient pu accomplir, jusqu’à présent, les plus sanglants des totalitarismes du XXe siècle. C’est en lisant, en relisant et en méditant Heidegger qu’on en saisit le murmure des origines.
Claude Karnoouh
Cluj, mai-juin 2001 (bibliographie réactualisée en 2011)


[1] Dans ce genre de littérature anti-heideggerienne fondée sur la plus grande bassesse, la mauvaise foi et la technique de l’amalgame le plus vulgaire, il faut lire, comme il convient, le livre de Victor Farias, Heidegger et le nazisme, Verdier, Paris, 1987.
[2] Jacques Derrida, interview dans le Nouvel Observateur, 6-10 novembre 1987.
  Gérard Granel, « La guerre de Sécession ou Tout ce que Farias ne vous a pas dit et que vous auriez préféré ne pas savoir », in Le Débat, N° 148, janvier-février 1988, pp. 142-168, Cf., p. 152. Réédité inÉcrits logiques et politiques, Paris, 1990.
 Pierre Aubenque, « Encore Heidegger et le nazisme », in Le Débat, N° 48, janvier-février 1988, pp. 113-123.
 Henri Cretella, « Le procès de la liberté », in Le Croquant, N°3, été 1988.
 Leo Strauss,  « Introduction à l’existentialisme de Heidegger », in Commentaire, N° 52, 1990-91, pp 767-778.
 François Fédier, Heidegger-anatomie d’un scandale, Fayard, Paris, 1990.
[3]« Gesprächt mit Martin Heidegger », in Der Spiegel, pp. 193-219. Entretien réalisé le 23 septembre 1966, et publié immédiatement après la mort de Heidegger, au mois de mars 1976.
[4] Publication en français, Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, Mille et une nuits, Paris, 2000.
[5] Je n’aurai pas la cruauté de rappeler ici les noms des universitaires, philosophes, écrivains, peintres et poètes occidentaux qui vouèrent pendant quelques trop longues décennies un culte idolâtre à Joseph Staline. Certains d’entre eux, sûrement pour faire oublier leur « bévue » par une attitude politiquement correcte, ou, pour les plus pitoyables, afin d’acquérir une gloire que la médiocrité de leurs travaux ne leur offrait guère, furent parmi les plus féroces accusateurs de l’erreur de Heidegger… Sic transit gloria mundi !
[6] Dans cette phrase, les mots entre guillemets sont de Sloterdijk, j’ai mis entre parenthèse les termes habituellement utilisés dans les meilleures traductions françaises de Heidegger.
[7] Martin Heidegger, Die Selbstbehauptung der deutschen Universität, Breslau, 1933. En français, L’auto-affirmation de l’Université allemande, bilingue, T.E.R., Mauvezin, 1988, dans la traduction de Gérard Granel.
[8] Gérard Granel, « Les années trente sont devant nous… », in Etudes, Galilée, Paris, 1995.
[9] Hannah Arendt, Martin Heidegger, Briefe, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1999, (Traduction française, Gallimard, Paris, 2001).
Toutes ces mises au point n’ont pas empêché un médiocre d’en remettre une couche. Ainsi Emmanuel Faye, pratiquant le comble de l’hypocrisie et de la mauvaise foi avec des traductions fausses ou controuvées, donnant foi à de fausses informations sur les relations de Heidegger avec l’église catholique dès sa décision de renoncer à la théologie, puis renonçant à regarder les textes de son rapport au pouvoir politique après le Rectorat, intitule son pénible amphigouri : Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935, Albin Michel, Paris, 2005.
Pour une critique de qualité d’Emmanuel Faye cf. sous l’incitation de François Fédier, Heidegger à plus forte raison (Massimo Amato, Philippe Arjakovsky, Marcel Conche, Henri Cretella, Françoise Dastur, Pascal David, François Fédier, Hadrien France-Lanord, Matthieu Gallou, Gérard Guest, Alexandre Schild), Fayard, Paris, 2007; voir encore l'excellent et roboratif essai de Maximilien Lehugeur, « Heidegger » : objet politique non identifié, La Pensée Libre, n°4, Avril-mai 2005, http://lapenseelibre.fr/lapenseelibre04.aspx.
[10]Grand Robert, version électronique, 1994, « article politique ». « Art et pratique du gouvernement des sociétés humaines (État, nation). Dès les premiers emplois, la politique est entendue à la fois comme une technique, un art, une théorie et comme une pratique (la plus noble et haute science et le plus noble office qui soit en terre ». Br. Latini). Aux XVIIe et XVIIIe s., la politique fait partie de la morale (cf. Furetière, Trévoux). Dans les emplois modernes, au contraire, l'accent est mis sur la pratique et l’on oppose souvent morale et politique. »
[11] Saint Thomas d'Aquin, “ De Regno ”, in Sancti Thomae de Aquino Opera omnia, t. 42, Rome, 1979, pp. 417-471.
[12] André Tosel, « La fondation de la catégorie juridique chez Kant », in Démocratie et libéralisme, Edit. Kimé, Paris, 1995, pp. 91-119, cf. p. 119.
[13]Ibidem, p. 119.
[14]Ibidem.
[15] Cette remarque vaut pour notre présent. On pourrait faire exactement la même critique à l’encontre de John Rawls et touts les néo-kantiens.
[16] Gérard Granel, « Les années trente… », op. cit.
[17] K. Marx, « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret », in Le Capital, quatrième partie de la première section du livre I, Paris, 1875.
[18] F. Nietzsche, “ La philosophie à l’époque tragique des Grecs ”, in Écrits posthumes (1870-1873), (Nachgelassene Schriften 1870-1873), Gallimard, œuvres philosophiques complètes, Paris, 1975, dans la traduction de Michel Haar et Marc B. De Launay.
[19] Kostas Axelos, Marx penseur de la technique, Minuit, Paris 1961.
[20] Gérard Granel, « Les années trente … », op. cit.
[21] Gérard Granel, « Les années trente … », op. cit.
[22] Martin Heidegger, L’auto-affirmation de l’Université allemande, op. cit, allemand p. 10, français, p. 11.
[23] Gérard Granel, « Les années trente … », op. cit.
[24] Cette crise est aussi à l’origine de la pensée de Carl Schmitt, et en particulier de son paradigme fondateur de toute politique, le rapport ami/ennemi. Cf. Carl Schmitt, Begriff des Politischen, Hamburg, Hanseatische Verlaganstalt, 1936 (traduction française, La Notion du politique. Théorie du partisan, Calman-Lévy, Paris, 1972)
[25] L’expression est formulée pendant le Rectorat et après la démission (cf. Einführung in die Metaphysik, 1935) et maintenue dans l’interview donnée au Spiegel, art. cit.
[26] F. Nietzsche, Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement (“Die Zukunft unserer Bildungsanstalten”), Gallimard, collection Idées, Paris, 1980.
[27] Ernst Jünger, Der Arbeiter, Stuttgart, 1932.
[28] Les méditations de Jünger sur le Travailleur et la mobilisation générale sont contemporaines d’un remarquable film de Fritz Lang consacré à ce même thème, Métropolis (1926) et d’une série tableaux réalisés par les peintres expressionnistes allemands de la Nouvelle objectivité, Die neue Sachlichkeit, Otto Dix, Georges Grosz et Max Beckman.
[29] L’un d’entre eux, Ernst von Salomon, durant son emprisonnement pour complicité, fit de cet attentat et de sa préparation le sujet d’un roman sociographique de grande qualité, Les Réprouvés, où l’on découvre toutes les apories, les contradictions, les antinomies qui traversaient laa vie politique, sociale et culturelle de la république de Weimar.
[30] On lira donc avec profit, Walther Rathenau, Die Mechanisierung der Welt (La mécanisation du monde), München, 1912 ; et, Die Neue Wirtschaft (La nouvelle économie) München,1918.
Il est bon de rappeler que ces ouvrages eurent, d’une autre manière certes, une influence décisive sur la conception de l’économie de guerre formulée en 1919-1920 par Trotski pendant la guerre civile.
[31] Descartes, Le Discours de la méthode, éd. Gilson, Vrin, Paris, 1979, p. 128. Voici le texte dans son intégralité : “ Les notions générales touchant la physique m'ont fait savoir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinc­tement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature.”
[32] Martin Heidegger, Vom Wesen der Warheit, tome 34 Gesamtausgabe ; « La Doctrine de Platon de la vérité », in Wegmarken, tome 9 de la Gesamtausgabe.
[33] Fernand Braudel, La Dynamique du capitalisme, Arthaud, Paris, 1985.
[34] Par exemple, dès le milieu du XVIIe siècle en Hollande, on assiste à l’application des statistiques au calcul des assurances des bateaux et des marchandises non plus en fonction de la seule valeur de la cargaison, mais du temps mis à la transporter ; ou, encore à la même époque, la naissance en Angleterre des statistiques appliquées aux populations, c’est-à-dire la naissance de la démographie formulée par John Grawl, ami et confident de Hobbes, premier théoricien de l’Etat totalitaire.
[35] Il faut considérer les zones de notre planète où des hommes luttent encore pour des motifs strictement politiques, comme des zones attardées, comme des lieux où survit encore la vision archaïsante de l’animal politique.
[36] Philippe Lacoue-Labarthe, « La fiction du politique », in Heidegger, Questions ouvertes, Collègue international de Philosophie, Osiris, Paris, 1998. Traduction en roumain s’il y a.
[37] Cf. Claude Karnoouh, « Le réalisme socialiste ou la victoire de la bourgeoisie », in Postcommunisme fin de siècle, L’Harmattan, Paris, 2000. Traduit en roumain, Comunism, postcomunism si modernitatea tîrzie, Polirom, 2000.
[38] Claude Karnoouh, ibidem.
[39] Cf. Claude Karnoouh, « Sfirsitul avantgarzilor si triumful pietii. Valorile estetice si valorile sociale in epoca modernitàtii târzii » in Adio diferentiei, deuxième édition, Idea, Cluj, 2001.
[40] Martin Heidegger, Brief über Humanismus, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1946.
« Die Frage dem Technik » in Vorträge und Aufsätze, Vittorio Klostermann, Francfort am Main, 1953 et « Die Zeit des Weltbildes ”, in Holzwege, Vittorio Klostermann, Francfort am Main, 1956.
Zur Seinsfrage, Vittorio Klostermann, Franfurt am Main, 1956.
Beiträge zur Philosophie, Gesamtausgabe, t. 65, Vittorio Klostermann, Francfort am M., 1989, et le commentaire magistral qu'en donne Reiner Schürmann dans son ouvrage posthume : Des hégémonies brisées, T.E.R., Mauvezin, 1996. Cf. t. II, Troisième partie, chap. II, “ Des doubles prescriptions sans nom commun (Heidegger) ”.
[41] M. Heidegger, Holzwege, op. cit., « Die Zeit des Weltbildes », en français, « L'époque des ‘conceptions du monde’ » in Chemins qui ne mènent nulle part, traduction de Wolfgang Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 125.
[42] Claude Karnoouh, « Dupà o tàcere apàsàtoare. Referitor la articolul lui George Soros : ‘amenitarea capitalistà’ », in Comunism/postcommunis… op. cit.
[43] Eric Hobsbawm souligne dans le premier chapitre de son ouvrage, Age of Extreme. The Short Twentieth Century, 1914-1989 (Abacus, London, 1994), combien la guerre moderne est un facteur d’accélération de la production et de la consommation. Hannah Arendt remarque dans le dernier chapitre de Condition de l'homme moderne, (Calmann-Lévy, Paris, 1983, p. 370) “ La vita activa et l'âge moderne ”, combien les destructions massives de la Seconde Guerre mondiale ont engendré un développement centuplé de la reconstruction, de l’urbanisation, de la production exigée par le déracinement de plus en plus intenses des masses humaines. Enfin, il convient de rappeler que l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1941 a contribué à sortir définitivement le pays de la crise économique de 1929.
[44] Voir aussi la méditation sur le sens de l’Imperium romain dans le cours sur le Parmenide, tome 54 de la Gesamtausgabe, Klostermann, Frankfurt am Main. (en roumain, Humanitas, 2001).
[45] Pour une analyse détaillée de cette alliance qui se présente aujourd’hui comme l’avancée la plus prometteuse de l’ingénierie génétique, cf. Jeremy Rifkin, The Biotech Century : Harnessing the Gene and Remaking the World, G.P. Putnam’s Sons, New York, 1998.
[46] Claude Karnoouh, « Technique et destin », in Krisis, n. 34, automne 2000, Paris. En roumain, « Technicà si destin », in Adio difentiei, Idea, Cluj, 2001. 

Art et politique en Europe postcommuniste : l’exemple du musée de l’art socialiste de Budapest

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Continuité et occultation
Art et politique en Europe postcommuniste : l’exemple du musée de l’art socialiste de Budapest*

Prologue


Entre 1989 et 1997, les effets de la chute des régimes communistes de l’Est européen ont inspiré quelques films d’une rare perspicacité. Semblables aux grands romans naturalistes du XIXe siècle, chacun, conçu comme un fresque, nous offre une métaphore de ce moment inouï de notre histoire[1], et, parmi ceux-ci, par son ambition, Le Voyage d’Ulysse se présente à coup sûr comme l’un des plus somptueux. Une scène servira à illustrer mon propos, celle où le héros, un grec américain originaire de Constanta en Roumanie, part en quête d’un passé balkanique dès longtemps déchiré de violents conflits entre des peuples récemment libérés de la domination ottomane, au moment où brusquement ils accèdent au statut d’États-nations modernes. De retour dans la ville de son enfance, il entreprend de remonter le Danube depuis son embouchure jusqu’à Belgrade. La grande barge qui l’y conduit est lourdement chargée d’une gigantesque statue de Lénine destinée à grossir les collections d’un musée allemand. Tout au long de son chemin, le héros défile lentement non loin des berges limoneuses du grand fleuve ; là, il rencontre des pêcheurs, vieux-croyants russes venus d’un autre âge, s’étonne des théories de cargos rouillant au mouillage, embrasse du regard de colossales ruines industrielles et des villages miséreux, entrevoit, au sommet des rives, des gens hagards, fixant, comme hypnotisés, cet étrange colosse de pierre blonde au flanc duquel un homme contemple un spectacle qui l’étonne bien plus que la découverte, aujourd’hui banale, d’une quelconque île exotique.
La dissonance entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest demeure. Entre un monde épuisé par un frénétique développement industriel et urbain et un monde qui a déjà accompli la troisième révolution moderne — celle de l’électronique et de l’informatique ; entre un monde où toutes les choses du passé communiste — comme le réalisme socialiste — sont honnies et moquées, et celui où tout devient marchandise et objet de musée, le contraste perdure.[2] Un Lénine figé dans sa pierre monumentale entre dans un musée occidental, tandis qu’en Europe de l’Est tous cherchent à l’oublier… En dépit d’une mutation économique radicale, une nouvelle incarnation du contraste Est/Ouest se manifeste dans ce rapport au passé.

Construction et destruction


La mise en scène esthétique du pouvoir politique par lui-même n’est pas un phénomène propre aux régimes dictatoriaux du XXe siècle. Depuis la naissance de la civilisation urbaine, dans la cité où se tient le centre du pouvoir, des monuments, des statues, des bas-reliefs, des peintures murales, ont représenté, symbolisé, mis en formes allégoriques et symboliques le pouvoir du moment, que des pouvoirs postérieurs ont détruit.[3] Dès lors qu’il y a Cité-État, ville royale, capitale d’un État, quelle que soit la forme du pouvoir politique, il y a mise en scène esthétique du politique.
Plus tard, le déploiement de la modernité mit en scène les représentations d’entités politiques et sociales abstraites : la République, la liberté, l’égalité, l’Etre suprême en France, la Germanie en Allemagne wilhelmienne, la Constitution, la Paix entre les peuples, telle ou telle doctrine, etc. On y vit encore la mise en œuvre de cultes de la personnalité que l’on avait crû dépassés par l’avènement de l’empire de la Raison raisonnante et raisonnable. Ainsi, allégories et symboles coexistèrent avec des représentations plus personnalisées du pouvoir. Aucun système politique n’y échappa, pas même les Etats-Unis avec les sculptures des premiers présidents de l’Union taillées au flanc du mont Skidmore.
En Union soviétique, après l’explosion des multiples avant-gardes, leur mise au pas, commencée à la fin des année 1930, puis à la fin des années 1940 par les États communistes d’Europe centrale et orientale, apporte de puissantes contributions à l’expansion de cette production esthético-politique.[4] Parmi elles, plus que la peinture de chevalet, le graphisme (avec des affiches où subsistent encore des procédés avant-gardistes acceptés dans les années 1940) et la statuaire, parce qu’ils sont exposés directement à la vue quotidienne des passants, parce qu’ils occupent des lieux dans la ville où le pouvoir réalise son auto-affirmation par des cérémonies qu’il organise, et explicitent ainsi plus clairement les enjeux politiques de l’esthétique. Après 1948, la statutaire des lieux publics des pays d’Europe centrale et orientale, devenus le glacis soviétique, subit une profonde transformation, et nombre d’œuvres installées sous les anciens régimes y furent détruites ou soustraites au regard pour être remplacées par de nouvelles, produites selon les canons du réalisme socialiste tel que Jdanov les fixa en 1947, après les hésitations et les conflits des années 1930 en Union soviétique.[5]
En 1989, la chute du communisme entraîne une nouvelle transformation, dont les significations politiques, sociales et esthétiques révèlent les nouveaux référents symboliques grâce auxquels ces sociétés en « transition » s’identifient au nouveau cours « démocratique et libéral » du politique, du social, de l’économique.
Ce qui change aujourd’hui n’est pas la statuaire réaliste socialiste de l’époque stalinienne. Après le XXe Congrès du PCUS, et surtout à la suite de ses effets en Europe centrale et orientale — les révoltes et les révolutions qui ébranlèrent la Pologne, la R.D.A. et surtout la Hongrie — la situation se compliqua. Staline ne fit plus l’objet du culte quasi mystique qui lui était rendu sous la forme de portraits et de statues gigantesques . On revint à Lénine et à une sélection de figures de l’histoire nationale acceptables par les dogmes marxiste-léninistes — par ailleurs fluctuants — appliqués à l’histoire politique et sociale, tout en continuant à favoriser les représentations des acteurs collectifs privilégiés de la société communiste en construction : les divers types de « travailleurs », l’ouvrier industriel et agricole, le soldat de l’armée populaire, le savant et l’intellectuel reconnu, le sportif, le cosmonaute. Certes, nombre de sujets demeurent d’emblée exclus : bien sûr les collaborateurs des régimes fascistes ou nationalistes, mais encore les exclus de gauche ou de droite du mouvement communiste international ; il n’empêche, une continuité se fait jour qui, de facto, rompt avec la tabula rasa du passé pour donner à voir des héros historiques « bourgeois »[6]. Une lente réhabilitation de l’histoire nationale s’élabore selon diverses modalités, au fur et à mesure que chaque pays communiste déploie ses propres inclinations dans la manière de renouer avec son passé.[7] Mais, quoi qu’il en fût, il s’agissait toujours de lire l’histoire nationale dans la perspective de la fabrication de l’« homme nouveau ».
Cette deuxième phase du communisme en Europe centrale et orientale est marquée par un développement sans précédent de l’urbanisme ; quand ils ne sont pas défigurés, voire détruits, de gigantesques banlieues viennent enserrer les centres historiques des villes. Dans ce mouvement, qui n’est, au bout du compte, que l’une des formes du déploiement de la modernité, des espaces publics sont occupés par la statuaire propre à cette deuxième période. C’est cette statuaire qui, après la chute des pouvoirs communistes, subit une importante transformation.
Ce n’est guère là un phénomène original. Destructions et reconstructions de statues et de monuments occupent une place de choix dans l’histoire européenne médiévale, moderne et contemporaine. Si certains sont surpris de ces transformations, cela tient à une double vision du monde qui domine aujourd’hui les esprits. D’une part, on s’étonne qu’en un siècle où la Raison aurait dû triompher, des destructions incommensurables, qu’elles soient le fait de la guerre totale ou de l’urbanisme moderne, ont bouleversé de fond en comble des paysages urbains qui, longtemps, s’étaient développés en cercles concentriques autour des premiers centres historiques[8]. D’autre part, notre temps est travaillé par l’obsession de la conservation, qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a transformé la plupart des villes d’Europe occidentale en musées. De ce point de vue, l’Europe orientale manifeste un décalage certain avec l’état d’esprit occidental ; ici, la muséographie des villes, hormis Prague, Ljubljana ou Budapest, n’est pas encore entrée dans les mœurs communes. Aussi le passé récent, surtout s’il devient un passé honni, a-t-il perdu toute valeur représentative. A cette différence il convient d’ajouter l’ambiguïté des critères esthétiques du réalisme socialiste. En effet, si le dogme réaliste socialiste apparaît essentiellement comme une réaction aux avant-gardes cubistes, formalistes, constructivistes ou suprématistes, celui-là n’a jamais, comme ceux-ci, repoussé les œuvres classiques de l’histoire de l’art européen, mais, selon une orientation dictée par Lénine, le cours nouveau de l’histoire devait faire apparaître un autre sens, peut-être plus caché, et cependant plus en conformité avec le matérialisme historique, afin d’œuvrer à l’éducation politique du peuple.
« Le marxisme […] loin de rejeter les plus grandes conquêtes de l’époque bourgeoise, […] a — bien au contraire — assimilé et repensé tout ce qu’il y avait de précieux dans la pensée et la culture humaines plus de deux fois millénaires. Seul le travail effectué sur cette base et dans ce sens, animé par l’expérience de la dictature du prolétariat, […], peut être considéré comme le développement d’une culture vraiment socialiste. »[9]
En bref, pour le pouvoir bolchevique, dès les années 1920 la création socialiste n’est rien de moins que l’héritage de toute la culture européenne, soumise à l’éclairage critique du matérialisme historique et dialectique : ce n’est donc pas la forme esthétique qui prime, mais bien une lecture de l’origine et du développement pour une Bildung tendue vers un nouveau destinataire, le « prolétaire-idée » selon l’interprétation qu’en donne Berdiaev.[10] Le sens de l’histoire de l’art s’élaborera désormais comme un pan d’une histoire générale regardée à l’aune du développement des forces productives.
Une fois liquidé ou remplacé le culte stalinien de la personnalité — et tout en demeurant partiellement fidèle au réalisme socialiste —, la voie était ouverte à la récupération contrôlée de certains aspects de l’histoire nationale de chaque pays communiste (ceux qui pouvaient supporter une évidente et claire réinterprétation marxiste-léniniste), si bien qu’après les années 1960, la représentation statuaire publique manifestait un syncrétisme thématique et formel, certes fortement marqué par le réalisme naturaliste propre à l’art académique du XIXe siècle, mais ouverte à des courants un peu plus modernes, naguère condamnés par le dogme jdanovien. Dans certains pays, comme la Hongrie et la Pologne on vit même réapparaître des formes statuaires proches du groupe français de l’Entre-deux-guerres, les Forces nouvelles dont Gromaire ou Lhote étaient les chefs de file. Après 1989, c’est l’ensemble hétéroclite de ces œuvres qui sera retiré des lieux publics ou tourné en dérision par des tags ou des enveloppements empruntés respectivement à Basquiat et à Christo.

Conservation, élimination, occultation


Selon la politique culturelle de chaque pays de l’Est, le traitement de la statuaire publique révèle les relations que les nouvelles-anciennes élites entretiennent tant avec l’époque communiste qu’avec les époques précédentes. En effet, les statues occupant l’espace urbain sont autant de signes qui soutiennent une interprétation historique et soulignent une mise en exergue de situations et d’événements, ainsi que les personnages en renom qui y participèrent ; en bref, la statuaire manifeste le choix d’une scénographie historico-politique, au détriment d’autres possibles.
Le musée en plein air de l’art socialiste de Budapest en offre un exemple pertinent, où complexité et ambiguïté font apparaître les enjeux politiques de la statuaire publique dans le cours de la « transition ». Il suffit de lire avec attention le catalogue qui en présente les intentions pour saisir les contradictions qui habitent les résultats obtenus[11].
Situé dans une lointaine banlieue quasi rurale, rejeté aux marges occidentales de la ville sur l’ancienne route qui mène au lac Balaton, le musée s’y est installé dans une position excentrée. Après une heure de voyage en autobus, depuis le centre de la ville on y accède difficilement ; aussi, la distance et la difficulté dissuadent-elles nombre de touristes étrangers de s’y rendre. Si la plupart des élites hongroises s’accordent présentement à vanter les mérites de l’économie capitaliste, il appert qu’une telle situation ne facilite guère l’affluence des visiteurs, et donc affecte la rentabilité du musée. Cette contradiction montre, mieux que bien des discours, l’amphibologie des relations que ces élites entretiennent avec le passé communiste.
De fait, il s’agit bien d’une mise à l’écart puisque les œuvres, sorties du contexte urbain où le pouvoir les avait placées, n’ont pas même été réinstallées dans des salles consacrées à cet effet qui auraient pu être ouvertes, par exemple, au sein du musée national d’art (Nepszépmüvézet Galeria) situé dans le bâtiment central et les deux ailes du château royal, sis sur l’une des collines de Budapest qui domine le Danube au centre de la ville. C’est bien là le « cimetière des statues » comme l’indique le titre de l’article du catalogue qui présente le musée aux visiteurs.[12] Certes, le passé n’a pas été enfoui dans quelques réserves inaccessibles de lointains musées de province, il n’empêche, l’idée de créer un « cimetière » manifeste une volonté d’expulsion hors la ville de toutes ces figures qui marquaient auparavant non seulement l’histoire politique du pouvoir communiste depuis 1948, mais aussi celle d’événements qui jouèrent un rôle important dans l’histoire politique et sociale de la Hongrie depuis la Première Guerre mondiale : les luttes de la Commune de Budapest en 1919, la répression de la « terreur blanche », l’installation de la dictature horthyste, les conflits sociaux qui suivirent, la montée du fascisme au cours des années 1930, la libération de Budapest par les troupes soviétiques.
Si l’on reprend le texte du même auteur, on y trouve le dessein de l’architecte, Akos Eleöd, concepteur du musée et réalisateur de la mise en scène des statues qui y sont exposées. On y entre par une porte monumentale de briques rouges flanquée de deux grands arcs où se tiennent les gigantesques statues des figures tutélaires du communisme : à droite, le couple fondateur, Marx et Engels, à gauche le prophète, Lénine. Cette entrée « triomphale » vise, selon son auteur, à créer chez le visiteur un « sentiment d’oppression ». Toutefois, si tel était le but, on ne comprend pas pourquoi ne s’y dresserait point une statue de Staline. En effet, pour créer un authentique « sentiment d’oppression », une majestueuse statue de Staline eût été plus efficace encore en rappelant celui qui déploya totalement la terreur rouge comme moyen de gouvernement. Ni statue de Staline, ni statues de ses émules hongrois, Rákosi et Gérö, renversés et mis à l’écart à la veille de la révolution de 1956 ; elles auraient eu pourtant légitimement leur place dans ce « cimetière » des statues, qui n’est rien moins que le cimetière de l’histoire. Malgré son excentricité topographique, le musée se veut une « présentation pertinente des statues, une représentation qui échappe à toute dérision pour formuler une critique de l’idéologie qui fut la sage-femme de ces œuvres. […] une présentation guidée par la modération d’une froide objectivité »[13]. Pourquoi, dès lors, éliminer les statues des figures éponymes du stalinisme ? De même que sont éliminées les statues représentants les diverses figures du peuple emblématisées pendant les années 1950, comme s’il était honteux de présenter sous les traits d’un naturalisme idéalisé les gens ordinaires dans leurs activités quotidiennes ou leurs loisirs. Par exemple, pourquoi ne pas avoir présenté les groupes sculptés par Lajos Ungvári, Les Lycéens (1954), Dezsö Györi, Les Gymnastes (1958), Sándor Mikus, Les Joueurs de football (1958) et Dezsö Erdei, Les coureurs de relais (1958), naguère installés dans le parc du « Stade du peuple ».
Si, comme l’affirme son créateur, l’objectif de ce musée avait été la mise en scène d’une « froide objectivité », il eut fallu une autre présentation. En effet, si Marx et Engels n’ont eu aucun rapport chronologique avec le monde des avant-gardes (quoiqu’ils aient dû connaître les premiers Impressionnistes), il en va autrement de Lénine. Même si ses goûts et son interprétation du rôle dévolu à l’art dans la nouvelle société qu’il se proposait de bâtir n’avaient rien qui puisse s’accorder avec les avant-gardes, il n’empêche, c’est sous son pouvoir que ces mêmes avant-gardes purent exprimer pleinement leur pouvoir créatif, leurs conflits et les significations politiques qu’elles leur attribuaient, au point que des trains de propagande envoyés sur les territoires reconquis par l’armée Rouge étaient décorés par les plus radicaux des futuristes, des constructivistes et des suprématistes[14]. N’est-ce pas à Tatline, artiste d’avant-garde par excellence, que fut commandé en 1919 le monument commémoratif de la IIIe Internationale et dont le deuxième modèle fut exposé à Paris en 1925, après la mort de Lénine, lors de l’Exposition internationale des arts décoratifs et de l’industrie ?[15]. Ainsi, le réalisme socialiste ne fut seul à entretenir des relations étroites avec l’idéologie marxiste-léniniste : les avant-gardes en firent autant, comme le prouve l’étonnant article de Malévitch qui, à la mort de Lénine, fit du Carré noir son icône suprématiste, son expression de l’essence contre toute représentation, figurative qualifiée par l’artiste de réactionnaire.[16]
Si, aux œuvres d’avant-gardes directement liées à l’idéologie marxiste-léniniste l’on avait adjoint la statuaire proprement stalinienne, commune à tous les pays de l’Est dont les nombreuses réalisations furent détruites ou sont dissimulées dans les réserves des musées[17], le spectacle ainsi offert n’aurait point manqué de montrer combien au XXe siècle les rapports de la politique à l’art relèvent de soubassements beaucoup plus complexes.[18] On rencontre dans cet oubli une ambiguïté qui touche aux origines mêmes du mouvement bolchevique, à la Commune de Budapest mais aussi à la libération de Budapest par l’Armée rouge au début de l’hiver 1944-1945.
Nombre d’œuvres exposées traduisent par leur forme cette ambiguïté en ce qu’elles sont des produits tardifs du communisme hongrois et portent déjà les éléments d’une modernité qui eût été refusée naguère par les censeurs du réalisme socialiste. Ainsi le mémorial dédié à Béla Kun, Jénö Landler et Tibor Szamuely ne traduit aucunement une quelconque « froide objectivité ». Il s’agit de personnages de la gauche communiste hongroise qui jouèrent un rôle important pendant l’Entre-deux-guerres. Béla Kun, chef de la Commune de 1919 fut liquidé en Union soviétique lors de la dernière grande purge en 1939 ; Jénö Landler mourut exilé en France en 1928 et Tibor Szamuely est soupçonné d’avoir été assassiné ou de s’être suicidé en Autriche, après avoir passé clandestinement la frontière en août 1919. Mettre dans le « cimetière » du réalisme socialiste ces monuments réalisés tardivement, pendant le « communisme goulasch » du kadarisme, et consacrés à ces personnages engagés dans l’époque révolutionnaire et contre-révolutionnaire qui suit immédiatement la tragédie des grandes danses macabres de la Première Guerre mondiale, c’est faire preuve d’anachronisme, car nul ne peut ignorer que parmi les premiers militants du parti communiste hongrois se trouvaient des artistes d’avant-garde qui furent appelés, comme dans la Russie bolchevique, à réaliser des œuvres (en particulier des affiches) illustrant le mouvement révolutionnaire.[19] De même, le groupe de civils et de soldats, présenté comme un théâtre d’ombres découpé dans de la tôle et dominé par un Béla Kun de bronze stylisé, aranguant cette foule sous un réverbère, rappelle la Commune et le réel soutien populaire dont elle fit l’objet lors de ses premiers mois. Du point de vue stylistique, il paraît impossible de saisir en quoi ce groupe ressort aux canons formels du réalisme socialiste. Réalisée en 1986, cette œuvre annonce déjà une facture plutôt postmoderne par la simultanéité des styles et des matériaux composites employés, et s’écarte ainsi de tous les dogmes esthétiques imposés en 1947 par Jdanov[20]. De fait, l’œuvre que l’on juge ici en l’exilant au « cimetière » n’est autre que l’histoire. Manière propre à la « transition » de jeter aux « poubelles de l’histoire » les événements du passé qui ne conviennent plus aux visions du présent. Ici la “froide objectivité » s’apparente à la chaude subjectivité de l’anachronisme.
Une même intention confuse anime la présence en ce musée du monument dédié en 1968 aux combattants hongrois des brigades internationales, dont les figures symboliques lèvent le poing, s’inspire explicitement du style de Gromaire, dont les choix formels ne devaient rien au réalisme socialiste. Ce n’est donc point la forme et son origine idéologique telle que l’a définie le créateur du musée qui est ici condamnée, mais bien le référent historique. C’est pourquoi, aucune statue avant-gardiste représentant ou symbolisant des événements engendrés par la révolution bolchevique, en Russie ou en Europe de l’Est, n’y sont présents.
Enfin les statues des deux officiers de l’Armée rouge tués en avril 1944, au moment où ils étaient envoyés exiger la reddition des troupes germano-hongroises assiégées, lèvent bien le voile sur les enjeux idéologiques du musée. Erigées en 1951, leur facture représente une fidèle incarnation des normes du réalisme socialiste. Ce référent formel légitimerait donc leur place dans ce « cimetière »  . Toutefois, les expulser de la ville revient à attribuer une signification négative à l’événement de cette libération, et, quelle que soient les critiques qu’un point de vue éthique (et non esthétique) conduit à porter sur l’Union soviétique de 1944, cette expulsion voue à l’oubli l’enjeu tragique de cette guerre, les combats sans merci menés par les deux totalitarismes, où la Hongrie eut sa part de responsabilité du côté de l’Axe, et les communistes de l’autre. C’est occulter le rôle décisif joué par l’Armée rouge dans l’épuisement de l’Allemagne nazi et sa défaite finale, et ce quel que soit notre jugement sur les erreurs stratégiques et tactiques de ses chefs et les carnages qu’elles entraînèrent.[21]
D’autres statues maintenues par le régime communiste, ou construites sous son égide, n’ont pas été mises au rebut quoiqu’elles présentent un style naturaliste-réaliste idéalisé, ou un kitsch historiciste qui n’a rien à envier au réalisme socialiste. Ainsi apparaît à un véritable regard froid la statue de Kossuth érigée sur la place du Parlement.[22] Mais ici, il s’agit d’exalter une histoire nationale tout autant mythifiée que celle du communisme. On le constate, l’enjeu de ce musée n’est pas essentiellement la question des styles et de leurs origines idéologiques, mais bien celle des titres des œuvres quel qu’en soit le style. C’est pourquoi les choix ressortissent à une question de sens. Or, de par leur position topographique, les œuvres fonctionnent dans la ville (ou plutôt à l’extérieur de la ville) comme celles produites naguère selon les canons du réalisme socialiste ou plus tard selon des critères formels plus composites permise par le kadarisme : éviction ou maintien, ensemble elles scandent une nouvelle lecture de l’histoire.
La mise à l’écart de cette statuaire composite ne vise à rien d’autre qu’à mettre entre parenthèses, par-delà l’expérience du régime communiste, un aspect essentiel de l’Entre-deux-guerres : le mouvement social, révolutionnaire, le mouvement syndical et, par-delà, pour ce qui tient de l’histoire l’art, la complexité des rapports entre les avant-gardes artistiques, les arrière-gardes académiques et les avant-gardes politiques[23]. Certes, si comme l’affirme l’auteur, ce musée ne s’apparente en rien « à une plaisanterie », en revanche, il traduit une intention critique fondée sur une décontextualisation des événements qui, au bout du compte, se présente comme la mise en scène d’un moment de notre histoire contemporaine envisagée uniquement sous un angle moraliste (et non éthique) néo-post c’est-à-dire regardée comme malfaisant et néfaste. Jamais l’histoire des hommes n’a été morale, et y faire face, « la regarder dans le blanc des yeux » comme le suggère Heiner Müller dans ses mémoires, n’est rien que la prise en compte d’une présence qui demeure toujours à être pensée. En mesurant ce moment d’histoire à l’aune du moralisme banal de notre modernité tardive, on fait montre d’une paresse d’esprit qui écarte toute possibilité d’aboutir à une herméneutique contextuelle.
Il est significatif que la plupart des visiteurs du musée soient les touristes occidentaux en visite à Budapest, mais sa place excentrée ne leur permet point de saisir combien le kitsch réaliste fin-de-siècle qu’ils admirent dans la ville (par exemple, le groupe du Millenium (1880) qui représente des chefs des tribus magyares dominés par Árpád) s’apparente au kitsch socialiste exposé dans ce musée. Peu de visiteurs hongrois s’y rendent pour le montrer à leurs enfants ; une telle réserve, s’apparente à ce que la psychanalyse nomme la dénégation : « Je sais bien mais quand même… ». Voilà  un état propice à engendrer des attitudes schizoïdes chez les sujets de la « transition » qui se trouvent ainsi plongés dans l’incapacité d’assumer clairement leur propre passé en l’absence des symboles du passé collectif.
Il en va de même avec les suppressions d’aujourd’hui. C’est pourquoi il convient d’interroger le sens de cette démarche qui prétend, au travers des œuvres esthétiques, repousser la totalité de l’expérience du régime communiste. Le pouvoir communiste aussi a démoli des statues, lui aussi en a caché dans les réserves de musée afin de les soustraire à la vue de la population, comme si cela eût suffi à faire oublier ce que les sujets et les acteurs de l’histoire vécurent ou subirent auparavant.[24] Cela se sait, la mémoire des événements de la période antérieure au régime communiste politiques — aurait-elle été vécue positivement ou négativement — ne disparut point de la conscience de la population hongroise, comme le prouvèrent les destructions populaires et spontanées accomplies pendant la révolution de 1956. Pourquoi celle de la dernière époque communiste disparaîtrait-elle aussi rapidement ?
Certes, les choix n’étaient guère aisés : toute soustraction, toute addition d’œuvres pose en effet le problème d’une relecture de l’histoire, tant de l’histoire de l’art que de l’histoire politique et sociale. Néanmoins, celui qui prétend travailler dans l’esprit d’une « froide objectivité » aurait dû avertir le visiteur que toute exposition, relève toujours de l’ambiguïté et de l’équivoque, puisque l’on décontextualise. Ainsi exposer des statues en un lieu qui n’est plus celui de leur première monstration, n’est rien moins qu’un acte de muséographie, impliquant le constat que tel ou tel art est devenu une chose morte, une chose qui vient enrichir la frénésie nécrologique des cryptes muséales qui dorénavant envahissent le monde. La « froide objectivité » eût été, me semble-t-il, de laisser les statues dans leur contexte urbain, voire de leur adjoindre certaines autres, déboulonnées en 1956. Pour lors le visiteur, le passant, eût été conduit à saisir avec une plus grande lisibilité le décor statuaire de la ville dans son contexte historique, à le naturaliser, à le normaliser en quelque sorte, et donc à accepter l’histoire telle qu’elle fut.[25]
L’attitude adoptée par le concepteur du musée ne diffère guère de celle des communistes : comme eux, il travaille à une inversion de sens. On change d’Église, mais point de style. Quoiqu’il se montre sous un jour beaucoup moins agressif, ce musée « cimetière » rappelle encore quelque chose de plus inquiétant, à savoir l’exposition de l’art dégénéré organisée par les nazis en 1937 à Munich. Cependant, à la différence des tenants de l’art teutonique, martial et académique, ici, il est bien moins question de formes que de sens ou de possibilité de sens de l’histoire. Aussi, le choix des œuvres exposées, ainsi que leur mise en scène, traduisent-ils parfaitement l’idéologie dominante de notre époque postcommuniste, celle qui regarde le tragique de l’expérience communiste comme une sorte de tératologie de la politique, comme une maladie honteuse qu’il conviendrait de guérir à tout jamais. Tout fonctionne comme si l’extrémisme politique de masse ressortissait à une pathologie sociale[26], comme si le communisme de type soviétique et ses avatars européens n’étaient pas définitivement morts et déjà entrés dans les arcanes et les controverses des interprétations historiques, comme si enfin l’avènement planétaire de l’économie de marché ne signait pas la fin de l’histoire dans un devenir réglé par la production et la gestion des échanges de marchandises et des flux financiers. Ce faisant, sans qu’il le sache le créateur de ce musée a placé sa scénographie au cœur la modernité tardive (ou de la postmodernité), au cœur de cette transhistoricité faite de simultanéités et de juxtapositions synchroniques et diachroniques qui abolit toute référence contextuelle, et qui, de ce fait, rend impossible de penser les conditions de possibilité (au sens kantien) de cette époque singulièrement tragique et meurtrière.[27] Car, en ultime instance, ce sont toujours des hommes bien vivants, et non des lémures, qui commettent les crimes collectifs. Voilà qui demeure encore la grande énigme…


* Une première version de ce texte est parue dans Lieux de mémoire en Europe médiane. Représentations identitaires, sous la direction d’Antoine Marés, Publications de l’INALCO, Paris, 1999. Dans cet essai il n’est pas question de traiter des artistes plus ou moins marginaux qui, après la fin du stalinisme, cherchèrent à se synchroniser avec les mouvements esthétiques occidentaux. Il s’agit de l’art officiel financé par les institutions culturelles de l’État.
[1] Sur le thème du postcommunisme, je rappellerai le film du Roumain Pintilie, Trop tard, celui du Macédonien Milcho Manchevski, Before the Rain, Lamerica de l’Italien Gianni Amelio sur l’Albanie, le plus somptueusement flamboyant, celui de Kusturica, Underground, sur la dislocation de la Yougoslavie, et l’exceptionnel Voyage d’Ulysse  de Théo Angelopoulos dont il sera ici question.
[2] Cette affirmation doit être quelque peu nuancée. Ainsi, le ministère du tourisme roumain a récemment décidé d’organiser pour de riches touristes occidentaux un circuit des anciennes résidences officielles occupées dans le pays par le dernier secrétaire général du Parti communiste, Nicolae Ceausescu.
[3] A cet égard, il convient de souligner une différence entre l’iconoclasme populaire spontané et l’iconoclasme organisé par le pouvoir central, État-cité, État monarchique, Empire, République oligarchique, Église, etc.
[4] Cette personnalisation de la représentation des figures emblématiques d’un pouvoir politique dans le monde moderne appartient non seulement à tous les régimes communistes d’outremer, mais aussi à tous les mouvements de libération et aux régimes de droite ou de gauche qui leur ont succédé après la prise du pouvoir, y compris dans les pays de tradition musulmane. Ce phénomène mériterait une étude particulière, car il s’agit d’un mode de représentation venu de la tradition tridimensionnelle occidentale dans des cultures qui n’avaient jamais connu ni l’idéa platonicienne, ni la mimétiké néo-aristotélicienne et thomiste. En cela, il convient de regarder ce phénomène comme l’une des intrusions de la modernité, fût-elle exprimée sous des formes naïves et populaires.
[5] Cf. le chapitre précédent.
[6] Ce recours aux héros historiques avait déjà un précédent en U.R.S.S. qui en fit un large usage pendant la Seconde Guerre mondiale et lors de la remobilisation de l’Après-guerre pour la reconstruction du pays. Cf. les films Alexandre Nevski, Pierre Le Grand, etc.
[7] Ainsi, au milieu des années 1980, même la R.D.A. de Honneker renoua avec Frédéric le Grand, figure emblématique du prussianisme longtemps dénoncé par les communistes comme la source du militarisme germanique conquérant.
[8] Certaines villes italiennes, dont Naples représente un parfait exemple, ont conservé cette organisation où, du centre à la périphérie, on parcourt insensiblement une architecture qui va l’antiquité grecque et latine aux immeubles imposants du XIXe siècle et aux affreux H.L.M. de la spéculation foncière.
[9] Lénine, Écrits sur l’art et la littérature, op. cit.
[10] Nicolas Berdiaev, Sources et sens du communisme russe, op. cit.
[11]Szoborp RK Muzeum, Budapest, Publications of the Statue Park, sd. Budapest.
[12]Op. cit., Tibor Wehner, « Public Statue Cemetery from the Recent Past ».
[13] C’est moi qui souligne.
[14] Cf. le catalogue de l’exposition Paris-Moscou au Centre Georges Pompidou, Paris, 1979, illustration page 326, « Wagon de train d’agitprop d’octobre 1919 ».
[15]Tatline, sous la direction de Larissa Jadova, Corvina, Budapest et Philippe Sers, Paris. Cf. illustration 186 et son commentaire. Dans le catalogue de l’exposition n° V/4b.
[16] Kasimir Malevitch, op.cit.
[17] Une information qui m’a été rapportée par Sorin Antohi (ex-professeur d’histoire des idées à l’Université de Bucarest) ne manque pas de surprendre et de compliquer l’interprétation du destin des statues. En Roumanie un certains nombres de statues de Staline, dont beaucoup de bustes, ont été recyclées pour représenter l’écrivain transylvain Ion Slavici, l’un des fondateurs du nationalisme roumain au XIXe siècle. Il est parfois des ressemblances surprenantes !
[18] Cf. les textes réunis par Péter György et Hedvig Turai sous le titre, Art and Society in the Age of Staline, Corvina, Budapest, 1992.
[19] C’est dans l’appartement occupé par le peintre et poète futuriste Lajos Kassák situé au 15 Viségradi Utca que fut fondé le parti communiste hongrois, dont la plaque commémorative a été ôtée en 1990, comme si l’événement n’avait pas eu lieu.
[20]  Cf. Elisabeth Valkenier, Russian Realist Art, The State and Society : The Peredvziniki (Les Ambulants) and Their Tradition, op. cit., p. 183.
[21] Philippe Masson, Histoire de l’armée allemande, 1939-1945, Librairie académique Perrin, 1994, p. 480.
[22]  Ce musée oublie significativement que même pendant la période stalinienne, les artistes firent appel à la plus classique des versions de l’histoire nationale. Ainsi le cadeau offert en 1952 par Mátyás Rákosi (alors premier ministre) à son collègue est-allemand, Wilhem Pieck, n’est autre qu’une tapisserie de laine représentant Pétöfi avec en haut, à gauche et à droite, deux figures tutélaires de petites tailles ; l’une représente un soldat hongrois portant le drapeau national, l’autre Staline portant le drapeau rouge. Ce n’est là que la réinterprétation d’un thème classique. Cf. Andreas Michaelis, DDR souvenirs, … et c’est un fond bien spécial, Benedikt Taschen, Cologne, 1994 ; et Miklós Péternák, « Nationalized Vision and the Allegorical Documentary », in Art and Society, op. cit., pp. 87-98.
[23]  Kristina Passuth, Les Avant-gardes de l’Europe centrale, Flammarion, Paris, 1988, Cf. p. 41 le paragraphe « Révolution morale et artistique : La revue MA », on peut y lire en particulier le passage suivant : “Au début, MA est une revue presque exclusivement révolutionnaire. Son but principal consiste en la libération matérielle et spirituelle de l’homme. L’homme, c’est bien sûr le pauvre, l’opprimé, le prolétaire. Kassák veut libérer l’homme misérable de ses chaînes visibles et il veut aussi le sauver de lui-même, de ses conceptions dépassée, des entraves antérieures. Pour Kassák […], le mouvement lutte en même temps pour l’avènement d’une société nouvelle et de l’individu collectif qui pourrait s’y développer. […] la forme active nécessaire à la transformation des masses et à la révolution morale réside dans l’avant-garde artistique. » Voir aussi au précédent chapitre le paragraphe : La dictature des avant-gardes.
[24] Cf. « Political Rituals : The Raising and Demolition of Monuments », in , Art and Society in the Age of Stalin, op. cit., pp. 73-86.
[25] Je tiens à remercier Anca Oroveanu, professeur d’histoire de l’art à l’Université de Bucarest et directrice scientifique du New Europe College (Bucarest) qui, après la lecture de mon manuscrit, m’a suggéré cette interprétation fort judicieuse.
[26] Pour une critique de la conception médicale de la vie politique, cf. Sorin Antohi, « Les Roumains pendant les années 1990. Géographie symbolique et identité sociale », in Imaginaire culturel et réalité politique dans la Roumanie moderne. Le Stigmate et l’utopie, L’Harmattan, Paris 1999. En particulier le dernier paragraphe, « Le discours de pathologie sociale collective ».
[27] Voir à cet effet l’ouvrage remarquable de Eric Hobsbawm, Age of Extremes. The Short Twentieth Century, Abacus, 1995, et plus particulièrement la première partie : « The Age of Catastrophe », pp. 21-224. Cf. encore John Reed, The War in Eastern Europe, Charles Scribner’s sons, New York, 1916 ; Ernst Jünger, In Stahlgewittern, à compte d’auteur, Hanovre, 1920, et Des Wäldchen 125, Ein Chronik aus den Grabenkämpfen 1918, E.S. Mittler & Sohn, Berlin, 1925 ; Cf. Philippe Masson, op. cit.

Note pe marginea postcomunismului

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Note pe marginea postcomunismului 

Articol aparut pe 02 si 09. 02. 2012, in sectiunea Cultura politica 
AUTOR: CLAUDE KARNOOUH
CUVINTE CHEIE: 
Chapt. I


„An diesem, woran dem Geiste genügt, ist die Grösse seines Verlustes zu ermessen.“ s„prin ce multumeste astazi spiritul trebuie masurata intinderea a ceea ce el a pierdutt
„Die Philosophie aber muss sich hüten, erbaulich sein zu wollen“ s„Filosofia insa trebuie sa se fereasca de a voi sa fie edificatoare“t
Hegel, „Prefata“ la „Fenomenologia spiritului“ (trad. Virgil Bogdan)
Inainte de a reflecta asupra momentului istoric numit post-comunism, cu riscul de a plictisi auditoriul, as dori sa revin asupra problematicii generale a discursului istoric ca indice al modernitatii, amintind totodata ca vorbele de care ne folosim nu sunt deloc neutre si ca prea adesea stiintele umane, voind sa imite stiintele naturii, sunt de o trufie insuportabila atunci când se lauda cu neutralitatea axiologica a vocabularului lor conceptual.
La urma urmelor, aceasta expresie, post-comunism, imi pare astazi de-a dreptul grotesca, chiar daca o vreme s-a dovedit folositoare in situarea temporalitatii imediate a evenimentului despre care discutam aici si a devenirii sale. Intr-adevar, notiunea de post-comunism implica in primul rând o interogatie de acest tip: ce inseamna discursul istoriei – in calitate de interpretare a actiunilor omului intr-un timp dat? Daca insa vorbim pe sleau, istoria n-a fost niciodata altceva decât un post al starii precedente. Cu alte cuvinte, intreaga istorie umana ilustreaza, de la inceputurile sale din negura vremilor, o succesiune de apax-uri, de situatii singulare, care nu se repeta deloc intocmai. Iata conceptia moderna despre istorie, despre istoria-discurs, despre istoria-naratiune a evenimentelor: istoria n-are obiceiul sa se repete sau, daca pare ca o face, nu ofera decât o caricatura a modelului initial, o comedie, o farsa. Acest discurs al schimbarii care o reprezinta (orice perioada am avea in vedere, mai lunga sau mai scurta) se organizeaza de fapt in câmpul metafizic al unei escatologii temporale: momentul A, modificat de o actiune sau un eveniment, va genera un moment B diferit, in sine inimitabil si irepetabil. Timpul obiectiv care se scurge si poate fi contabilizat, multiplicat, divizat ipotetic la infinit, acela pe care subiectul cartezian (al lui cogito ergo sum) il asuma ca pecetluind schimbarea mai mult sau mai putin grabnica a orice si a tot. Iata ce inseamna, pentru noi, modernii, o temporalitate privata de orice indoiala, transformata incetul cu incetul intr-o evidenta indiscutabila.
Timpul pozitiv si „presocraticii de la tropice“
Cu totul altfel stau lucrurile daca ne situam de partea subiectilor-actori ai istoriei, al caror discurs e construit in vederea unor finalitati explicative sau interpretative imediate. Intr-adevar, paradigma esentiala ce stabileste limita dintre modern si non-modern aici poate fi surprinsa, in câmpul subiectivitatii interpretarii si actiunii umane. Pe de o parte, avem societatile care cautau – in actiunea unui prezent anume sau in intâmplari aleatorii, specifice devenirii umane dintotdeauna –, semnele unei schimbari evidente, enuntate printr-un discurs obiectiv ce presupune adequatio res intellectum (aici, identitatea evenimentului cu reprezentarea sa in dinamica escatologiei temporale) si in care timpul nu mai are alta calitate decât propria curgere reprezentata in termeni cuantificabili matematic: un timp unificat, desigur, si, in consecinta, un timp neutru axiologic, un timp al stiintei, al legii gravitatiei, al principiului lui Joule, al teoremei lui Bernoulli, sau chiar, dupa unii autori moderni, un timp al istoriei (sic!). Pe de alta parte, au existat si societati care au cautat in actiunile omului sau in petrecerea unor evenimente neasteptate confirmarea unui deja-stiut sau pre-stiut indepasabil – in genere, chiar un stiut fondator al socius-ului – pe care riturile (ca praxis) si mitul (ca afirmare a adevarului prin simpla sa enuntare (1)) il confirmau ca datator de sens dintotdeauna, conform unor proceduri variabile in „curcubeul culturilor umane“ de pe mapamond. Astfel, pentru a dobândi un sens, starea contingent-prezenta trebuia raportata la etalonul unui trecut inteligibil si intangibil in acelasi timp, inteles ca origine si/ sau completitudine-perfectiune a societatii umane. In 1578, de pilda, când exploratorul englez William Drake debarca pe o insula din nord-estul coastei de vest a continentului american, capetenia tribului indian care ocupa acest teritoriu ii inmâneaza insemnele puterii, caci pentru el si pentru neamul sau, venirea acestor oameni albi – pe neasteptate din nemarginirile oceanului – chiar daca pe moment descumpanitoare, nu putea fi decât o pogorâre a zeilor pe pamânt (2). O varianta salbatica, asadar, a „eternei reintoarceri a aceluiasi“. Nietzsche, pe de alta parte, si-a ancorat reconstructia metafizicii eroice in cântul homeric, in versurile lui Hesiod si in frânturile de gândire presocratica, dar n-a privit si spre cealalta fata a spetei umane, spre salbaticii pe care prietenul meu Remo Guidieri i-a botezat, cum grano salis, drept „presocraticii de la tropice“ (3).
Or, semnul cel mai evident si deopotriva cel mai enigmatic al modernitatii, care se manifesta cu mult inaintea ispravilor nemaiauzite ale tehno-stiintei si a ceea ce vulgata universitara numeste istorie moderna, a fost schimbarea perspectivei asupra crearii lumii: intelegerea acesteia nu ca dispozitiv ce insereaza ineditul intr-un deja-stiut cu scopul de a imblânzi noutatea si de a-i potoli efectele, pâna la a contesta transformarile evidente, ci in cadrul unei Weltanschauung al schimbarii intangibile. Aceasta schimbare de perspectiva s-a petrecut in Grecia antica sub zodia unei metafizici care nega experientei traite (pasiunile la Platon) accesul la adevarul autentic – la care se ajungea numai prin contemplarea ideilor pure (adevarul negasindu-se in pestera, ci afara, in lumina radiosului Apollo-Phoebus). S-a ajuns astfel – cel putin in cercul elitelor cultivate – la o intelegere a timpului ca dovada incontestabila a schimbarilor irevocabile: mâine nu va mai fi ca ieri si cu atât mai putin ca alaltaieri. Am abandonat, asadar adevarul din spusele aedului (dar de ce oare? mister!), adevarul „Iliadei“ lui Homer, bunaoara, al „Teogoniei“ lui Hesiod (4), pentru a deveni istorici in sensul modern al cuvântului, pentru a primi, in timp, admirabila si mereu actuala lectie de geopolitica a batrânului Tucidide. In esenta, conceptul de timp istoric (5) inseamna ca evolutia evenimentelor, inlantuirea lor imediat perceptibila genereaza intotdeauna schimbare – ineditul, nemaipomenitul ireversibil. Dar a-l intelege in regimul sau originar nu-i lucru usor: „Wir bedenken das Wesen des Handelns noch lange nicht entschieden genug“ (6). Caci, tot cu cuvintele lui Heidegger, „Man kennt das Handeln nur als das Bewirken einer Wirkung. s…t Aber das Wesen des Handelns ist das Vollbringen“ (7). Si tocmai aceasta acordare de sens praxis-ului in permanenta devenire este cea care ilustreaza specificitatea modernitatii sau, daca vreti, esenta sa, Wesen: ceea ce persista in prezenta sa, calitate indusa ei in mod particular de orice lucru – aici, devenirea ca mutatie neincetata. Iata de ce, in acest caz, esenta praxis-ului se raporteaza mereu la co-apartenenta sa la o temporalitate matematic cuantificabila, si nu la o Philosophia perennis, atemporala, anistorica.
Vremea zeilor vs. 
temporalitatea zapping-ului
Or, in discursul deopotriva savant si comun, aceasta esenta a istoriei trimite intotdeauna la o temporalitate care nu e concret determinata decât prin post – e vorba deci de o escatologie a inovatiei si nu, fireste, de un post al reintoarcerii la perfectiunea originala a unei vârste de aur, a unui Paradis pierdut „dinainte de caderea in timp“. Aceasta temporalitate moderna nu poate fi, prin urmare, constientizata si tematizata decât prin doua modalitati complementare – una neexistând fara alta. Avem, asadar, fie tema tabula rasa (sau, la Leibniz si Kant, refuzul total al „Ratiunii gânditoare“ sin original „Raison raisonnante“ – n. trad.t a trecutului innegurat de moravuri si de obiceiuri traditionale; sau, la Hegel si Marx, depasirea dialectica a lui ante – artizan, prin negatia sa, al unei deveniri pozitive), fie tema nostalgiei – Sehnsucht (la Herder, Hegel in estetica sa, apoi la Nietzsche, Spengler si Jünger) (8) fie, in sfârsit, de o maniera mai prozaica, cele doua reunite in simultaneitatea marfii, cum o dovedeste cultul contemporan al patrimoniilor, de la stilul de viata pompeian si al splendorilor Orasului interzis pâna la muzeele de etnografie concepute ca opere de arta in sine (Musée du Quai Branly, din Paris, sau Muzeul Taranului Român, de pilda, din Bucuresti).
Desi multa vreme de la dupa aparitia sa modernul n-a fost inteles ca post, el implica inca de la origine, atât din punct de vedere logic, cât si fenomenologic, ideea de dupa, adica aperceptia simultana a unei anterioritati nu numai diferita, ci si negativa, care trebuie asadar depasita fara incetare si, in acelasi timp, a unei anterioritati a carei pierdere naste o tristete irepresibila. Anterioritate negativa sau nostalgie, modernitatea se gândeste si se propune ca ilimitare a transformarii sau macar ca fantasma a ilimitarii! (9) Astfel, tot ce nu este post va fi interpretat ori ca „retrograd“ (vechi, fost, depasit, urât chiar, de aruncat la gunoi, fiindca, in aceasta optica, doar noul exprima Bunul, Frumosul, Adevarul), ori in chip „pozitiv“, ca valoare de intrebuintare muzeografica (nostalgica) si deopotriva ca valoare de schimb in calitate de obiect comercializabil pe piata antichitatilor. Pentru istoria pozitiva, praxis-ul prezentului se concentreaza doar pe inovatie, pe schimbare, pe noutate, fie ca e vorba de gândirea cea mai inalta, a stiintelor in general (inclusiv a stiintelor umane), a cuceririlor tehnicii sau doar de aceea futila a jurnalismului si a modei. In fapt, nu aflam aici decât o temporalitate a imediatului, a clipei si a simultaneitatii, in termeni triviali, o temporalitate a zapping-ului!
Inaintea istoriei obiective ca naratiune evolutiva si inovatoare, timpul avea insa alte calitati: era un timp al vietii individuale, al mitului, al zeilor, un timp al cultului si al sarbatorilor anuale (timpul ciclului christic, de pilda). Totul era masurat in raport cu provenienta si cu originea, un timp al intoarcerii – gratie mitului – si timp al completitudinii –prin gestul si prin rostirea rituale. Numai in conceptia noastra moderna, care obiectiveaza periodizarea, se poate insa vorbi de perioade de regres (de exemplu, epoca barbara de dupa caderea Imperiului Roman de Apus, sau efectele cruciadelor Albigenzilor asupra culturii savante din Languedoc ori stârpirea culturii indienilor din câmpiile Americii de Nord dupa masacrele sistematice de la sfârsitul secolului al XIX-lea). Dar a gândi o epoca in termeni de regresiune nu e acelasi lucru cu a o gândi ca intoarcere la principiile sale primare, ideale; regresiunea nu e imaginabila ca atare decât pentru ca fluxul temporal general e conceput si reprezentat in totalitatea sa ca instrument al evolutiei pozitive, pe scurt, ca progres total. Astfel, conditia posibilitatii (epistemologice si psihologice) a progresului (sau a modernitatii) rezida in ceea ce Nietzsche numea transmutatia permanenta a valorilor, care este esenta insasi a nihilismului.  Or, nihil-ul niezschean nu este niciodata un nihil inteles ca nimic, vid, neant, sau ca vointa de eradicare a Raului prin eliminarea intruparilor sale umane, ca in Demonii lui Dostoievski. Nihil-ul nietzschean este mereu-noul, reinnoitul neincetat, reinnoirea exponentiala a obiectelor si a reprezentarilor lor, invelit in moralismul crestin al nostalgiei care-i inveleste originile (10). E vorba, asadar, de un mereu-nou care, pentru a fi ce este si ce va fi, se reprezinta intotdeauna ca negare permanenta a valorii pozitive a momentului precedent, atribuind prezentului si unui viitor neprecizat promisiunea unui tot-mai-bun (9). Adica tocmai acea depasire care, la Hegel si Marx, este imaginata ca necesitate dialectica a istoriei atribuind Aufhebung-ului (depasirii-suprimarii) insasi pozitivitatea cursului global al istoriei. La ei, dialectica este intotdeauna pozitiva. Si, fireste, acesta este temeiul metafizic pe baza caruia Marx, in ciuda nedreptatilor majore la care era martor – sute de mii de morti din pricina foametei orchestrate de colonizatorii englezi in India, de exemplu – a putut sa scrie ca, bunaoara, capitalismul colonial britanic, desi strivea cu o violenta nemaiintâlnita comunitatile traditionale, ar reprezenta totusi un fapt pozitiv prin aceea ca ruina modurilor de viata arhaice, chiar ca aparatoare ale socius-ul comunitar, trebuia sa genereze – odata cu iesirea din negura primitivismului, din acea lume a castelor si a sclaviei – un proletariat care sa infaptuiasca revolutia ce va sa vina… Revolutie pe care o mai asteptam si noi, in ciuda cresterii din ce in ce mai accentuate a masei salariatilor urbani! (12) Caci nu Revolutia (cu exceptia luptei pentru independenta controlata de britanici) a izbucnit in India, ci forma cea mai dura a subdezvoltarii, atât in regiunile rurale, cât si in orase. Or, aceasta dinamica a inovatiei specifice modernitatii, si pe care Niezsche a indicat-o drept esenta a ei, se va intitula, o jumatate de secol mai târziu, in filosofia culturii hegelienilor de stânga, in sfârsit debarasata de wishful thinking si de mosternirea Aufklärung-ului, la Adorno si la Ernst Bloch, drept „opera a negativului“, fara alta calitate decât propriul mers inainte negativ: dialectica negativa a modernitatii. 


Note: 
(1) Cuvântul mythos-ului in limba lui Homer, opus logos-ului.
(2) Acelasi lucru i s-a intâmplat lui Bougainvillier când a acostat pe o insula din Pacificul de Sud, indigenii tratându-l ca pe un zeu pâna in momentul in care, transgresând un tabu necunoscut lui, si descoperindu-si natura umana, a fost ucis si mâncat…
(3) Remo Guidieri, „L’Abondance des pauvres“, Seuil Paris, 1982 svezi si editia româneasca, „Abundenta saracilor“, cu o postfata inedita a autorului pentru editia in limba româna, traducere de Laura Tusa Ilea si Ciprian Mihali, prefata de Claude Karnoouh, tradusa de A.T. Sirbu, Editura Idea Design & Print, Cluj, 2008 – n. trad.t
(4) Faptul se intelege numaidecât daca citim fie primul vers din „Iliada“: „Cânta, zeita, mânia ce-aprinse pe-Ahil Peleianul“, fie versurile 97-103 din „Teogonia“: „Când napasta s-a  cuibarit in sufletul omului, inima secându-i, e destul ca aedul, serv al Muzelor, sa cânte despre slava oamenilor de odinioara si a zeilor tihniti in Olimpul lor: si iata ca suferinta omului se destrama, uitând samânta intristrarii sale: timpul zeitelor l-a alinat“ (As insista pe imaginea din incheiere: „timpul zeitelor il alina“ – ele sunt chiar aici, hic et nunc, in proximitatea omului).
(5) Folosesc aici termenul „istorie“ in sensul in care Heidegger opune historisch lui geschichtlich, respectiv ca suita de evenimente si nu ca istorie a Fiintei.
(6) Martin Heidegger, „Scrisoare despre „umanism“„: „Nu gândim inca nici pe departe indeajuns de hotarât asupra esentei actiunii“ scitat dupa editia Martin Heidegger, „Repere pe drumul gândirii“, traducere si note introductive de Thomas Kleininger si Gabriel Liiceanu, Editura Politica, Bucuresti, 1988, p. 297 – n. trad.t
(7) Martin Heidegger, ibidem: „Cunoastem actiunea numai ca efectuare a unui efect (Bewirken einer Wirkung). Realitatea efectiva (Wirklichkeit) a acestuia este pretuita dupa folosul lui. Insa esenta actiunii este aducerea la implinire.“
(8) In acest schematism al relatiilor filosofiilor istoriei intre ante si post, Heidegger ocupa o pozitie singulara prin aceea ca determinarea temporala a intrebarii asupra Fiintei, mai intâi, apoi dezvaluirea Tehnicii ca metafizica ultima l-au condus la a nu mai concepe nici ante, nici post in termeni de nostalgie si de decadenta sau de pozitivitate permanenta a reinnoirii. Impotriva lui Spengler sau a lui Jünger, Heidegger nu distinge un Occident prins in dinamica decadentei, ci din contra, un Occident cufundat in perpetua implinire de sine. Pentru a-i sesiza actualitatea, e suficient sa recitim raspunsul dat textului lui Jünger „Über die Linie“, in „Zur Seinsfrage“, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1956).
(9) Aceasta tema a fost pe larg argumentata si remarcabil deconstruita de Gérard Granel in „Les années trente sont devant nous…“ sAnii treizeci sunt in fata noastrat, in „Etudes“ sStudiit, Galilée, Paris, 1995.
(10) Friedrich Nietzsche, „Le Nihilisme européen“ sNihilismul europeant, texte reunite, traduse si comentate de Angèle Kremer-Marietti, 10/ 18, Union générale d’édition, Paris, 1976.
(11) Acest nihilism e perfect ilustrat in istoria artei de la primele sale incercari pâna la Vasari.
(12) Iata exemplul perfect care revela cele doua surse ale filosofiei lui Marx: pe de o parte mostenirea directa a Aufklärung-ului, pe de alta, hegelianismul in unica pozitivitate a Aufhebung-ului… cf., „Domination of Britain India“, in „New York Daily Tribune“, nr. 3828, 25 iulie 1853. Pentru informatii in privinta foametei generate de insatiabilitatea colonizatorului si de lipsa lui de scrupule, cf. Mike Davis, „Late Victorian Holocausts. El Niño and the Making of the Third World“, Verso, Londra, 2001.

Chapt. II
Odata ce am stabilit ca nihilismul este esenta lumii noastre moderne, a Estului, dar si a Vestului, sa revenim la tema colocviului nostru – discursul asupra postcomunismului. Dupa 1989-1991, marea majoritate a universitarilor din tarile dezvoltate si eu însumi ne-am repezit asupra vocabulei „post-comunism“, folosind-o pâna la abuz, de cele mai multe ori fara a încerca macar o deconstruire a fundamentelor sale (au existat si exceptii desigur – între care se numara si câteva nume prezente la acest colocviu). În rest, foarte putini cercetatori au cautat sa discearna cu adevarat formele si modalitatile de continuitate si discontinuitate implicate de acest concept. Cei mai multi repeta pâna la satietate placa nesarata a unor politologii si ideologii politice servite de lachei cu spinarea croita pe temenea. În ce ma priveste, nu ma stiu stipendiat de cutare fundatii ce pretind ca apara democratia sau societatea deschisa; nu sunt nici poet, nici profet si, precum bufnita Atenei care-si ia zborul la venirea zorilor, îmi place sa gândesc si sa interpretez post factum. Am evitat însa a ma face de râs în fata studentilor cu prooroceli ce legau caderea regimului comunist de apocalipsa unui razboi atomic planetar: Dulce bellum inexpertis, scria în vremea lui Erasm1. Se pare totusi ca orice s-ar afirma în contra acestui profetism specific stirilor de scandal ramâne fara ecou în doxa momentului, în discursurile universitare – de-a dreptul fantasmagorice, unele – fiindca, dupa cum se stie, prostia nu ucide; ca atare histrioni sinistri ca BHL sau ca André Gluksmann si-au putut debita nestânjeniti neghiobiile, produse ale unei vanitati fara limita, ocrotite si raspândite de o presa tinuta sub calcâi.
Ce vedem însa în aceasta lume dupa disparitia – prin implozie, mai degraba, decât prin explozie – formelor politice ale acelui socialism real autointitulat comunism, care, pare-mi-se, semana mai bine cu regimul economic al unui capitalism de stat mai mult sau mai putin redistributiv, condus de o politica mergând de la dictatura totalitara cea mai ferma pâna la social-democratia de tip autoritar? Dupa implozia sistemului, zic, ce spectacol ne-a rezervat istoria? De buna seama, am asistat la extinderea triumfala a formei-substanta Capital, care, în anii 1990, asezonata cu un strop de parlamentarism reprezentativ (cel mai adesea unul de opereta) era clamata drept stadiul istoric indepasabil al devenirii politico-sociale mondiale – finalmente eliberata (sic!) de totalitarism. Iata, chipurile, sfârsitul istoriei! Profetia lui Marx s-ar fi adeverit dara, chiar în momentul în care socialismul real îsi lua talpasita! Câtiva ani mai târziu, dupa septembrie 2008, criza economica generalizata avea sa domoleasca grav acest entuziasm prematur2.
Sigur ca, în câteva luni, de la zona consumului privat la furtul legalizat al infrastructurilor enorme lasate de fostul regim, companiile occidentale au invadat piata, obligând la distrugerea (cu complicitatea vechilor-noilor elite politico-economice) unor industrii înca rentabile. Efectul a fost imediat: o cadere demografica masiva, o lenta, dar inexorabila crestere a somajului si a emigrarii3. Ce se schimbase, oare, în chip fundamental? Ierarhia societatii nu se mai stabilea prin raportare la Partidul comunist si la diversele sale institutii, ci în functie de resursele financiare ale fiecaruia si de retelele favorabile furtului din avutul public. Între business-ul gras, orchestrat în mare parte de fostele-noile elite ale partidului comunist si de politia sa politica si cresterea exponentiala a presse people, aveam cele mai grosolane caricaturi ale Occidentului, ca si cum Soros, Warren Buffet sau Ben Bernanke ar fi pus în practica aici bancurile porno-mondene de la „Gala“, „Voici“ sau din presa lui Springer. În schimb, alienarea populatiei ramânea pe pozitii, ferma, si chiar mai intensa, dat fiind ca saracia majoritatii resimtea cu atât mai acut lipsurile. Instrumentele de propaganda pentru controlul maselor scoteau la înaintare nu numai scheme, dar si persoane noi – numerosi intelectuali cu un succes obtinut prea repede pentru a fi cinstit, bunaoara -, dupa cum si metoda intensificarii publicitatii pentru marfuri si servicii si transformarea dezbaterii politice în scena de Grand-Guignol.
Trebuie recunoscut totusi ca, daca efectele economice sunt de speriat, aparentele sunt mai soft decât sub regimurile precedente! În doar câteva luni, cei mai multi dintre universitari, jurnalisti, cercetatori si întreaga lumpen-intelligentsia serveau deja studentilor, ascultatorilor si telespectatorilor zeama searbada a sfârsitului istoriei. O versiune triviala de hegelianism, în care capitalismul cel mai liberal era proclamat de Rank Corporation drept împlinire a Spiritului lumii si sfârsit al Istoriei, stadiu suprem al democratiei, pe care Fukuyama – cu aerul de negustor sadea – era însarcinat s-o vânda cu orice pret. Ba s-au gasit chiar, atât în Vest, cât si în Est, distinsi universitari si conducatori de seminare doctorale gata sa organizeze dezbateri savante pe seama unei astfel de ineptii.
Prabusirea vechilor regimuri a redesteptat, în acelasi timp, refrene mai vechi: s-a dat liber la redescoperirea valorilor crestine, amestecate de-acum cu libertatile bizbnisului si manipulate chiar întru blagoslovirea celor mai desantate escrocherii4. S-a dat liber, apoi, la reactivarea valorilor nationaliste cu iz rasist si fascist, scoase de la naftalina din cuferele scorojite în care zacusera – adormite, dar cu agresivitatea criminala interbelica intacta în potenta. Naivii care le crezusera îngropate în câmpul analitic al istoriei au facut-o pe barba lor. Sigur, istoria nu se repeta. Niciun Mussolini, Hitler, Szálazi sau Quisling la orizont, iar urmasii lor par mai degraba niste mascarici cu gesturi de automate decât demagogi cu verb redutabil, capabili sa creasca entuziasmul maselor si instinctul lor ucigas. Caci mulgatorii de fonduri de la UE împiedica orice deriva fascizanta în stil vechi, singura dictatura admisa si promovata acum fiind cea a marfii, deci a banului. Raspicat spus: nu ma încearca scâncete nostalgice, caci daca „filosofia nu trebuie sa fie edificatoare“, nici consolatoare nu trebuie sa fie când vine vorba de necazurile acestei lumi – o lume a „marilor cimitire de sub luna“ (Bernanos). Realitatea e însa aici, sub ochii nostri, si trebuie privita fara false mirari. Într-adevar, regimurile zise comuniste au fost cele care au generat acest capitalism salbatic fin de siècle, acest capitalism fara credinta si fara lege, incapabil sa respecte macar regulile adoptate de nou-alesele parlamente, într-atât aratându-se slugile sale, elitele compradores produse de regimul socialist precedent, de ahtiate dupa bani si obiecte, cu o cupiditate cinica demna de un Nucingen. Acesti maestri ai acumularii primitive n-au fost crutati de esenta modernitatii, confirmata zi de zi de ei, în praxis. Sigur, ideologii de serviciu (politologi, jurnalisti, sociologi, chiar unii antropologi etc.) si naivii altfel destul de numerosi printre specialistii universitari remunerati pentru interpretarea acestei lumi ex-comuniste nu si-au pus niciodata întrebarea banala: de ce saptezeci de ani de socialism dur, uneori foarte dur, în URSS, si în jur de patruzeci de ani, daca vorbim de tarile satelite, au avut, la urma urmelor (si a socotelilor) atât de putina influenta asupra comportamentelor economice si sociale ale oamenilor din era post? De ce în dezbaterile despre popoarele post au ramas atât de putine resturi din flacara luptei initiale pentru o societate mai dreapta? Raspunsurile, dinspre dreapta sau dinspre stânga, le stiu si eu, dupa cum le stiti si dumneavoastra – si nu de azi de ieri. Pe de o parte, mi se va spune:
– Dar, domnule Karnoouh, Gulagul! Totul vine de la Gulag, care a distrus nu atât referentii capitalismului, cât sperantele puse într-un socialism clamând venirea unei lumi mai bune, mai putin crude, mai putin barbare, în câmpul paradigmei socialism sau barbarie.
Nostalgicii, la rândul lor, vor spune:
– Singura greseala a fost tradarea elitelor politice si intelectuale în timpul Perestroikai, vândute Occidentului pe un blid de linte. Comunistii europeni, estici si vestici laolalta, au dat chix…
Da… si atunci?… so what? E clar ca lumina zilei. Nu-i nevoie sa tocesti bancile scolii ca sa pricepi. Dar de ce au esuat comunistii? Conform dreptei mereu diabolizante, fiindca au pus în opera o politica împotriva naturii umane, antiumanista. Dar este acesta un argument valid? Caci atunci ce este natura umana si ce este împotriva naturii umane? Vast program de reconstuctie metafizica! O spun din nou, chiar daca e la mintea cocosului: crimele în masa ale regimurilor totalitare au fost înfaptuite de oameni, nici mai mult nici mai putin decât de oameni „prea umani“. Dar, pe de alta parte, cât umanism e în economie si în politica – atunci când sunt puse în discutie suveranitatea si puterile statului? Caci umanismul este în raport cu esenta modernitatii – deci cu nihilismul – ceea ce este vaicareala fata cu esenta razboiului: vorba goale, buna de alinat constiintele lacrimoase culcusite îndaratul bunelor intentii în seminare universitare, conversatii în familie sau în palavrageala de bistrou. S-a întâmplat însa vreodata ca asa-numita „lume libera“ sa verse vreo lacrima pentru victimele razboaielor sale coloniale, neocoloniale sau ale interventiilor sale imperiale? Sau trebuie sa le dam, si de aceasta data, dreptate trotkistilor pe tema revolutiei tradate! Da, a fost tradata, macar în parte, dar, ca raspuns de fond, e o afirmatie mai mult decât nesatisfacatoare. Si Revolutia Franceza a fost tradata, si totusi a supravietuit fara probleme în liniile sale esentiale pâna spre mijlocul secolului al XX-lea! O alta voce spune ca URSS-ul s-a prabusit fiind constrâns de capitalism sa cheltuie sume din ce în ce mai mari pentru a se dota cu armament tot mai sofistifcat (avioane supersonice, rachete intercontinentale cu focoase nucleare multiple, „razboiul stelelor“). În parte, e purul adevar; dar China consacra azi sume înca mai importante pentru armament si cercetare spatiala si nu numai ca si-a conservat puterea economica, dar o sporeste odata cu puterea politica. Totusi, în lumina exemplului chinez, se poate deduce un fapt ce ne-ar putea fi de folos: anume ca acest comunism chinezesc, pretinzându-se comunism, si-a schimbat, în fapt, regimul economic – China devenind laboratorul de experiente al unui veritabil sistem mixt în care capitalismul privat stapâneste domenii foarte importante ale activitatii autonome, generând la niveluri rareori atinse, cu exceptia Statelor Unite la începutul secolului al XX-lea, o crestere economica si urbana faraonica si un consum de lux devenit scop principal al elitelor, în vreme ce afluenta produselor cu pret scazut (carora le corespunde si pretuirea scazuta a mâinii de lucru) a napadit tot mapamondul, din Occident pâna în pricajitul satuc african… Trebuie constatat însa ca China „comunista-ex-comunista-mereu-comunista“ se conformeaza, fireste în stilul sau, dominatiei mondiale a formei-capital, cu atât mai mult acum, în vremuri de mondializare absoluta; si nu numai ca i se conformeaza, dar contribuie intens la radicalizarea acesteia. China a devenit agentul principal al infinizarii fantasmatice a producerii mondiale.
Dar sa mergem mai departe. Ce putem descifra din epoca de dupa caderea comunismului dincolo de discursurile politicii-spectacol despre miscarea intelectualilor polonezi disidenti, care, de sub pulpana Solidarnosc, n-au ezitat, multi dintre ei, sa-si umple buzunarele cu gologani occidentali? La ce bun sa reluam predicile procapitaliste ale lui Havel, tinut o vreme la distanta, într-o închisoare destul de confortabila (nici pe departe comparabila cu cele staliniste sau de la Guantanamo!) ori bla-bla-ul SzDSz-ului maghiar (partid al democratilor liberi), format din fosti disidenti provenisi din elita tinerilor comunisti, disidenti alintati ai anilor 1980, supusi unei supravegheri mai degraba politicoase a autoritatilor kádariste („pâna la urma sunt copiii nostri“, spuneau batrânii aparatcici!). Ori istoriile obosite ale dlui Plesu, pseudo-disident român, beneficiar al unor burse de studiu în Republica Federala Germania la începutul anilor 1980 si al carui „exil“ la Tescani (în sudul Moldovei), în 1989, facea parte dintr-o înscenare a Securitatii care pregatea lovitura de stat din decembrie, acelasi an5… În mod clar, nu acest tip de discurs adormitor ajuta la întelegerea capitalismului salbatic post – de tipul celui din Statele Unite de dupa Razboiul de Secesiune, perfect ilustrat în recentul „There Will Be Blood“. O violenta barbara a capitalismului renascând fusese deja foarte subtil observata în Rusia, în epoca NEP sNoua Politica Economica a lui Lenin, din 1921, n. trad.t, de catre scriitorul si jurnalistul Joseph Roth6.
Dupa 1990, fiecare zi de post-comunism a fost, este si va fi, pâna la epuizarea tuturor resurselor, martora scoaterii la mezat a fabricilor si a materiilor prime din statele estice: demolarea si revinderea primelor la fier vechi sau cumpararea lor la pret de nimic si obtinerea de concesii dezastruoase pentru ecologia si economia locala, în ce le priveste pe ultimele.  Totul devenit posibil prin violenta politico-economica a capitalului occidental (FMI, Banca Mondiala, BCE, Bruxelles), în cârdasie cu diversi intermediari locali, fara ca populatia sa simta mari restristi în fata acestui – nici mai mult, nici mai putin decât – furt din proprietatea publica, deci a poporului însusi7. În plus – simplu epifenomen – epoca de dupa comunism a generat accelerarea delocalizarii a numeroase companii din Europa occidentala si chiar din Statele Unite, fapt ce dovedeste ca în postcomunism a plonjat întreaga lume occidentala, în simbioza cu cea ex-comunista. Cu rezultate evidente: natiunile din fostul bloc sovietic s-au trezit mai unite decât fusesera înainte prin sosirea masiva a unor produse identice pe pietele lor, si e vorba aici inclusiv de produse culturale si financiare, acestea din urma cu foloase frumusele – de vreme ce marea majoritate a productiei de bunuri prin munca salariata locala a fost ametita, vreme de cincisprezece ani, prin politica de credite, cu efect catastrofal, orchestrata de agentiile locale ale bancilor occidentale si ale marilor grupuri financiare internationale. În realitate, tocmai piata bunurilor de consum, a alimentelor, a programelor de televiziune, a cartilor, revistelor si a filmelor a fost cea care a multiplicat identicul la rang planetar. Caci mondializarea nu tine numai de finante si de „big business“, ci si de efectele imediate asupra consumului cotidian determinând atât experienta existentiala cea mai personala a oamenilor, cât si modurile de socializare care organizeaza în-comun-ul colectivitatilor8.
Totusi, daca toate aceste observatii ajuta la coagularea unui sens, ele nu ramân mai putin neputincioase în a oferi o interpretare profunda a marilor prefaceri din Est. La urma urmelor, cu exceptia loviturii de stat române, efectuate din ratiuni interioare foarte specifice si a razboiului care a sfarâmat Iugoslavia din ratiuni de geopolitica imperiala, „imperiul Raului“ a pierit prin implozie, fara mari conflicte, cumva s-a auto-dizolvat, desi atâtea suflete mari din politologie si chiar din filosofia politica preziceau ca abia un alt razboi mondial îl va pune jos; pâna si un spirit subtire precum Castoriadis se lasase prins în capcana unor asemenea prostii – cu doar sase luni înainte de prabusirea comunismului!


Note:
(1) „Razboiul le pare usor celor ce n-au trecut prin el“
(2) Iata ce sarcina i-au delegat stapânii inefabilului Fukuyama. Între timp, a trebuit sa se revizuiasca… Criza economica generata de hybris-ul capitalismului neoliberal a aratat spiritelor înflacarate sau numai bine stipendiate care este esenta acestuia prin neostoitul apetit pirateresc cu care bancile si institutiile financiare private s-au aruncat asupra fondurilor publice.
(3) Astfel, mai bine de trei milioane de români traiesc în strainatate: cei mai multi dintre barbati lucreaza ca muncitori necalificati în agricultura sau în constructii, iar femeile, în menaj, curatenie si ajutor pentru persoanele în vârsta. Efectele sociale si psihologice ale acestei emigrari masive, care atinge uneori mai mult de jumatate din populatia unui sat sau a unui orasel, sunt foarte adesea dramatice. Copiii, ramasi în grija bunicilor, a unchilor ori a matusilor, dezvolta diverse comportamente patogene, de la agresivitate uneori criminala fata de cei din jur, pâna la stari depresive ce pot duce la suicid.
(4) De exemplu, fraudele piramidale de tip Ponzi, ca frumos intitulatul „Caritas“, din Cluj, sau, în Albania, cea care era sa distruga o tara întreaga.
(5) La decesul celebrului jazzman român Johnny Raducanu, în noiembrie 2011, Andrei Plesu a publicat în cotidianul „Adevarul“ un necrolog în care amintea cât de placute erau serile când muzicianul venea la Tescani sa-l vada pe prietenul sau Andrei, dând acolo si un mic concert privat. Apoi, daca asta era strasnicia exilului, abia astept sa fiu si eu „surghiunit“ în aceste conditii, cu atât mai mult cu cât, daca e vorba de o manastire ortodoxa, momentul mesei este, fireste, înecat în tacere, dar atât de placut stomacului…
(6) Joseph Roth, „Reisebilder“, reluat în „Das Journalistische Werk“. Joseph Roth este si autorul celebrelor romane de tip sociografic având ca tema nostalgia dupa Imperiul Austro-Ungar si viata în Viena imediat dupa 1918, „Radetzkymarsch“ (1932) si „Die Kapuzinengruft“ (1938). Poate fi definit în acelasi timp ca opus al lui Musil si Schnitzler.
(7) Bruno Drweski et Claude Karnoouh édit., „La Grande braderie à l’Est“, Le Temps des Cerises, 2004.
(8) La Venetia, am vazut celebrele masti de carnaval purtând inscriptia „made in China“; în România, în Bulgaria si în Liban, am vazut icoane ortodoxe fabricate în China, iar la Paris, tablouri cu caligrafie araba vândute în fata unei moschei din arondismentul 18 – de asemenea fabricate în Republica Populara Chineza!

Chapit.III


Daca ar fi sa comentez titlul unei mici si istete lucrari asupra umorului politic din Est, intitulata „Le Communisme est-il soluble dans l’alcool?“ sEste comunismul solubil în alcool?t (1), as spune ca, iata, comunismul n-a fost solubil în alcool, dar s-a dizolvat întrutotul în lumea marfii si a dinamicii sale. Lumea comunista a sfârsit prin a se confunda cu un imens esec, cel al modelului ideal de American Way of Life etalat în serialele americane „Dallas“, „Dynasty“ si altele, difuzate masiv de televiziunile din Europa comunista prin anii ‘70 – ‘80 ai secolului trecut. Aceste produse ale unei realitati fantasmatice livrate de uzina de vise hollywoodiana functionau ca o veritabila supapa de siguranta, luxul pentru toti prezentându-se pe ecrane ca „realitate“ hedonista a consumerismului, cu mult mai atragatoare decât imaginea fericirii incerte promise de realismul socialist, cu moralismul sau îngust si mic-burghez. Altfel spus, nu ideile lui Marx, Engels ori Lenin au triumfat acolo unde birocratii comunismului proclamau revolutia în numele proletariatului, ci, silentios si apofazic, tocmai obiectele din marile magazine si hipermarketuri sau din fast food-uri – privite drept chintesenta a fericirii si a democratiei occidentale; – ele au fost acelea care au doborât, în sfera subiectivitatii, comunismul real. Astfel, aproape c-am putea afirma ca subiectivitatea joaca aici un veritabil rol de infrastructura.
De vreme ce criteriul post atribuit regimurilor ulterioare celui comunist trimite la mostenirea lor, în el ar rezida diferitele manifestari ale esentei modernitatii tardive ca nihilism radicalizat. Asa ca regimul comunismului real trebuie regândit si imaginat chiar în câmpul modernitatii tardive generalizate. Caci daca regimurile comuniste s-au naruit în post-urile lor, exhibând semnalmentele unei modernitati radicale, uneori, în unele aspecte, chiar ale unei postmodernitati bine instalate, faptul s-a putut întâmpla fiindca ele au fost moderne de la un capat la altul – deci nici vorba de vreun „frigider al istoriei“, expresie care facea deliciul anticomunistilor primitivi ce tunau si fulgerau prin universitatile noastre, în anii ‘90 ai secolului trecut. Daca, deci, esenta post-comunismului este cea a comunismului real se intâmpla pentru ca acesta din urma a reprezentat, in acelasi timp, atât un raspuns modern alternativ la exploatarea burgheza (dar nu cel narodnik, slavizant, românizant sau maghiarizant etc. – folosit uneori pe post de ersatz), cât si producatorul unei modernitati târzii care îl anihila, spargând limitele sociale si politice pe care el însusi le instaurase. Ca modernitate, comunismul a fost regimul politico-economic care a produs clasele de mijloc, cu idealurile lor consumeriste ce au sfârsit prin a-l delegitima.
Daca iei seama la societatea produsa de comunismul real, vreme de saptezeci de ani în URSS si vreo patruzeci în statele satelite, observi, fara îndoiala, prezenta din ce în ce mai accentuata a modernitatii celei mai radicale, desi nu înca suficient de coapte. – Un fapt atât de evident, încât uneori ma întreb la ce bun sa-ti pierzi vremea cu semidoctii care pretind contrariul? Nu voi mai face aici analiza fenomenologica a acestei modernitati, pe care am întreprins-o pe larg în ultimii ani, în textele mele din „Postcommunisme fin de siècle“ sPostcomunism la sfârsit de secolt si „L’Europe postcommuniste“ sEuropa comunistat (L’Harmattan), dupa cum si în capitolul „De la chute du communisme à la tiers-mondisation ou l’acheminement de la modernité tardive en Europe de l’Est“, din „La Grande braderie à l’Est“ (Bruno Drweski & Claude Karnoouh (coord.), Le Temps des Cerises, 2004) si, într-o versiune mai extinsa, în „Genealogia postcomunismului“ (editia româneasca si engleza), aparuta la Editura Idea din Cluj.
Orice s-ar spune, chiar de la aceasta dinamica a modernitatii radicale sau tardive trebuie plecat pentru a reinterpreta din punct de vedere filosofic situatia de dupa comunism. Daca esenta (Wesen, ceea ce se pastreaza, în prezenta sa intangibila, din fiinta particulara) modernitatii intensificate se manifesta concret printr-un numar de realizari teoretice si practice în stiinta si în tehnica, atunci, incontestabil, sistemul comunist a fost una dintre ipostazele acestei modernitati. Daca esenta modernitatii se întrupeaza într-o structura sociala articulata în jurul productiei industriale, atunci sistemul comunist a fost absolut modern, chiar hipermodern. Daca esenta modernitatii pretinde crearea unui sistem de învatamânt la scara larga, vizând pregatirea de ingineri si cercetatori stiintifici în numar cât mai mare, atunci sistemul comunist e un exemplu perfect de modernitate. Si daca aceasta productie de tehnicieni înalt calificati genereaza un socius al claselor de mijloc aflate în expansiune si care pretind accesul la bunuri sociale si materiale tot mai diversificate, atunci sistemul comunist, cu toate restrictiile si disfunctiile sale, i-a facut destul loc (2). Si daca, în fine, esenta modernitatii implica în domeniul social al dezvoltarii sale o subiectivitate a civilizatiei divertismentului, a culturii si a sportului-spectacol, atunci comunismul – cu tot militantismul sau grosolan – a produs-o si pe aceasta, întetind-o progresiv pentru a fi la unison cu Occidentul capitalist.
Care este, asadar, aceasta epoca a fiindului (Seiende) care pecetluieste caderea comunismului? Nu-i oare chiar sfârsitul primului moment de autentica modernitate din aceste tari ale Europei, aflate înca, în primele decenii ale secolului al XX-lea, la periferia arhaica a capitalismului? Caci – daca tot spui pisicii pisica – trebuie sa accepti si aceasta realitate, oricât de ascunsa va fi fost ea sub doxa leninista: taranii au fost aceia care, în esenta, au înfaptuit revolutiile comuniste din secolul XX, atât în Europa, cât si în Asia ori în America Latina. Astfel, în zona cea mai putin dezvoltata a Europei, comunismul real a produs masiv modernitate sociala, economica si culturala; sociologic, aceasta e ilustrata de masificarea proletariatului urban – muncitori, ingineri, cercetatori, functionari în servicii – oameni care inainte nu traisera decât din forta bratelor si se descurcasera cum putusera, iar acum îsi închiriau forta de munca în schimbul unui salariu. Or, conform schemelor istorice deja experimentate în Vest, vreme de trei decenii dupa Al Doilea Razboi Mondial, societatile comuniste, devenite societati ale claselor de mijloc salariate (dublate, în unele tari, ca Ungaria, de o puternica clasa de mijloc a mestesugarilor independenti), au facut un compromis istoric cu puterea, cerând – partea lor la împartirea beneficiilor – o societate a divertismentului si a consumului. Adica destinul tuturor tarilor dezvoltate din Occident (Japonia facând, din acest punct de vedere, pe deplin parte din Occidentul istoric). Odata încheiat acest prim stadiu al modernitatii, mai mult sau mai putin reusit în functie de modalitatile efective ale puterilor locale (3) – ca si cum o necesitate ontologica, aceea a Gestell-ului, s-ar fi impus devenirii –, a fost nevoie sa se treaca la stadiul urmator, care nu însemna depasirea precedentului, ci intensificarea lui, fara limitele si frânele impuse de o birocratie captiva în molozul unor reglementari acum fara rost.
Dar cum a fost cu putinta o mutatie de o asemenea amploare, o privatizare cvasi-totala a economiei, si mai ales cum a fost ea acceptata de popoarele fascinate de speranta unei noi Parusii: consumul fara grija zile de mâine, ca în serialele americane? Cum sa crezi ca poti, în acelasi timp, sa pastrezi toate avantajele comunismului si sa le câstigi pe cele ale capitalismului? Ce s-a ales de protectia statului, de serviciile publice, de posibilitatea de a asigura fiecaruia un loc de munca si drepturi sociale minimale, de sanatate, de învatamânt, de transport? În mod clar, conducatorii din anii ‘80-‘90, cei mai informati dintre ei în privinta situatiei economice a URSS-ului aflat în competitie cu Statele Unite, au înteles ca primul ciclu de aculturatie a „mujicilor“ cu masinile si programele unei lumi industriale se încheiase si ca, într-un fel sau altul, trebuia trecut la stadiul urmator, caruia prima sa structura, birocratico-politica, nu-i putuse da curs. Întelesesera asadar ca transformarea generala a economiei la finele dominatiei etalonului aur si o revolutie tehnico-informatica de importanta capitala – a informaticii pe toate fronturile – schimbasera dispozitivul mondial la începutul anilor 1970 si ca nicio tara nu se putea sustrage regulilor impuse de aceasta revolutie, atât în domeniul schimburilor comerciale si financiare, cât si în tehnologie. Sistemul de redistribuire al statului a fost prin urmare descompus, s-a renuntat la acea parte din angrenajul industrial sovietic considerat depasit, în tarile satelite el fiind cu totul scos la mezat, pentru a se accede la posibilitatile cvasi-infinite oferite de piata libera, care de fapt ramasese (si ramâne) controlata în mare parte de fostele elite si de progeniturile lor. Ca aceasta transformare s-a facut pe modelul descompunerii-recompunerii, ca în fosta URSS si în tarile satelit, sau ca s-a desfasurat ca o reconvertire spectaculoasa si totalmente inedita a partidului comunist, ca în China, nu trebuie sa mire, caci oamenii sunt mai degraba gânditi de timpul în care traiesc, decât îsi gândesc ei timpul. Nu e nicio tradare la mijloc, cum crede, repetând-o ad nauseam, acea extrema stânga incapabila sa priveasca în ochi josnicia si lasitatea umana si sa traga din asta cuvenitele concluzii despre natura omului! Caci, cu exceptia conflictelor nationaliste (din fosta Iugoslavie, Tarile Baltice sau din Caucaz), niciun popor nu s-a împotrivit disparitiei statului protector, fie el unul autoritar si dictatorial, si nu s-a opus pietei fara limite, supraconsumului si supraexploatarii. Toti erau deja acolo, prezenti în sânul socialismului si al comunismului real: si adoratorii Vitelului de aur al consumerismului, si alienatii societatii spectacolului. Când s-a ajuns la fundul paharului, situatia economica a lumii sovietice (cu imensele sale erori fata de om) n-a mai nascut decât o singura speranta: visul american.
Asadar, o data în plus, timpul, logica în care se dezvolta esenta formei-substanta Capital (respectiv ceea ce se pastreaza în sine si pentru sine din forma-substanta Capital), înscrisa în Tehnica, în calitatea ei de ultima metafizica a modernitatii, timpul este, zic, ceea ce comanda discursul Dasein-ului în era post, iar nu invers; asadar subiectivitatea. Fapt care ne conduce firesc la interpretarea imploziei comunismului european si a mutatiei chineze drept o reactualizare-radicalizare a unicului autentic subiect al istoriei modernitatii târzii: nu proletarul, ci Capitalul si capitalistii. Acestia din urma reprezentând întotdeauna clasa mondiala în chip obiectiv stapâna a finantelor si a productiei si, subiectiv, clasa dotata cu o hiperconstiinta a intereselor sale de clasa; singura care stie sa întoarca, altfel spus, în folosul sau lupta de clasa, fara a slabi, fara a se lasa furata de mirajul industriei culturii si a sportului prin care altminteri e abrutizata, cu voia ei, populatia.
Ceea ce ma conduce, logic, la revizuirea uneia dintre afirmatiile idealiste ale lui Marx si Lukács – anume ca revolutia proletara nu e posibila decât în momentul unificarii obiectivitatii si subiectivitatii subiectului istoric intr-un tot comun, pe care doar proletariatul l-ar putea întruchipa… La scara timpului istoric al esentei formei-substanta Capital, între momentele de exploatare maximala si cele ale keynesianismului, se pare ca doar capitalistii au fost pe punctul de a reusi aceasta unificare între obiectivitate si subiectivitate, dincolo de hazardul si incidentele neprevazute, inerente devenirii umane. Fapt ce ar trebui sa le dea de gândit acelora care viseaza înca revolutii peste revolutii, repetând, ca pe niste mantre, blocaje analitice care, la urma urmei, nu exprimau decât naivitatea generoasa si plina de speranta a epocilor inaugurale, ale vremurilor de inocenta politica a proletariatului –, sau, mai rau, afundându-se în iluziile falsei constiinte reformiste nutrite de viclenia Gestell-ului (punerii laolalta, com-punerii, dispozitivului) tehno-stiintific. Dupa cum a aratat adesea Heidegger, exista moduri de a fi anti– ce rezida în aceeasi determinatie a acelui lucru împotriva caruia se ridica (4)… iar în cazul de care m-am ocupat pâna acum, este vorba de dinamica unui deja-acolo aflat în asteptare (postcomunismul), care urma nestingherit, sub camuflaj, drumul comunismului institutionalizat de stat. Si, dupa cum bufnita Atenei îsi ia zborul la venirea noptii, adevarul i-a fost revelat abia când a disparut prin implozie, post factum, – ca reînnoire dinamizata a figurii nihilismului. Postcomunismul se vadeste, asadar, dupa douazeci de ani, ca element-cheie al desavârsirii capitalismului de tipul al treilea – stadiu ultim al mondializarii tehno-financiare.
Paris, septembrie 2011 – ianuarie 2012


Traducere din franceza de 
Teodora Dumitru



Le sel de la terre… à propos des ouvrages de…

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Le sel de la terre… à propos des ouvrages de…

1) Agnès Birebent et Nicu Ilfoveanu, Electro +, ISBN 978–730–1–11701–1
2) Nicu Ilfoveanu et Octav Avramescu, Gàsisti si pierduti, Found and Lost, ISBN 978–973–11702–8


L’une des différences réelles et non illusoires du postcommunisme roumain c’est le développement de l’édition, non pas toujours pour le meilleur – car combien de nanars ne sont-ils pas publiés pour quelques livres de grandes valeurs. Mais pour une fois soyons généreux, ne boudons pas notre plaisir, ne relevons pas les manques flagrants d’auteurs essentiels oubliés, observons avec bienveillance les librairies où des flots de livres divers en occupent les rayons, depuis des insipides romans à l’eau de rose jusqu’à la prose fondamentale et quelque peu pesante de Husserl, depuis le main stream du politicaly correct de droite et de gauche jusqu’à quelques rares perles poétiques, avec des encyclopédies nombreuses, plus ou moins intéressantes, traduites essentiellement de l’anglais, avec la multiplication des livres d’enfants et, last but not least, avec des quantités d’ouvrages de photographies. Il semble que la photographie fasse vendre, surtout la photographie nostalgique, beaucoup de photos de la famille royale rigidifiée dans ses poses théâtrales de la vie publique ou semi-privée, des vues d’un Bucarest d’autrefois, d’avant 1914 et surtout de l’Entre-deux-guerres, mais encore les rappels de poses toutes aussi pétrifiées des dirigeants communistes prises ici ou là ; les images de vacances de la famille Ceausescu, à la campagne ou bord de la mer, dans son style et ses goûts de petit-bourgeois post-Front populaire agrémenté de quelques moment d’un luxe incongru comme ces promenades en yacht sur le Danube, où le sourire gêné des participants montrait, à qui sait voir, l’embarras qui habitait ces paysans à peine dégrossis devenus des responsables politiques plus ou moins importants de ces temps de guerre froide. Bref, ces photographies veulent remémorer une société disparue, sorte de cénotaphe historique où l’avant communisme doit être magnifié sans nuance et l’époque communiste haï sans plus de nuance… Quant à la Roumanie d’aujourd’hui, hormis la multiplication de pâtisseries et de friandises touristiques, oscillant entre un protochronisme de bonbonnière et un racolage financier quelque peu obscène, elle semble inexistante.
Aussi, quand il m’a été donné de regarder et de lire les deux livres de l’artiste photographe Nicu Ilfoveanu, n-ai-je pu retenir ma surprise, ni bouder mon plaisir face à l’étonnement réellement captivant qu’ils suscitent à mes yeux. Enfin, quelqu’un qui sait jeter un regard sur la Roumanie de notre commun présent… Que ce soit Electro+ avec Agnès Birebent et le parcours initiatique qu’il nous propose au travers du pays, dans les petites villes oubliées, Zimnicea, Babadag, Caracal, Botosani ou Bacàu dont personne ne parle sinon de temps à autre quand s’y perpètre un événement extraordinaire, un crime particulièrement crapuleux, une catastrophe naturelle particulièrement dramatique, un fait divers particulièrement odieux…
Dans Gàsiti si pierduti (Trouvés et perdus) avec la collaboration d’Octav Avramescu, le regard aiguisé que Nicu Ilfoveanu pose sur le marché aux puces, dessine des tableaux de genre engendrant une vive émotion et une empathie humaine, profondément humaine. On y voit des gens qui vendent et achètent parmi des amas de milliers d’objets aux cheminements incertains ou mystérieux et qui finissent là, y retrouvant une seconde, voire parfois une  troisième vie. Il est là une autre Roumanie, bien différente que celle que nous livre quotidiennement la presse nationale, laquelle se résume  pour l’essentiel aux déclarations des guignols de la classe politique à Bucarest (mais ici les Guignols de l’info ne sont pas des marionnettes), aux élucubrations presque grotesques d’un minuscule groupe d’intellectuels, braves laquais justificateurs du pouvoir du moment, et aux sagas people des amours rétribuées des demi-mondaines, voire des call-girls avec de riches hommes d’affaires plus ou moins douteux… pour le reste s’il est besoin de quelques réflexions sur l’information, il faut les rechercher dans une presse alternative rarissime.
Le regard de Nicu Ilfoveanu est aigu et chaleureux, quand la photo toujours en noir et blanc – sauf la seconde de couverture avec ces deux femmes et l’enfant sous l’abris d’une croix votive « habillée » d’une serviette cérémonielle, sorte de rappel postmoderne des primitifs flamands, et la troisième, un chemin de campagne quasi médiéval s’il n’était là, planté au milieux, une vieille Dacia et quelques poteaux téléphoniques), la photo donc est aplatie par une douceur des gris qui laisse flotter l’imagination au milieu d’une brume légère ou sous la lumière écrasante et arasante d’un puissant soleil estival qui annihile les contrastes trop violents. Les phrases d’Agnès Birebent décrivent synthétiquement les lieux du parcours sans paraphraser jamais les photos, et ensemble, les auteurs nous convient à contempler une sorte d’Annonciation  de la fin du monde, d’un monde qui a été celui de l’époque communiste, tout en suggérant une histoire humaine, individuelle et sociale qui laisse encore de puissantes traces dans la vie quotidienne, dans des lieux divers : immeubles plus ou moins délabrés, jardins publics au mobilier spartiate d’antan, venelles encore villageoises au cœur de la ville, boulevards rectilignes flanqués de parallélépipèdes comme dans un jeu d’enfant, tsiganes au bord d’une route regardant passer des poids lourds venant de l’étranger, devant une devanture de magasin qui a peu changé en sa présentation, sauf qu’elle est remplie de choses hétéroclites, auprès de sculptures publiques devenues, le temps passant, d’un baroquisme étonnant, que dis-je presque émouvant… Nous voyons défiler le long des murs de béton des gens simples, maigres et gros, petits et grands… et, soudain, au détour d’une page, une jeune fille, ni belle ni laide, à l’intérieur d’une chambre désuète… des passants dans le décor quasi irréel d’une place au modernisme démodé, déjà vieillot, et qui demeure le quotidien de vies de labeur. Voilà notre voyage au travers de la Roumanie d’aujourd’hui, voyage au bout du crépuscule, loin du clinquant des boîtes de nuit à bodyguards, loin des rues « chics » de la capitale et d’autant plus obscènes que la grande misère s’y loge la nuit entre portes cochères et devantures Armani, Dolce et Gabana, Rolex… Oui, j’aime à me promener avec Nicu Ilfoveanu et Agnès Birebent dans ces villes quasi mortes de la Roumanie silencieuse et agonisante, dans ces villes tenues en main par des politiciens mafieux si j’en crois mes propres expériences… Et cependant une vérité puissante jaillit de ces images… une vérité à coup sûr tragique, celle des modernités marginales, des modernités inaccomplies, où devant les murs de bétons, parmi les anciennes zones urbanisées du communisme appauvri par la démesure de sa volonté de puissance technique, au milieu de paysages qui parfois ressemblent à des villes bombardées, le passé anté-communiste suinte sa misère à travers les fissures des ruines du présent…
Et puis la route initiatique continue. Nous sommes à présent au marché aux puces… un an de présence,  Nicu Ilfoveanu observe ces hommes et ces femmes, corps exposés sans honte, ventres énormes au soleil, estomacs et poitrines boudinés, enfermés dans des survêtements un trop étriqués, et puis, au détour d’un étal, le regard perdu d’une vieille femme, et puis une autre, le visage anxieux, la main couvrant la bouche dans cette attitude typiquement paysanne de méditation et d’angoisse, et plus loin, un sourire d’enfant heureux jouant dans un bric-à-brac avec une vieille paire de lunettes de motocycliste, un chien allongé au milieux des débris, des physionomies suggérant des marchandages, des offres sans effet, des demandes sans réponse, beaucoup de regards soucieux, des rassemblements plus ou moins identiques, des gens modestes, beaucoup de pauvres de tous âges, têtes penchées vers des objets, objets regardés, contemplés, surveillés. Et puis, il y a, omniprésents, tous ces objets, des riens pour un regard lointain, mais des trésors, amassés pour les uns, convoités pour les autres. Des sommes d’objets qui se côtoient, étalages embrouillés ou ordonnés, habits jetés comme des chiffons, instruments d’un autre âge posés en vrac sur un plastic jouxtant un flaque d’eau. Il est là des mines d’or pour collectionneurs obsédés de riens, des objets fonctionnels pour l’artisan de fortune en quête d’un outil à bon marché. Beaucoup d’outils fatigués, beaucoup de pièces détachées plus ou moins usées, et beaucoup de quasi débris, là une jambe de poupée, là-bas une tête ou un tronc, images de vies désarticulées et des rêves d’enfant abandonnés qu’un homme déjà vieux illustre d’une manière presque tragique en brandissant un baigneur tout de blanc vêtu au milieux de la grisaille. Ce monde là est bien celui d’une Roumanie rassemblée en fin de semaine aux marges de la ville, une Roumanie réelle qui n’a rien de commun avec les rassemblements folkloriques et les traditions de pacotilles, avec les grands discours sur la monarchie ou la république, avec les états d’âmes et les disputes somme toute insipides entre intellectuels en renom, avec la nouvelle loi sur l’autonomie universitaire… Hiver comme été, ce peuple si méprisé des boyards de la pensée, ce peuple dénoncé par des politiciens véreux ou diplômés comme un ramassis de fainéants et d’alcooliques, mais ce peuple qui est leur peuple pourtant et sans lequel ils ne seraient pas ce qu’ils sont, c’est-à-dire de prétendues élites… ce peuple-là donc est surpris par Nicu Ilfoveanu dans sa spontanéité, en ses voies et manières, avec son style à la fois délicat, pointilleux et fort de ses photos en noir et blanc… Il est là, oserais-je dire, l’hommage implicite qui est rendu à sa survie…
Dans sa présentation de Gàsiti si pierduti, Octave Avramescu rappelle le Pasolini des Appunti per un romano dell’immondeza. Combien a-t-il raison ? Oui, ces hommes et ces femmes qui se déplacent dans les immondices et les mares les jours de pluies, dans la neige maculée de boue en hiver, dans les puanteurs méphitiques des canicules estivales, oui ces hommes et ces femmes qui parcours des espaces devenus souvent quasi désertiques, ombres et zombis d’un monde en voie d’extinction (la Roumanie a perdu 4 millions d’habitants en vingt ans de transition), sont au bout du compte les témoins, au sens biblique du terme, de l’injustice essentielle du présent et de ce nihilisme métaphysique qui règne sur le monde et l’engendre. Et, en dépit de tout cela, ils sont le sel de la terre…
Claude Karnoouh
Bucarest le 20 février 2012

Le sujet de la modernité : Société ouverte et logique du capital (à propos d’un article de George Soros « La menace capitaliste »)

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Le sujet de la modernité : Société ouverte et logique du capital
(à propos d’un article de George Soros « La menace capitaliste »)*


« Le libéralisme verse à boire de l’eau de vaisselle comme élixir de vie »
                                                           Karl Kraus, Sprüche und Widersprüche. p. 177

L’article du millionnaire philanthrope George Soros, « La menace capitaliste »[1] a surpris tant la classe politique que les élites intellectuelles des pays de l’ex-glacis soviétique. En général, le court chapeau des rédactions roumaine, hongroise ou tchèque qui l’ont publié manifestait une gêne certaine, comme si soudain le milliardaire, père de la Soros Fundation for an Open Society[2], avait commis un péché de lèse-majesté en osant critiquer le déploiement du capitalisme libéral. En effet, dès la chute du régime communiste en Europe de l’Est et en URSS, en quelques jours, la majorité des élites sont passés du culte de la « société socialiste multilatéralement développée » au culte du « capitalisme multilatéralement développé ». Dans un cas comme dans l’autre, idées, notions et actions proposées au peuple sont avancées sous forme de slogans, assénés sans véritables débats, tandis qu’en Europe occidentale, aux États-Unis, au Japon, des controverses s’élèvent quant à la validité générale de ce modèle de développement.
Ainsi donc, George Soros est inquiet, les effets du capitalisme consubstantiels à la planétarisation de l’économie le préoccupent, car ils n’en finissent pas de briser les liens sociaux, tant à l’Ouest et qu’à l’Est, au lieu de créer et de renforcer l’Open Society que le philanthrope appelle de ses vœux. En d’autres mots, cette nouvelle étape du capitalisme (du « laisser-faire ») écarte les hommes du contrôle démocratique qu’ils pourraient exercer sur leur destin, atomise l’ensemble du corps social, enchaîne plus que jamais les individus à la nécessité — en bref, réduit la sphère du politique et bat en brèche la liberté qui lui a permis de se déployer[3]. Une contradiction insoluble s’élève donc entre les exigences de la démocratie politique et le développement économique dès lors que celui-ci articule son argumentation sur une croyance dont personne, ou presque, ne questionne le bien fondé, et ce d’autant moins que la chute du communisme semble lui avoir accordé une vérité quasi intemporelle. La vérité du marché tient de la main invisible qui, mutatis mutandis, s’est substituée à la Sainte Trinité[4], qu’elle détruit cependant irrémédiablement en fichant l’immanence absolue du concret-abstrait de la marchandise au cœur de la transcendance, y compris de la transcendance moderne, dans la Politique dont Carl Schmitt avait relevé le caractère théologique.[5]
Aux États-Unis, l’article de George Soros n’a pas manqué de susciter d’acerbes remarques de la part de commentateurs désagréablement surpris. Ces derniers lui reprochent de fustiger le système qui lui a permis d’acquérir son immense fortune et de réaliser son œuvre « philanthropique » dans le seul but d’obtenir la notoriété et la gloire dont il est mondialement l’objet. Certains l’ont même accusé de soutenir les anciens communistes, reconvertis aux délices du libéralisme, au détriment des « véritables » démocrates.[6] Tous ces textes sont habités d’un moralisme du ressentiment qui est la marque d’idéologues aveuglés devant la réalité socio-économique des Etats-Unis et du monde. Retranchés derrières leurs privilèges, ils produisent des discours qui, au bout du compte, justifient le capitalisme comme une machine enrichissant « naturellement » le plus petit nombre et non, comme nous l’avions crû longtemps, comme un système socio-économique permettant au plus grand nombre d’accéder au bien-être. Pour ces idéologues, il s’agit, une fois pour toutes, de mettre fin à la politique du New Deal, à toutes les interventions légales de l’État qui permettent d’équilibrer partiellement la redistribution des richesse afin de tempérer les effets dévastateurs du darwinisme économique et social produit par la lutte pour le profit maximum. Or, dans la réalité, les initiés savent que le capitalisme libéral, celui qui a été théorisé par Hayek ou Milton Friedman, n’a de cesse que de soumettre le politique à la logique d’une concurrence effrénée, mais n’hésitent jamais à le faire intervenir dès lors que les intérêts du capital sont menacés par ceux du travail, ou bien, contradiction impensée, le capital lui-même. En 1996, le règlement de la crise mexicaine a mis en évidence le rôle de l’argent public des pays membres du G7 dans le prétendu jeu harmonieux du marché, manifestant ainsi de manière exemplaire combien le capitalisme du laisser-faire général n’est que l’emblème de la privatisation des bénéfices et de la socialisation des déficits.[7] Aujourd’hui, dans l’état de crise économique et de quasi crack boursier engendré par les dysfonctions du système bancaire japonais, la faillite des « petits dragons » asiatiques, et celle de l’économie russe, on constate, une fois encore, combien les élites financières du laisser-faire savent toujours se protéger du darwinisme économique qu’ils imposent aux autres comme la seule vérité du devenir du monde.[8]
C’est contre de cette dynamique destructrice qu’est dirigée la critique de George Soros. Renouant avec l’argumentation de Karl Popper[9], son maître, il en rappelle la définition du totalitarisme, stalinien ou nazi : lorsque l’instance politique affirme détenir l’ultime vérité sur tout ce qui concerne les affaires humaines. Écrit à la fin de la Seconde Guerre mondiale, cet ouvrage est marqué par son époque, lorsque les démocraties occidentales, sorties victorieuses de la lutte contre le nazisme (avec l’aide décisive de l’URSS, ne l’oublions point !), constatent les échecs de la révolution communiste,  c’est-à-dire d’un pouvoir qui se réduit à la dictature d’un Parti incapable de résoudre les crises sociales de la société qu’il gouverne sans recourir à la violence, à la terreur, à la déportation massive.[10]
George Soros regarde la traditionnelle croyance et toujours présente en l’harmonie immanente de l’économie sous l’égide de la « main invisible » comme une vérité engendrant un nouveau type de totalitarisme, celui des marchés financiers légitimés par un discours scientifique univoque, imitant le modèle des sciences naturelles : « Mais en s’essayant à imiter les résultats des sciences naturelles (et à gagner pour elle-même du prestige), la théorie économique vise l’impossible ». En effet, l’économie n’est pas une activité déliée du social, elle engendre des formes d’organisation sociale originales, des formes d’urbanisation et des modes de socialisation (articulée autour de réseaux de syndicats, de bureaucraties d’État, d’associations culturelles spécifiques), enfin des formes politiques qui en garantissent la légitimité par l’exercice du contrôle démocratique sur un ensemble d’intérêts contradictoires. Cet équilibre ne fut pas atteint sans luttes, parfois sanglantes ; cependant, au cours des années 1950, un compromis avait été réalisé entre les intérêts du capital et ceux du travail et, malgré d’évidents dysfonctionnements, les démocraties occidentales étaient consacrées comme le modèle indépassable permettant de régler pacifiquement les conflits socio-économiques. Or, la transformation de la théorie économique du « laisser-faire » en « lois » naturelles entraîne l’incapacité de ressaisir le sujet social dans les effets que ces « lois » engendrent. Toujours selon George Soros, « La théorie économique a délibérément exclu la réflexivité de ses préoccupations. » Agissant ainsi, la théorie économique gauchit son objet et ouvre la voie au dévoiement du « laisser-faire » et à son inexorable inclination au totalitarisme : « Ce qui permet à la théorie économique d’être convertie en une idéologie hostile à l’Open Society, c’est sa prétention à constituer une connaissance parfaite — assumée dans un premier moment comme telle, puis masquée ensuite sous la forme d’un instrument méthodologique […]. Quelle que soit sa forme, la prétention à une connaissance parfaite est en contradiction avec le concept d’Open Society, lequel reconnaît que la compréhension de notre situation est en son essence imparfaite. »
Pour ma part, je ne saurais élaborer un commentaire critique de ce texte en souscrivant aux arguments proposés par les détracteurs américains de George Soros. Agir ainsi, c’est s’avancer à coup sûr sur le terrain médiocre du ressentiment. Ce texte mérite mieux que ces critiques, en ce qu’il nous dévoile parfaitement les illusions métaphysiques nourries par les penseurs issus, d’une manière ou d’une autre, de la philosophie politique des Lumières — de cette philosophie qui propose l’éthique dans un système de la pure pensée, déliée de la factualité techno-scientifique et financière qui engendre le monde. Résonnant comme un avertissement, le texte de George Soros nous met en garde contre une dérive, celle du capitalisme avancé et des effets sociaux de sa dynamique, que tous les moyens de la propagande et de la publicité présentent comme la vérité absolue de « lois naturelles » auxquelles nul ne se saurait soustraire. Sous le vocable du « laisser-faire », George Soros constate combien le bien public — Common good — est abandonné aux effets d’une compétition purement économique orientée vers le seul bien privé qui, dans les pays développés, mine le lien social et, dans les pays du tiers-monde ou les anciens pays communistes, favorise d’abord, légitime ensuite un capitalisme de brigands (robber capitalism). En d’autres mots, le milliardaire philanthrope redécouvre ce que la critique marxiste ou celle de Carl Schmitt nous avait enseigné de longue date, à savoir que, si l’économie capitaliste est celle du seul marché, celui-ci est incapable de créer une société politique.
Avec une touchante naïveté, George Soros constate que la chute d’un système politique dictatorial s'appuyant sur une économie totalement soumise à ses impératifs ne conduit pas automatiquement à la démocratie politique dès lors que, simultanément, l’économie du laisser-faire se substitue brusquement à elle et que la sphère politique se révèle impotente, incapable de recréer une société. Comment oublier en effet que la démocratie des pays développés d’Occident est le résultat d’un long et complexe processus historique, qui s’est pacifié depuis une date somme toute récente ? C’est pourquoi, « la combinaison du laisser-faire économique, du darwinisme social et d’une géopolitique cynique, qui domine aujourd’hui les États-Unis et le Royaume Uni, ne permettra pas d’établir les bases d’une société ouverte globale en Russie. »[11]

Cependant, on ne saurait se satisfaire de cette constatation, elle demeure dans les limites étroites d’un sociologisme philanthropique : elle n’aborde ni la généalogie historique des sociétés démocratiques occidentales ni, et c’est là sa faiblesse essentielle, la question de l’essence du capitalisme.
Dans l’euphorie engendrée par la chute des régimes communistes, dès longtemps agonisants, et dans la griserie financière du « laisser-faire » occidental du début des années 1990, un fait essentiel à la formation des démocraties occidentales a été occulté : la nature violente de la démocratie, de sa fondation et de sa perpétuation, un état que les Grecs avaient déjà relevé (cf. La République)[12]. Tout s’est passé comme si, une fois l’implosion des régimes communistes accomplie, la démocratie s’était transformée en une donnée immédiate du socio-politique, comme si elle s’offrait en tant que devenir « naturel » de l’histoire humaine. C’est pourquoi les dysfonctionnements qui caractérisent la période (sans fin prévisible) de la « transition » sont toujours interprétés comme les séquelles du précédent régime, empêchant la démocratie de s’épanouir.[13] Dans cette vision naïve et idéologique est en même temps occulté le fait que les pouvoirs économiques d’Asie du Sud-Est, « les petits dragons » (naguère donnés comme modèles aux pays émergeant du joug communiste), et aujourd’hui fort mal en point, se sont constitués sous l’égide de tyrannies politiques féroces. Sous le silence de cet occultation, l’Europe occidentale et les États-Unis apparaissent alors comme des lieux où la modernité démocratique se serait présentée immédiatement sous la forme de sociétés iréniques ! Or, tout historien du social et du politique sait que chaque forme de gouvernement des hommes est le résultat de processus complexes où, en dernière instance, la violence demeure toujours accoucheuse de l’histoire. La démocratie politique occidentale n’échappe pas à cette généalogie : jamais elle n’a été donnée, mais toujours gagnée de haute lutte, et il a fallu quelques siècles de sanglants combats pour que l’homme occidental trouve plus d’intérêts à régler ses conflits socio-économiques par la négociation et le compromis plutôt que par la violence armée.
C’est à cette généalogie qu’en appelle un récent essai de Richard Rorty, « Retour à la lutte de classe ».[14] Inquiet de la déchirure sociale américaine, qui rend de plus en plus problématique la présence l’Open Society, Rorty nous rappelle que celle-ci a pour vocation première d’établir un équilibre entre les intérêts du capital et ceux du travail, équilibre qui a toujours été le fruit d’un combat sans merci entre les forces capitalistes et les forces syndicales. Or, face à la déréliction engendrée par le « laisser-faire », Rorty saisit la faillite du système :
« […] les cents dernières années de l’histoire de notre pays (les États-Unis) nous ont enseigné qu’elles ont été le théâtre d’un affrontement brutal entre les grandes entreprises et les travailleurs, que cette lutte n’est pas finie et que les grandes sociétés sont en train de gagner […] »
Les grandes entreprises, les multinationales gagnent parce que :
« […] les salaires des travailleurs européens et américains sont ridiculement élevés (résultat des luttes syndicales* ) par rapport à la moyenne mondiale. On a de moins en moins besoin de ces gens-là, puisque le même travail peut être effectué ailleurs au cinquième du coût. En outre, la mondialisation du marché des capitaux et de la main-d’œuvre signifie qu’aucune économie nationale n’est suffisamment autarcique pour qu’un gouvernement puisse se permettre une planification sociale à long terme. Ainsi, l’économie américaine échappe-t-elle au contrôle de l’État américain et, par conséquent, au contrôle de l’électeur américain.
Cette nouvelle situation ne dérange pas les 1% d’Américains qui détiennent 40% de la richesse de leur pays. Leurs dividendes ne font que croître quand les emplois sont exportés de l’Ohio vers le sud de la Chine, et de la Caroline du Nord vers la Thaïlande […]. Ils ont de moins en moins d’atouts en jeu dans l’avenir de l’Amérique et investissent de plus en plus dans une économie mondiale efficace et productive — une économie rendue toujours plus efficace et plus productive par l’expansion constante du marché mondial du travail dans les pays de plus en plus pauvres. Rien ne porte à croire que ce qui est bon pour General motors ou Microsoft le soit pour l’Amérique. »[15]
Description sans merci de ce qui n’est rien moins que la fin du politique dans le monde moderne (i.e. la fin de la démocratie), au profit de l’empire de l’économique. Le symptôme le plus parlant de cette fin du politique se manifeste dans l’uniformisation des discours médiatiques. Au cours des vingt dernières années de ce siècle on a vu ainsi des publicistes se disant de « gauche », et d’autres se disant de « droite » — de fait un groupe interchangeable de folliculaires — user des mêmes arguments pour affirmer sans sourciller qu’il convient de se soumettre aux  lois impératives du marché.[16] On assiste au déploiement d’un phénomène qui, en son essence, tient aux racines de la modernité tardive et au sein duquel s’est réalisée la chute du communisme. Pour lors, comment créer la démocratie politique (i.e. le contrôle des hommes sur les décisions essentielles qui engagent leur destin) dans des pays affaiblis, quand les institutions politiques les plus vénérables des États les plus puissants deviennent peu à peu incapables de maîtriser une économie mondiale qui travaille à l’encontre des intérêts de leurs peuples et, simultanément, appauvrit les peuples des pays du tiers-monde ?[17] La dégradation du social paraît si avancée qu’un ancien ministre américain du travail, Robert Reich (janvier 1993-janvier 1997), semble avoir pris conscience de la catastrophe : « C’est un contrat social qui définit les nations. Sacrifier tout cela sur l’autel des banques centrales constitue un échec grave […]. Jamais, ajoute-t-il, dans l’histoire de l’humanité les sentiments exprimés par une seule rue — Wall Street — n’ont eu autant de pouvoir. Les Anciens se souciaient de l’humeur des cieux, des montagnes, des mers et des forêts. Nous, nous cherchons à apaiser une rue. »[18] La transcendance, après s'être éloignée dans les zones hyperboréales de la raison pure, est tombée du Ciel sur la Terre ; et sur Terre, comme une prostituée, elle finit sur le trottoir !  A ce constat d’échec, répond, à l’Est, la banale réalité mise en lumière par le dernier rapport de l’Unicef sur l’enfance en péril en Europe de l’Est, dont la conclusion de l’un des auteurs, Gaspar Fajth, se termine ainsi : « A de nombreux égards, le sort des enfants est pire que sous le communisme, et c’est un scandale. »[19] Or nul ne peut ignorer que nombre de ces enfants sont des enfants des rues. Scandale qui émeut bien moins les humanistes des droits de l’homme que la crise économique russe les financiers.
L’avertissement lancé par George Soros se révèle donc non seulement naïf, mais aveugle, car avant même de bloquer la mise en place de l’Open Society dans les anciens pays communistes, le « laisser-faire » d’un libéralisme économique sans limites (sans limites éthiques, et donc sans limites politiques) travaillait déjà à la destruction de ce que précisément des dizaines d’années de luttes syndicales avaient réalisé en Occident. Or, quand il s’agit de la modernité, c’est toujours vers une phénoménologie existentiale du devenir occidental qu’il convient de retrouver si l’on veut saisir la marche du monde qui nous est donné (car, nolens volens, il n’y a pas aujourd’hui d’autre monde qu’un Occident généralisé, en de multiples hypostases, fussent-elles parfois de grotesques et sanglants plagiats).

Si la notion de « laisser-faire » énonce la liberté totale du marché, il convient de lui adjoindre le nom de la croyance qui la légitime, celle de la « main invisible » qui viendrait, par je ne sais quelle grâce, régler de manière harmonieuse les rapports entre l’offre et la demande. Version ultime du platonisme, la « main invisible » rassemble, et unit en sa paume, le Bien, le Beau et le Bon. Or, les maîtres de l’économie mondiale savent fort bien que cela ne marche jamais ainsi, car la « main invisible » est bien plutôt celle du politique réduit au rôle de serviteur et de gendarme du maintien de l’ordre libéral de l’économie. En effet, bien qu’ils souhaitent bannir, comme ils le proclament, toute intervention de l’État dans les décisions relevant de la sphère économique, les tenants du « laisser-faire » ne répugnent jamais à faire appel à la police et à l’armée, donc à l’État, pour défendre leurs intérêts dès lors que les forces du travail les menacent. Toutefois, avançant ainsi, nous demeurons encore à la surface des choses, dans l’émiettement d’une factualité dispersée par des catégories de la connaissance de plus en plus parcellisées et détachées du mouvement général, dominant et englobant. Il ne peut y avoir en effet une domination du « laisser-faire » généralisé si ce qui jadis le limitait, le politique, n’avait pas été auparavant affaibli, dévoyé, pis, pitoyablement caricaturé par la publicité et le spectacle de sa décadence.
Dans son ouvrage La crise de la culture (en anglais, Between Past and Future[20]), Hannah Arendt soutient, à l’encontre de Popper, que c’est la rupture d’avec la tradition politique venue de Rome qui a entraîné la possibilité des régimes totalitaires. Simone Weil, quant à elle, situait cette rupture dès la fin de la tradition grecque.[21] Certes, Athènes ou Rome, la différence est de taille ; toutefois, présentement, elle n’est guère pertinente pour la suite de mon propos. Que l’on parle de rupture avec Athènes ou Rome, cela conduit en effet à poser le problème de la possibilité, au sens kantien, de cette rupture. Hannah Arendt la situe dans la modernité elle-même, qui, grâce à la science et à la technique, construit un monde étranger aux hommes tout en rendant simultanément l’homme étranger à ce monde. L’homme, en perdant le monde, s’est perdu lui-même ; autrement dit, en construisant avec la science une représentation du monde comme vérité de l’objet représenté, le sujet de la représentation s’interdit d’interroger la certitude « égocogitante » qui fonde cette même vérité. Aussi, rien n’est-il plus sacré, puisque tout objet produit par la connaissance scientifique détient, de par le procès d’objectivation qui le sépare de la totalité homme/nature, la possibilité de se transformer en objet de production. Dorénavant rien n’en limite plus les potentialités, tant et si bien que toute limite est franchissable pour accomplir cette vérité incarnée de la représentation qui est toujours une vérité en devenir, une vérité à accomplir, et non une vérité déjà établie que la connaissance vise à révéler ou à reconnaître, comme l’assumait, avant la tradition chrétienne, la tradition grecque ; et comme le pratiquaient, il n'y a guère, les sociétés archaïques. Ce mouvement de la connaissance moderne engendre une dynamique de création-production dont Nietzsche donna le nom : l’essence du nihilisme. La connaissance était ainsi passée de l'interrogation sur le « quoi » des choses et de l'homme, au « pourquoi » (les lois scientifiques qui meuvent les choses et l'homme), puis au « comment » (la mise en œuvre technique du faire par la science). Ce passage « implique qu'en fait les objets de connaissance ne peuvent plus être des choses ni des mouvements éternels, mais forcément des processus, et que l'objet de la science n'est donc plus la nature ni l'univers mais l'Histoire, le récit de la genèse de la nature, de la vie ou de l'univers. »[22]
En effet, la modernité se présente toujours comme la négation du passé, comme le dépassement du déjà accompli, c’est-à-dire comme la mise au rebut, de ce qui devrait au contraire être préservé et maintenu pour les générations futures. En bref, la modernité (ou si l’on préfère une énonciation plus idéologique, le progrès) s’est toujours exposée sous l’égide de la tabula rasa. Voilà pourquoi la célèbre phrase de l’Internationale, « Du passé faisons table rase », n’est en fin de compte que la rengaine populaire d’une vieille formule, proposée il y a presque trois cents ans par Liebniz quand, appelé par Pierre le Grand pour le conseiller sur la manière d’arracher la Russie à ses traditions, il lui répondit en l’engageant à faire tabula rasa de toutes les traditions populaires et nobiliaires qui empêchaient l’empire naissant de s’ouvrir à la modernité. Si la rupture envisagée par Hannah Arendt comme possibilité du totalitarisme ne fait pas référence à l’archaïsme russe, ni à celui du Japon avant l’ère du Meiji, il n’importe : la rupture d’avec la tradition romaine (celle d’avec la tradition grecque est encore plus abyssale) qui lui sert de référent, englobe toutes les ruptures engendrées par la modernité comme mise en œuvre du « tout est possible » en lequel se prépare l’esprit du totalitarisme. Mais avant d’être le possible du totalitarisme, cette rupture fut le possible du monde moderne lui-même, lequel n’a jamais été autre chose que l’expansion du capitalisme, comme l’expose le second tome de la trilogie qu’Hannah Arendt a consacrée aux origines du totalitarisme, et qu’elle intitula De l’impérialisme.[23]
Or, le « tout est possible » comme étance (Seiendheit) propre à la modernité s’est énoncée, en premier lieu, dans le discours des avant-gardes esthétiques. Voulant imposer l’union de la pensée et de l’expérience existentielle la plus quotidienne, celles-ci proposèrent et mirent en œuvre la rupture des limites esthétiques et éthiques mises en place par la Renaissance et devenues les règles d’un académisme où la mimhtikùh n’était plus la reproduction glorifiée d’une nature divinisée, parfaite et éternelle, mais l’illustration d’une pensée égarée dans les illusions de mythologies dégradées en images d’Épinal, dans les allégories offertes à la gloire de l’État et de ses institutions, ou réduite aux décors privés de la bourgeoisie. Brisant l’académisme, les avant-gardes instaurent une rupture avec l’Andenken opérée par la Renaissance à l’égard de la tradition antique. C’est en offrant aux regards de ses contemporains le ready-made comme objet muséal que Duchamps incarne et prophétise la violence de la radicalité du « tout est possible », celle de l’étant (Seiende) en sa double guise techno-industrielle et financière, à la fois objet de la production massive et répétitive, et objet d’art possédant une valeur singulière et unique (son aura selon Benjamin) grâce à la plus-value que lui confère le lieu où il s’expose, la galerie et le musée.[24] Ensuite, dadaïstes et surréalistes forgeront les phrases et les images de ces actes « impies », de ces « sacrilèges » des valeurs consacrées. A l’époque, si la majorité des intellectuels organiques opposent leurs goûts aux représentations de cette destruction des valeurs académiquement consacrées, c’est parce que leurs opinions conformistes sont les signes mêmes de l’aveuglement que les sociétés occidentales nourrissaient face au devenir qu’elles mettaient en œuvre. En se lançant dans une guerre novatrice, les sociétés occidentales, les sociétés les plus cultivées mirent à feu et à sang toute l’Europe en usant de tous les moyens que leur offraient la science et la technique. La Première guerre mondiale incarna, à une échelle inédite auparavant, la mobilisation générale de la puissance, celle de la connaissance, de la science, de la technique et de l’industrie, qui outrepassa toutes les limites que les hommes avaient naguère sû imposer au déchaînement de la guerre. Pour la première fois, à l’échelle d’un continent qui avait inventé, créé, déployé la modernité, la guerre devint une gigantesque entreprise techno-industrielle où les hommes, devenus les simples rouages d'une programmatique, sont intégrés totalement à une machinerie de production et de mort : du savant à l’ingénieur, de l’écrivain au professeur, de l’ouvrier au soldat, civils et militaires, tous, selon leur spécialité, participèrent à l’œuvre de ce travail où s’emblématisa ce que Jünger nomma le Travailleur (Der Arbeiter) comme Gestalt du monde moderne. Or, la dynamique de cette mobilisation « totale et générale » se tient dans une pensée du « tout est possible », elle en est l’accomplissement sous l’égide d’une articulation philosophique dès longtemps préparée, et néanmoins dissimulée sous les oripeaux d’une morale apodictique détachée du fondement de cette possibilité « totale ». En d’autres mots, jamais, dans l’effectuation de la pratique, l’impératif catégorique ne put borner la « mobilisation générale » engendrée par la programmatique scientifique et sa mise en œuvre techno-industrielle.
Si la formule d’Arendt (le « tout est possible ») rend bien les effets du dépassement permanent des limites politiques et éthiques engendré par la praxis  techno-scientifique, elle ne permet pas cependant de saisir l’essence du topos où se tient ce dépassement. Ce topos, formulé pour la première fois par Nietzsche sous le titre du nihilisme, n’est jamais le nihil, le vide du néant, mais le débordement permanent d’un trop-plein d’actes et de choses : l’« agitation glacière », un état de surproduction programmée, organisée dans et par la Gestalt du Travailleur. C’est pourquoi le dépassement dont il est question ici n’a rien de commun avec l’Aufhebung hégélienne, la solution harmonieuse des contradictions où la négation du négatif gagne en positivité. Sous le sceau du « tout est possible » le dépassement n’est jamais dialectique, mais toujours algébrique et quantitatif. Ainsi s’énonce la manifestation-incarnation d’un déterminant idéal, qui constitue l’origine même de la techno-science comme possible. Idéal dont Gérard Granel a dévoilé la facture — l’infinité — en rappelant ce qui faisait de la science grecque une ouverture vers la contemplation et non vers la production, le célèbre axiome d’Aristote : « Ce n’est pas l’infini qui commande ».[25] Différence où se saisit, dans l’oubli d’une tradition politique et éthique — celle de l’Antiquité grecque portée à tous les peuples de l’empire romain —, le déploiement de la modernité.
« […] les idéalités de la science grecque, nous rappelle Gérard Granel, sont contraintes à observer une double limite : celle de la matérialité logique (qui limite toute forme à la spécificité d’une matière, et les formes les plus englobantes à l’homonymie des catégories, matières dernières de l’être) et celle du langage (la pensée, jusque dans la recherche de ses premiers principes, se trouvant circonscrite à l’usage dialectique de la langue). Pas davantage l’infini ne saurait-il commander aux idéalités éthiques, c’est-à-dire politiques, de la Grèce ancienne. Et ce d’autant moins que l’objet propre de la Polis, ce qui élève la politique de façon décisive au-dessus des modalités « domestique » et « basiliques » de l’être-en-commun […]. »[26]
Pour mesurer l’abîme qui nous sépare irrémédiablement du monde antique, il convient de présenter la tâche moderne du politique telle que la ressaisit Granel dans le champ même de la philosophie, en mettant en évidence sa « triple discrimination »:
« […] pour la première, par une méthode permettant de réduire tout réel à son « objectivité », c’est-à-dire à un certain nombre d’énoncés univoques où la représentation puisse toujours ressaisir son acte propre ; pour la seconde, par une intention dans laquelle le sujet moral puisse reconnaître, détachée de la matérialité de ses motivations, la seule Loi qui vaille pour lui au ciel et sur terre : l’universalité de sa propre forme ; pour la troisième enfin, par un calcul des plaisirs dont le principe est l’accomplissement de toutes les virtualités naturelles de l’homme dans la production individuelle et collective de soi-même par le travail. Il n’est pas difficile de situer ce que j’ai appelé l’infinité de ces trois cercles d’idéalités dans le fait que leur mouvement s’ouvre et se ferme sur la présence à soi du subjectum egologique tel que Descartes en prit le premier conscience, ou plutôt tel qu’il l’inventa. »[27]
Procédant ainsi, Descartes « inaugure le devenir ingénieur de l’ingenium […], installe la pensée dans un univers d’artefacts et transforme la connaissance en une entreprise infinie de simulation théorique. »[28]
On l’a compris, ces trois cercles de l’infinité engendrent l’acte fondateur de l’être-en-commun (l’expérience existentielle collective)) du capitalisme, — c’est-à-dire du monde moderne —, dans le couple travail productif/capital qui incarne l’idéalité mathématique du calcul sous la forme d’un équivalent universel, l’argent. Grâce à cette équivalence, le travail vaut marchandise et la marchandise vaut capital, établissant l’égalité suivante : marchandise=capital=travail+plus-value, égalité que la phénoménologie de Marx avait mise en lumière, sans percevoir cependant la généalogie des idéalités ici en cause. En effet, Marx, héritier tardif de l’éthique de l’Aufläkrung— qu’il popularise en attribuant ses vertus universelles à l’action libératrice du prolétariat — ne semble pas être en mesure de saisir le statut de l’infinité tel que Kant l’avait formulé dans ses premiers écrits : « Donnez-moi de la matière et je vais avec cela bâtir un monde. C’est-à-dire, donnez-moi de la matière et je vais vous montrer comment doit en sortir un monde. »[29] En d’autre mots plus actuels : donnez-moi de la matière et un système idéal de représentation de l’infinité objectale et, avec cela, le monde devient celui des lois de la science et des produits que l’on peut en tirer.
L’égalité précédente nous permet donc de saisir l’origine de la fin de l’artisanat, où la production de marchandises (d’œuvres, eût-on dit) visait à assurer la vie du maître, de ses ouvriers, de ses apprentis et de leur famille.[30] L’intentionà l’œuvre dans l’artisanat n’avait pas pour finalité la multiplication du capital, mais la reproduction humaine, biologique et sociale. Là, le travail n’était pas conçu comme un moyen permettant de multiplier les marchandises, donc la plus-value et le capital, mais comme le faire d’une œuvre, quelles que soient les heures et les jours passer à la réaliser. A la différence de l’artisan, la bourgeoisie — la classe sociale qui met en œuvre le capitalisme — s’appuie sur la circulation des marchandises sous l’égide du capital. C’est pourquoi les premières bourgeoisies, avant celles des chevaliers d’industrie, sont celles des changeurs-prêteurs, des banquiers, des assureurs, qui d’emblée établissent une équivalence entre la marchandise, l’argent et le temps de l’emprunt ou de l’assurance, arrachant ainsi les productions rurales à leurs circularités rituelles et les anciennes productions de l’artisanat à leur temporalité non comptable du travail[31], pour les projeter vers un télosà l'horizon d’un devenir infini, fût-il fantasmatique. En son essence, le capitalisme, s’appuirait-il sur l’industrie, la technique et la science, est toujours financier, en ce que seul l’argent, soumis au calcul de l’infinité, réduit à lui même toute objectivation (éléments naturels d’abord, puis sous l’empire de la production et de la rationalisation technique du travail tout acte humain, de quelque nature que ce soit), se donnant ainsi comme le transcendantal de l’immanent en tant que naturalisation des « lois » économiques.[32] Or, si le capitalisme en son essence financière tient de l’idéalité de l’infinité, celle-ci ne peut se déployer qu’en dépassant, outrepassant, brisant les limites qu’installent les autres déterminants de la vie sociale, aussi bien les déterminants politiques comme moyens de régler les conflits entre les divers groupes socio-économiques que les aspirations non-immédiatement utilitaristes des hommes, telles que les activités religieuses ou esthétiques (ou le temps de repos) dorénavant nommées « loisirs » et devenu l'objet (l'objectivation rationnelle) d’une intense activité commerciale. On pourrait multiplier à l’infini les exemples qui illustrent cette permanente brisure. Ainsi, les progrès de la mécanisation du travail, qui auraient dû libérer l’homme de certaines tâches, l’ont enchaîné plus encore à la loi de la productivité (instrument de la lutte contre la baisse tendancielle du taux de profit), en soumettant plus fermement encore le travail à la dictature de la plus-value. Ainsi encore, au nom de la sacro-sainte liberté du travail, le capitalisme le plus avancé a plaidé et gagné la bataille du travail dominical. Certes, comme le rappelle Rorty, après de violentes et courageuses luttes syndicales, les travailleurs obtinrent une augmentation du temps de repos, mais, et simultanément, ce même temps fut transformé en industrie, en marchandises de loisir et de tourisme. Si, dans le procès d’urbanisation massive et gigantesque, consécutif à la concentration industrielle et à la croissance des diverses bureaucraties qui les servent, les hommes ont éprouvé le besoin impératif de pratiquer des sports afin de conserver à leur corps la santé musculaire, très rapidement ceux-ci firent l’objet d’une spécialisation au service de spectacles de masse, engendrant en amont et en aval une vaste industrie d’équipements, de vêtements, de gadgets divers, et, last but not least, induisant une énorme machinerie médiatique et publicitaire. Le but éthique du sport tel que l’avait conçu les hygiénistes du siècle passé s’est transformé en une logorrhée, alimentée par des folliculaires stipendiés dont la rhétorique vise à occulter les enjeux financiers qui, en fin de compte, mènent au dopage, à la tricherie, à la corruption, à la violence. La devise des Jeux olympiques formulée jadis par le baron de Coubertin, « L’essentiel n’est pas de gagner mais de participer » pourrait désormais s’énoncée ainsi : l’essentiel est de gagner pour participer aux bénéfices !
Dans tout ce mouvement, il n’est guère difficile de saisir un destin qui ne s’embarrasse d’aucun frein, d’aucune limite, d’aucune fin prévisible dès lors que l’homme et le monde qu’il a engendré — et qui dorénavant le pense —, se réduit à une potentialité d’objets de connaissance à exploiter et à quantifier dans les termes d’un unique équivalent universel, l’argent, incarnation d’un devenir techno-financier mû par l’infinité de sa propre expansion. Nous avons ainsi l’application-illustration de l’analyse du Dasein historial de la modernité, dont Heidegger à mis à jour le fond : la technique, dont l’essence n’est point la technicité, mais la métaphysique, entendue comme le double du monde — « ce qui se peut représenter le plus aisément » avait écrit Descartes —, ou, selon Granel, ce qui substitue « à l’élucidation de la nature des choses, le récit méthodiquement élaboré et consciemment fictif d’une ‘fable du Monde’ »[33], d’une fable qui a fonctionné au-delà de toute attente, réduisant la totalité du monde et des hommes à sa seule vérité.

Ce n’est donc pas en suivant les arguments captieux des critiques de George Soros — qui ne peuvent comprendre pourquoi un millionnaire s’inquièterait à long terme du mouvement économique qui a assuré sa fortune à court terme — que l’on peut apercevoir la naïveté de son analyse. L’étroitesse de sa critique vient précisément de la manière dont il élabore son plaidoyer à la fois économique et social en demeurant dans l’horizon de la même science, des mêmes techniques industrielles et administratives, qui définissent l’objet de cette critique, suggérant ainsi qu’il y aurait tout simplement un bon ou un mauvais usage de cette science et de ces techniques. Aveuglement de tout Aufklärer qui, dominé par un impératif catégorique éthique abstrait, délié de toute épreuve de la réalité moderne dans son perpétuel dépassement d’elle-même, ne peut comprendre, au bout de compte, que le monde moderne n’est cet événement-avènement — Ereignis — du « tout est possible » que dans une factualité rejetant toutes les limites, politiques et éthiques, qui entravent sa propre dynamique. George Soros appelle de ses vœux une bonne science et une bonneéconomie, qui conserveraient sans cesse le souci des hommes dans leur devenir social. Mais une méditation ferme de notre siècle, que ce soit celle de l’économie engagée par Geminello Alvi[34], ou celle d’Eric Hobsbawm, plus globale, intitulée sans détour Age of Extremes,[35] et enfin, la plus radicale, celle de Reiner Schürmann[36]à partir des Beiträge zur Philosophie de Heidegger[37], nous apprend que cette extrêmisme-là (l’hybris moderne) ne s’est jamais embarrassé d’aucune éthique et que pour lui la transcendance, quel qu’en soit le nom — le Bien, Dieu, la Vérité, la Raison, le Progrès, l’Esprit, les droits de l’Homme — ne vaut que lorsqu’elle favorise auto-expansion.

Sait-on jamais, un jour peut-être, les hommes à l’approche de l’ultime catastrophe, devant l’abîme béant creusé par leur hybris, se souviendront-il de la parole du premier poète, celui de l’Iliade, qui, prophétisant le devenir, avertissait de nobles et fiers guerriers trop assurés d’eux-mêmes que « Zeus aveugle celui qu’il veut perdre. »


* Une première version de ce texte a été publiée en roumain dans la livraison de décembre 1997 de la revue Tribuna (Cluj) ; en anglais, Budapest Review of Books. A Critical Quaterly, Vol. 8, n° 3-4, Automne-Hiver 1998, Budapest ; en français, L’art du comprendre, n° 8, février 1999, Paris.
[1] George Soros, « The Capitalist Threat », in The Atlantic Mounthly, février 1997. Cf. aussi The Crisis of Global Capitalism. Open Society Endangered, PublicAffairs, New York, 1998.
[2]Fondation Soros pour une Société ouverte. Ouverte est pris ici au sens de démocratique, telle que l’a défini Karl Popper.
[3]Sarah Anderson et John Kavanah, « Multinationales. Vers un apartheid économique », Le Monde diplomatique...
[4]Voir à ce sujet la doctrine sociale de l’Église catholique, fermement rappelée dans les discours que le Pape Jean-Paul II tint lors de son dernier voyage en Pologne pendant la première semaine du mois de juin 1997.
[5]Carl Schmitt, Théologie du Politique, Seuil, Paris.
[6]Cf. Robert J. Samuelson, « Crackpot Prophet », in Newsweek, 17 mars 1997, et Times Magazine, 25 avril 1997.
[7] A une moindre échelle, pendant la seconde présidence de Ronald Reagan, afin de sauver de la faillite les caisses d’Épargne de Floride, le pouvoir politique et économique central n’a pas hésité à faire appel à la Banque fédérale de réserve pour les renflouer et éviter ainsi une réaction en chaîne.
[8]« The Humbling of a Wall Street Legend » , International Herald Tribune, vendredi 25 septembre 1998 ; « États-Unis : la Réserve fédérale repêche un fonds spéculatif », in Libération, vendredi 25 septembre 1998, « La Fed, la banque centrale américaine, vole au secours d’un des plus célèbres fonds spéculatifs du pays. […] un consortium d’une vingtaine de groupes financiers va renflouer le fonds en lui apportant 3,5 milliards de dollars de capital (environ 21 milliards de francs). » Étrange laisser-faire ! Au début du mois de septembre 1998, ce fonds de placement, LTCM (Long Term Capital Management) avait perdu la « totalité de ses fonds propres » en jouant sur les hedge funds. « Si la Fed et le gratin de la communauté financière new-yorkaise se sentent obligé d’intervenir, c’est que la faillite de LTCM risque de rajouter encore plus de pagaille sur les marchés […] et que l’officine doit beaucoup d’argent aux banquiers en question.* ». *C’est moi qui souligne.
[9] Karl Popper, The Open Society and its Enemies, Londres, 1945.
[10] Moshe Lewin, La Formation du système soviétique, Gallimard, ; Gáspár Tamás Rittersporn, Maison des sciences de l'homme.
[11]Cette constatation a déjà été mise en lumière par William Pfaff, in « U.S.-British Capitalism or Europe’s Model of Social Capitalism », International Herald Tribune, 15 décembre 1995. Il est à la fois grotesque et dérisoire d’entendre, trois ans après cet article, les ministres des Affaires étrangères français et allemand exprimer, les 8 et 9 septembre 1998 à Salzbourg, les mêmes réserves devant leurs quinze collègues européens (cf. le compte rendu et les commentaires tout aussi attardés de Daniel Vernet, in Le Monde, vendredi 11 septembre 1998). Personne parmi les hauts responsables politiques et les journalistes « avertis » d’Europe occidentale n’avait fermement mis en garde les gouvernements de l’Est lorsque conseillers et autres missionnaires du FMI déferlaient en vagues successives en Russie et dans les pays d’Europe de l’Est pour, avec la complicité de leurs représentant indigènes, engager le plus rapidement les gouvernements postcommunistes sur la voie de la « thérapie de choc ». C’est ainsi que l’on a récemment appris que l’Allemagne a prêté à bas taux, ou donné, environ 1400 milliards de marks à la Russie (cf. Jean-Paul Picaber, « Quand Kohl signait des chèques en blanc », Le Figaro, La vie économique, mercredi 26 août 1998). Il est raisonnable de penser que ces crédits et ces dons ont servi à constituer de belles fortunes parmi les anciens apparatchiks qui, depuis 1990, ont fait main basse sur le potentiel économique du pays. C’est pourquoi la formule employée par Véronique Garros dans l’ouvrage qu’elle a publié avec Daniel Bertaux me paraît parfaitement résumer l’économie soviétique et celle de la plupart des pays de l’ancienne Europe de l’Est : « Le plus grand hold-up du siècle ». Cf. Lioudmilla. Une Russe dans le siècle, Instant, Paris, 1998, p. 88. Les auteurs auraient pu ajouter que cet hold-up s’est accompli avec la bénédiction des instances économiques occidentales, Le FMI et la Banque mondiale. A ce sujet voir Michel Chossudovsky, Dismantling former Yougoslavia, Recolonising Bosnia, Copyright Michel Chossudovsky, Ottawa, 1996, publié sur le site : chosso@travel-net.com.
[12]Cf. aussi, Anonimo ateniese, La Democratia come violenta, Cellerio, Palermo, 1982 ; et Vittorio Altieri, De la tyrannie, Allia, Paris 1992. Écrit en 1777 et édité sous le manteau en 1789.
[13]Il est savoureux de noter que, mutatis mutandis, les régimes communistes n’ont jamais, eux non plus, cessé d’insister sur les effets du lourd héritage du passé bourgeois ou féodal, surtout lorsqu’il s’agissait de problèmes que leur impéritie avait engendrés.
[14]Richard Rorty, « Back to Class Politics », in Dissent, Hiver 1997.
* C'est moi qui souligne.
[15]Pour donner de la matière à la description générale de Rorty, on lira Sarah Anderson et John Kavanah, « Multinationales. Vers un apartheid économique », op. cit.
Pour illustrer les propos de Rorty sur la mondialisation du marché du travail, il suffit de regarder les agissements des compagnies occidentale en Roumanie. Ainsi, de jeunes et brillants ingénieurs informaticiens y travaillent à l’élaboration et à la fabrication de programmes soft pour un salaire de 400 DM par mois. En Allemagne, pour un semblable travail, un jeune ingénieur possédant des qualifications identiques exige un salaire mensuel de 4000 DM ! Pour compléter ce tableau on ajoutera que le volume d’argent parti en fumée lors la chute des valeurs de 6% à Wall Street le 8 septembre 1998, représente le budget de l’Allemagne… troisième puissance économique du monde !
[16] Cf. l’ouvrage décapant de Serge Halimi, Les Nouveaux chiens de garde, Liber-Raison d’agir, Paris, 1997.
En revanche, dans le registre du simulacre de « gauche », c’est avec délice qu’on lira dans Le Monde  daté du 17 septembre 1998 un article de Pierre-Antoine Delhommais dont le titre sonne comme le manifeste d’un programme impératif : « La dure et juste loi des marchés financiers ». Jadis, ce genre de formulation était, me semble-t-il, réservée à la presse de droite stipendiée par le Comité des Forges.
[17]David S. Broder, « Le degré zéro de la politique », in The Washington Post, traduit en français in Le Courrier international, n° 344, 5-11 juin 1997.
[18]Robert Reich, « The menace to prosperity », Financial Times, 3 mars 1997.
Il faut remarquer que les stations de radio les plus populaires consacrent une part de plus en plus importante de leurs informations économiques aux cours des bourses mondiales, comme si la majorité de leurs auditeurs étaient des acteurs économiques ayant un quelconque pouvoir sur ces enjeux !
[19]Les Enfants en danger en Europe centrale et orientale : périls et promesses, Unicef, Paris, avril 1997.
[20]Hannah Arendt, La Crise de la culture (Between Past and Future), Gallimard, Folio, Paris, 1972. Cf. tout le chap. VIII, « La conquête de l’espace et la dimension de l’homme ».
[21] Cf. Simone Weil, Écrits historiques et politiques, Gallimard, Paris, 1960, « Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme », pp. 36-37.
[22] Hannah Arendt, The human condition, cité dans l'édition française, Condition de l'homme moderne, Calman-Levy, Paris, 1983, cf. chap. VI, « La vita activa et l'âge moderne », p. 370.
[23]Hannah Arendt, De l’impérialisme (On Imperialism), Calman-Lévy, Paris, 1982.
[24]Claude Karnoouh, « La fin des avant-gardes ou le triomphe du marché. Valeurs économiques et valeurs esthétiques à l’époque de la modernité tardive », in Adieu à la différence, Arcantère, Paris, 1993 et Adio difentei, Idea, Cluj, 2001.
[25]Gérard Granel, « Les années trente sont devant nous », Les Temps modernes ; republié dans Études, Galilée, Paris, 1996, cf. p. 65.
[26]Ibidem, p. 66.
[27]Ibidem, p. 66.
[28]Ibidem, p. 67
[29] Emmanuel Kant, dans la préface à l’Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmel, cité dans l’édition française, Histoire générale de la nature et théorie du ciel, Pléiade, Gallimard, Paris, 1980, (traduction de François Marty), I, 230, p. 47.
[30]C’est aussi dans le champ économique établi par cette égalité que se saisit la fin de la paysannerie traditionnelle et l’émergence d’une agriculture conçue sur le modèle industriel.
[31] Il s’agit d’une époque où art et artisanat sont encore intimement unis par le statut des artisans et des artistes, souvent assimilés aux serviteurs des Princes.
[32]Cette équivalence généralisée ne s’est pas réalisée immédiatement. Il fallut quelques siècles pour que les diverses formes d’argent soit elles-mêmes soumises à un référent unique de plus en plus abstrait, tout autant que fantasmatique, en ce qu’il est délié de toute expérience existentielle. En effet, l’histoire moderne des monnaies fait apparaître simultanément une constante simplification et uniformisation du calcul de leurs valeurs différentielles. On commença par peser les pièces pour connaître leur teneur en or et en argent ; ensuite on établit leurs valeurs sur la base d’accords garantis par le bi- puis le monométallisme ; enfin ces valeurs se fixèrent (1971) sur celle de la monnaie de la plus puissante nation, le dollar. Tandis que dans la pratique quotidienne et bancaire on était passé des pièces de monnaie d’origine diverse, au papier monnaie et à la naissance d’une monnaie nationale, puis au chèque, enfin à l’abstraction généralisée des transactions financières électroniques sous la forme de la carte de crédit (plastic money) et des ordinateurs.
[33]Gérard Granel, op. cit., p. 67.
[34]Geminello Alvi, Dell’Estremo Occidente, Nardi, Milan, 1993.
[35]Eric Hobsbawm, Age of Extremes. The Short Twentieth Century (1914-1991), Abacus, Londres, 1995.
[36]Reiner Schürmann, Des hégémonies brisées, T.E.R., Mauvezin, 1996. Cf. T. II, Troisième partie, chap. II, « Des doubles prescription sans nom commun (Heidegger) ». Quant à moi, je considère cette œuvre, dans son ensemble, comme le plus énergique effort pour penser, après Heidegger, le destin de l’Occident dans le déploiement de la métaphysique. Aussi faut-il remercier les éditions T.E.R. et leur directeur, Gérard Granel, d’avoir mis à la disposition du public ce livre posthume de 792 pages. Une fois encore une minuscule maison d’édition a su assumer le rôle de réel promoteur de la pensée, quand de puissantes entreprises éditoriales, qui se prévalent de défendre la culture, font montre d’une pusillanimité d’épicier.
[37]Martin Heidegger, Beiträge zur Philosophie, Gesamtausgabe, T. 65, Francfort/M., 1989.

Une victoire à la Pyrrhus : quelques remarques incommodes sur les élections présidentielles françaises

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Une victoire à la Pyrrhus : quelques remarques incommodes sur les élections présidentielles françaises

Les militants socialistes et leurs alliés, à la vue de certains sondages, croyaient tous à une large victoire de leur champion François Hollande. Or il n’en est rien, car il convient de souligner la marge étroite de son succès au second tour, 51,6%. Pas que quoi chanter victoire en dépit des cohortes de naïfs (pour ne pas le dire plus crument) qui hurlaient le soir du 6 mai place de la Bastille et dans diverses capitales régionales de l’Hexagone, « On a gagné ! ». Mais non, They are not the champions ! De plus, si l’on ajoute aux 19% d’abstentions le nombre soudainementfort élevé de bulletins nuls ou blancs, 6%, il y a donc eu environ 25% de non votants, ce qui fait du président l’élu d’environ 38% du corps électoral, bien loin de la moitié des votants et plus encore des inscrits! 1
Certes, nous le constatons depuis longtemps, c’est là une tendance générale des démocraties postmodernes où, sous diverses latitudes (et sauf exceptions comme les référendums pour valider ou non le traité de Maastricht ou la Constitution européenne), environ 25 à 40% des électeurs  (abstention, bulletins blanc ou nuls), parfois même la majorité d'entre eux, en Europe de l'Est notamment, refusent de participer au jeu de la démocratie représentative.
 Constatation banale de la science politique qui, en revanche, ne s’interroge jamais sur l’essence de cette abstention (positive ou négative) en dépit d’enjeux parfois cardinaux pour l’avenir d’un pays ! A ces gens qui d’une manière ou d’une autre ont refusé le jeu électoral, je pense qu’il faudrait ajouter les 18% de votes (et donc une attitude active en ce cas) accordés au Front national regardé par l’establishment politique comme un parti hors les normes du jeu politique « normal ». 
Toutefois, malgré la consigne d’abstention de son chef, MarineLe Pen, les sympathisants du FN, dans leur écrasante majorité, ont répartis leur bulletin de vote entre 80% pour Nicolas Sarkozy et 20% pour François Hollande… Leur haine affichée des socialistes a permis à Sarkozy de se rapprocher des 50% et de refroidir objectivement la victoire de Hollande...

Une fois ces remarques préliminaires de bon sens avancées, deux questions importantes demeurent en suspend :
1) Que représentent les votes du Front de gauche ?
2) Que représentent les votes accordés à un Front national relooké par la fille du vieux chef ? 
Reprenons-les successivement.

Le rôle des « extrêmes » autorisés
1/ Le Front de gauche
Le Front de gauche a d’abord été une OPA de Jean-Luc Mélenchon, venu du PS, sur le Parti communiste français devenu un groupement moribond ne survivant que grâce aux oboles électorales du PS, afin de donner l’illusion d’une gauche plurielle, d’un PCF encore présent pour capter quelques voix qui eussent pu s’égarer vers le FN ou contribuer à donner naissance à un courant de gauche plus radical.Comme l’Eglise catholique de France composée pour l’essentiel d’évêques et de curés, le PCF n’est plus pour l'essentiel qu’un parti de petits cadres survivant de la charité du PS.Ensuite, le Front de Gauche a été aussi une OPA sur l'électorat un temps tenté par le radicalisme langagier du Nouveau Parti anticapitaliste, regroupement d’étudiants, de jeunes fonctionnaires, de quelques rares ouvriers et de plus rares immigrés ou « post-immigrés » des banlieues qui, depuis le départ d'Olivier Besancenot (figure populaire construite par les médias), est lui aussi moribond comme l’ont prouvé ses résultats électoraux.5
 Enfin, le Front de gauche a été et demeure l’instrument permettant de rassembler ceux qui, à la gauche du PS et des Verts, avaient voté « non » lors du référendum de 2005 portant sur la Constitution européenne. En usant d’une métaphore venue du Tour de France cycliste, on peut avancer que Mélenchon a joué le rôle de la voiture-balai à la gauche du PS, liquidant le NPA, Lutte ouvrière.en passant, et, immédiatement après les résultats, offrant au candidat Hollande ses voix sans discuter, avant même qu’on les lui demande. Sans idée comploteuse aucune, on peut néanmoins s’interroger pour savoir si Hollande et Mélenchon n’étaient pas de mèche ! Tactique somme toute d’une grande banalité. Car, en dépit de ses coups de gueule, Mélenchon, et ses 11% des votes au premier tour, s’est révélé bien décevant pour qui voyait en lui l’alternative prolétarienne capable de prendre les voix ouvrières qui se portent vers le FN et les socio-traitres du PS dans une sorte de renouveau d’une extrême gauche radicale et populaire.9

Mais, déchantons, en effet, une enquête effectuée à partir des résultats du premier tour  montre qu’une majorité d’ouvriers qualifiés, de contremaîtres et de petits cadres, embauchés sur contrats de type CDI (contrat à durée illimitée) ont voté soit Sarkozy soit Le Pen, et que seule une partie des CDD (contrats à durée limitée) et une fraction du lumpen qui vote, ont porté leur voix sur Mélenchon. Bref, la majorité de la classe ouvrière ne s’est tournée ni vers Mélenchon ni vers Philippe Poutou (NPA) ni vers Nathalie Arthaud (LO), encore moins vers la Joly et ses bobos verts, mais, aussi surprenant que cela puisse paraître, vers Le Pen, et certains vers Sarkozy. Ola ! Le peuple n’est pas bon, il faudrait donc changer le peuple… 

2/ Le Front national

Alors tous les intellectuels de gauche et de droite ou presque, tous les journalistes politiques stipendiés (tautologie, car tous les journalistes le sont, puisque payés par des patrons de presse ou par l’État) ont recommencé leurs sempiternelles lamentations, quand ce n’était pas des sarcasmes c’était des insultes et des injures à l’encontre des électeurs du FN. Belle manière d’essayer de leur faire comprendre qu’ils se trompent ! Car, surprise pour les idéologues socialistes, c’est une partie non négligeable des cadres supérieurs, des bobos anciennement Verts, des branchés de la vie nocturne urbaine, des turbo-cadres qui ont voté pour le PS. Voilà au moins une preuve que la rose des socialistes est devenue présentement tellement pâle, qu’elle s’est transformée en rose blanche.

Une fois ces remarques avancées sur l’humeur des prolétaires et des toutes petites classes moyennes attirées par Sarkozy, mais surtout par Le Pen, la question demeure : pourquoi la partie du salariat et de l’artisanat qui pourrait être identifiée aux classes populaires les plus enracinées (et ce parfois même quelque soient leurs origines et leur religion, commerçant noirs et cadres d’origine africaine ou magrhèbine), et simultanément les plus menacées, se tourne-t-elle vers Marine Le Pen dont on pourrait penser à première vue qu’elle représente, et cela est simplement vrai, la fraction de la bourgeoisie moyenne, des PME et des commerçants, la plus touchée par les effets de la crise économique, par la mondialisation de la production et de la distribution, et par les politiques déflationnistes de l’UE ? Pourquoi donc ? Parce que, comme l’avait dit naguère Michel Rocard (PS), le « FN soulève de vrais problèmes… ce qui ne veut pas dire qu’il offre de bonnes solutions ». Il soulève si bien de vrais problèmes qu’une partie des immigrés récents du tiers monde, intégrés au système du travail et bien sûr naturalisés français, lui apporte assez abondamment ses voix, ce que taisent les médias ! Mais à force de repousser, de nier ou de moquer les analyses proposées par le FN sans jamais les décortiquer, la classe politique dite « républicaine » a oblitéré la possibilité d’énoncer publiquement la réalité. Or la réalité socio-politico-économique, c’est comme le refoulé freudien, plus on la dissimule plus elle revient sans vergogne sur le devant de la scène. Car si le Front national était, comme des intellectuels de gauche et une partie des journalistes l’assument, un parti néo-nazi, il serait purement et simplement interdit en France, comme ce fut le cas de groupements objectivement nazillons tel le mouvement Occident dans les années ‘70 du siècle dernier. Certes, on me jettera à la figure, « vous aussi vous êtes populiste ! N’avez-vous pas honte ? ». Comme si le populisme était devenu une maladie honteuse de la politique en raison du détournement de sens de ce mot par les médias aux ordres et du total manque d’intérêt que de prétendues élites manifestent pour ce qu’il désigne réellement : un rapport de souci à l’égard du peuple dans sa diversité.

Populisme(s)

Populisme, le mot jeté à la figure aussi bien de politiciens de la droite gaulliste (Dupont-Aignan par exemple 8), que de gauche (parfois José Bové ou même quelqu’un situé à l’extrême gauche du PS comme Emmanuelli), est devenu la dénonciation d’une pensée glauque, suspecte d’un arrière fond fascisto-communiste, transformée dans la parole médiatique en une sorte de vérole ou de blennorragie de la pratique socio-politique ! Aussi pour l’élite mainstream de la postmodernité civilisationnelle, s’intéresser aux soucis réels des gens, mettrait-il en danger la démocratie, promouvrait-il le totalitarisme « rouge-brun » ? Parce que dénoncer les effets ravageurs sur les sociétés humaines de la mondialisation généralisée du capitalisme financier et industriel, serait-ce là un comportement criminel ? Parce que constater et énoncer que le but de cette mondialisation dirigée par l’oligarchie financière n’est autre que de baisser le plus vite possible la rémunération du travail en jouant de la délocalisation et de l’émigration massive, manifesterait une attitude politique mettant en danger la démocratie et les libertés ? Ne serait-ce pas l’inverse, à savoir que ces manœuvres financières et les manières policières de les imposer menacent la démocratie représentative et les libertés sociales minimales ? Mais au fait, de quelles libertés menacées s’agirait-il ? Surement pas celle d’obtenir un salaire digne ! Et pour qui, au bout du compte, est faite cette démocratie qui devrait assurer le bon gouvernement et, au minimum, le droit à la santé,le travail et l’éducation pour tous ? Car, l’immigration massive ne soulève-t-elle pas de très graves problèmes de travail et d’intégration dans un pays comme la France dont le modèle jacobin (modèle original), à la fois social et éducationnel, a été détruit ou presque, et son système scolaire entré en totale faillite ? 10
Certes, pour les bobos et autres cadres pleins de commisération à deux sous, le métissage, la différence (sans le voile dit islamique bien évidemment), c’est bien, mais à condition d’être entre nous, dans les aéroports, dans les trekkings branchés du Népal, du Kenya ou de l’Afrique du Sud, dans les stations balnéaires, dans les clubs de vacances plus ou moins chics, comme touristes regardant les indigènes offrant de la pacotille exotique, en bref loin des quartiers pauvres où s’entassent dans des taudis suintant la misère, les émigrés, ces damnés de la Terre des diverses parties du monde. Or d’aucuns le savent depuis belle lurette – relisez Les Misérables braves gens donneurs de leçon de morale – la pauvreté engendre la faim et la faim engendre la délinquance. Plus encore, l’omniprésence et l’omnipotence la publicité (i.e. la propagande de la marchandise) comme illustration de son fétichisme, créent la convoitise et ainsi, faim et convoitise engendrent une société de tous les trafics : drogue et armes, vol à la tire, ce banditisme des gueux, et le banditisme à coup de fusils d’assaut, celui des mafias… 

Les capitalistes quand à eux dorment tranquilles sur leurs deux oreilles : le PDG de la banque J.P Morgan avec une perte de 2 milliards de dollars du fait de spéculations douteuses a même été reconfirmé dans ses fonctions, comme naguère celui de la Banque BNP qui s’est refait une virginité en sacrifiant un sous-fifre qui aurait risqué « seul » la réputation de la banque par des pratiques hasardeuses. C’est comme une maîtresse maquerelle qui, pour garder le standing de son bordel, licencierait une de ses pensionnaires parce que trop volage ! En revanche, je n’ai jamais entendu personne en France se plaindre des riches émigrés arabes (ou de leurs femmes entièrement voilées !), africains ou asiatiques qui habitent dans les beaux quartiers de Paris, au contraire, les commerçants de luxe et les banques les apprécient, comme ils apprécient les tycoon russes ou les millionnaires étasuniens, ça fait non seulement tourner la plus-value, mais cela attire des investissements dans le luxe.

Au risque de déplaire, il faut cependant le dire, que ce soit sur l’immigration, sur la délocalisation des industries, sur l’effondrement de l’école républicaine (et ce malgré ces défauts d’hypercentralisation culturelle) depuis la maternelle jusqu’au doctorat, que ce soit sur les politiques qui laminent le niveau de vie des peuples de l’UE, les questions soulevées par le FN version Marine Le Pen sont justes et bien venues.11
 En revanche, et c’est là où le bât blesse, je n’entends dans les discours du FN aucune parole qui formulerait le réel en cas de départ de l’UE, en cas de retour à la monnaie nationale, en cas de contrôles drastiques des changes et des transferts de fonds, dans un sens comme dans l’autre ; je n’y entends rien non plus quant à la mesure essentielle à prendre immédiatement, car sans elle il ne peut y avoir une reprise de la croissance, à savoir, la fin de l’indépendance des banques centrales et la fin des emprunts d’État auprès des banques privées (mesure prise par Orbán en Hongrie – lui aussi populiste –qui a déchaîné l’ire de la Commission européenne ; mais la Hongrie compte-t-elle dans le grand jeu financier mondial ?). 10
Sur ce sujet donc, celui de la fin de l’indépendance de la banque centrale, le seul qui mettrait vraiment le feu aux poudres, le silence lepéniste est épais, le silence de Mélenchon tout autant ! 12 Pourquoi, mais parce qu’il faudrait avouer au peuple qu’il entrerait dans le temps de tous les dangers, et que tous les politiciens, de droite, de gauche et du centre et de leurs extrêmes s’entendent, chacun en son style, pour faire dormir le peuple d’un sommeil dogmatique. Ainsi l’UMP et le PS, chacun à leur manière, nous bassinnent avec une « sortie de crise sans douleur », juste une petite écorchure. Balivernes que tout cela. 

Or que serait-il ce réel qui attend les Français si d’aventure une telle option politico-économique,  objectivement radicale par rapport au mainstream de la pensée unique européocentrique et atlantiste, était envisagée comme praxis ? Ce serait à coup sûr la création d’un état potentiel de grande violence, de pré-guerre civile comme celle qui menace aujourd’hui la Grèce (avec une différence, à savoir que les partis d’extrême gauche y sont bien plus puissants que le simulacre de radicalité du Front de gauche français qui n’a pas même le mot d’ordre de lutte des classes à son programme !). Le Front national représente donc une sorte de poil à gratter électoral qui permet aux autres partis « républicains » de toujours rafler la mise électorale. Le Pen, le père, jouait le jeu avec un cynisme assumé, la fille le fait avec plus d’habileté politicienne au bénéfice… du PS bien évidemment, et en cela elle est l’alliée objective de Mélenchon. Et ce n’est peut-être pas du tout le fait du hasard si ces deux faire-valoir s’affronteront face à face dans un mois lors des législatives dans la circonscription d’Hénin-Beaumont. Voilà le spectacle qui éloignera les Français des vrais problèmes posés par la crise auxquels ils vont devoir faire face dans la quotidienneté de leur vie morose. On peut-être sûr que le spectacle de la fausse lutte contre le fascisme et de la fausse politique de gauche critique sera assuré à l’échelle nationale. Pauvre France !

Soyons lucides et cyniques au sens étymologique. Les Français, en tant que société, n’ont plus d’aspirations à de grands desseins, et en cela ils sont comme la plupart des peuples européens. Les Français ne veulent plus d’un grand destin, ils ne veulent que de petites choses simples : qu’on ne vole plus les sacs-à-main des vieilles dames dans la rue, que les banques ne grugent point leurs clients en dissipant en spéculations hasardeuses leurs médiocres économies, qu’on en finisse avec le chômage, qu’on leur verse un salaire qui leur permettrait une deuxième, voire une troisième télé et de petites vacances, et enfin que l’avenir de leurs enfants soit un tant soit peu garanti afin qu’ils ne sombrent pas dans la misère.
C’est ce qu’un théoricien révolutionnaire (certes en chambre) comme Badiou a très bien compris et exprimé dans une lettre au journal Le Monde, lequel selon son habitude et avec d’autres quotidiens du genre Libération, minaudait sur la stupidité des Français qui votent Le Pen. On le voit ces demandes soutenues par le FN ne sont pas vraiment vertigineuses, ni révolutionnaires, elles n’appartiennent pas au programme d’une utopie visant à changer totalement la Weltanschauung mondiale. A quoi se résument-elles : à un peu de civisme, à remettre de l’ordre jacobin dans l’éducation, à contrôler le capitalisme pour lui imposer un peu de vertu (illusion totale qui endort la pensée critique), et à la promesse d’un modeste bien-être assuré pour l’avenir, mais, et nous l’avons bien remarqué, tout en laissant la porte ouverte à une acceptation de l'ordre mondial existant par ses silences sur les événements du Moyen-Orient. Rien donc de très révolutionnaire dans tout cela… 

Privatisation et ordre mondial désordonné

Or après avoir beaucoup parlé de sécurité et de bien-être pour ceux qui travaillent, les socialistes d’abord, l’UMP (Union pour une majorité populaire) ensuite n’ont rien fait, au contraire, on a beaucoup plus privatisé sous le gouvernement socialiste de Jospin que sous celui chiraquien de Villepin ou sarkozien de Fillon… Et le PS, en dehors de Fabius (aujourd’hui ministre des affaires étrangères : y aurait-il quelque espoir ?) et d’Emmanuelli, a toujours acquiescé aux pires décisions de l’UE, soutenant le « oui » à la constitution européenne ; et, last but not least, dans la bonne tradition coloniale de Jules Ferry (auquel Hollande à rendu hommage tout en prenant quelques précautions), le PS a acquiescé aux politiques néo-impérialistes, y compris à celles déployées pendant la législature Sarkozy en Côte d’Ivoire, en Libye, au Mali, et en Syrie. Quant à l’UMP, elle a sans cesse favorisé les grandes fortunes au détriment des classes moyennes tout en tenant des discours sécuritaires pour rassurer les quartiers populaires (discours sans effet pratique autre qu’un effet de réel). 

De fait le FN et l’UMP faisaient comme si les immigrés étaient responsables de la voracité des capitalistes, quand, tout autant que les prolétaires locaux (ce que le PS oublie), ils en sont les victimes, voir les doubles victimes puisque les conditions économiques épouvantables des pays du tiers monde d’où ils viennent, les obligent à partir, à se déraciner, avec bien peu de chance de ne pas vivre, eux et leurs progénitures, une nouvelle précarité… mais il est vrai, comme le disait un économiste du tiers monde, que l’on vit mieux en fouillant les poubelles des restaurants parisiens que celles des restaurants de Dacca ! Certes il faut éliminer de ce tableau la fraction ultra minoritaire de « l’immigration choisie » qui vide les pays du tiers monde de leurs élites scientifiques et médicales, ce que Madame Le Pen a souligné maintes fois. Car la gauche « généreuse » oublie, comme par enchantement, que l’émigration choisie fournit à l’Occident et donc à la France des spécialistes dont elle n’a pas payé les études. C’est tout bénéfice.

Canossa ?
Une fois les élections achevées, on a vu la réalité de la géopolitique et de la géo-économie réapparaître dans sa froide nudité : le nouveau Président obligé de partir à Canossa, c’est-à-dire à Berlin pour faire acte d’allégeance à la chancelière allemande, car c’est là que se décide la politique européenne. Et les rodomontades de la presse française à propos de l’influence que pourrait exercer Hollande sur les politiques de relance économique européenne est un gentil bobard en ce que la Merkel sait bien que s’il n’y a plus d’argent pour acheter les produits de l’industrie allemande, celle-ci périclitera, et qu’il faut donc faire quelque chose hic et nunc, et vite, pour injecter non plus des liquidités remplissant les poches des banquiers, mais, selon un néo-keynésianisme de bon alois, pour stimuler la demande et donc la croissance. Mais voilà, toute Merkel qu’elle soit, elle est aussi le pion de ses financiers. Aussi ne peut-elle rien contre les règles européennes et ses propres banquiers anti-keynésiens, car elle aussi dirige une économie qui, au bout compte, travaille bien plus pour la spéculation financière que pour le développement productif, une économie où l’État demeure de plus en plus confiné au racket fiscal pour le service de la dette qui engraisse les banques privées.
Pourquoi voter ?
Mais pis, et plus abyssal, comment se fait-il qu’après tant d’échecs, tant de promesses non tenues, tant de mensonges, de misère insigne, tant de guerres engagées au nom de la finance masquées sous le patriotisme et les droits de l’homme, des millions de gens comme des moutons de Panurge continuent à voter pour faire survivre un système qui n’est plus qu’une forme dont le contenu, les décisions essentielles de l’économie politique, ne sont plus prises par des politiciens élus, mais par des techniciens de haut niveau nommés au service d’une oligarchie financière mondiale ? Une forme sans fondement… 
Que faire ? Vieille question ! Car la social-démocratie est demeurée encore et toujours ce qu’en a dit jadis Engels : « Le socialiste est un charlatan qui veut réduire la misère sociale sans toucher ni aux profits ni au capital. », en bref, un amuseur public qui fait le travail à la place des représentant directs du capital quand ceux-ci ne peuvent plus rien sans risquer de déclencher de la révolte sociale. Or le Front national n’est qu’une version contemporaine du nationalisme jacobin de droite ; il a récupéré l’ancien souverainisme jacobin que la social-démocratie et le PCF ont laissé en jachère, et c’est pourquoi une partie de la classe ouvrière vote pour lui… Dans le jeu démocratique dit de l’alternance, le FN n’est en définitive admis au jeu électoral que pour mettre le Capital à l’abri d’un dangereux renversement de situation. C’est pourquoi on peut donner entièrement raison à Coluche lorsqu’il affirmait avec son inimitable ton goguenard que « Si voter servait encore à quelque chose, il y a longtemps que ce serait interdit ».
Quelles conditions pour un autre monde ?
Le jour où le peuple comprendra qu’il faut délégitimer par l’abstention massive le spectacle électoral, alors commencera peut-être un renouveau de l’en-commun politique, lequel suppose la mise en perspective d’un authentique destin du vivre ensemble où le bien-être collectif passe avant les avantages catégoriels, où le bonheur de l’individu ne peut jamais être délié de celui que reçoit l’autre, où le darwinisme social inhérent à la nature humaine prédatrice (Hobbes) doit être compensé par le non-naturel en l’homme, une contrainte élaborée et imposée par une civilisation, non pas celle du bonheur béat devant l’amoncellement des marchandises qui nous éloigne de toute compassion, mais celle d’être-ensemble dans la mesure (to métron) et non dans la démesure (amétria, hybris), d’être-ensemble pour repousser l’ostentatoire de la consommation, de la dissipation, pour vivre dans l’équilibre et le copartage afin de laisser à tous le loisir de rêver, de lire, d’aller à la pêche, de se promener, de quêter le Beau et le sublime (voir les ravages architecturaux menés par le profit immédiat) et de le réaliser parfois. Et pourquoi pas, vivre dans la joie de ne rien faire, promouvoir enfin le droit à la paresse pour rappeler l’œuvre de Paul Lafargue (gendre de Marx)… Mais pour cela, il faudrait en finir avec le fanatisme nihiliste du travail productif direct ou indirect et son corrélat, le fanatisme nihiliste de la consommation outrancière ; fanatisme du travail productif qui, en dépit des assertions du marxisme et du léninisme n’a jamais été un destin, mais une terrible fatalité …Or  le spectacle électoral affligeant que nous ont offert les Français et leurs élites politiques, et qui va continuer avec les élections législatives, est bien loin de préparer un quelconque changement… Nous continuerons sur la même route, accompagnés d’un discours certes quelque peu différent, mais les grands bénéficiaires demeureront toujours les mêmes, comme les injustices.
1  Sans parler des candidats qui sont filtrés par le système des 500 parrainages électoraux obligatoires malgré leur large diffusion par le biais de conférences et vidéos comme c'est le cas, par exemple, de François Asselineau, fondateur de l'Union populaire républicaine, un parti regroupant sde gaullistes et des souverainistes de gauche prônant la sortie de la France de l'Union européenne et de l'OTAN.
2 Auxquels on devrait encore rajouter le nombre des citoyens qui ne se sont même pas inscrits sur les listes électorales, et j’en connais de nombreux parmi mes connaissances.
3 C'est probablement la constatation de ce décalage grandissant entre le peuple et ses élites politiques qui explique que les « démocraties occidentales » aient poussé en 2004, par le biais de l'Observatoire des élections de l'OSCE < http://larussiedaujourdhui.fr/articles/2011/08/26/la_personne_cle_des_elections_russes_le_dit_cest_la_participation_qu_12650.html >, la Russie et d'autres pays de l'ex-URSS à supprimer du choix offert aux électeurs celui de voter « contre tous les candidats », législation assurément « populiste » héritée de l'URSS qui prévoyait que si une majorité de votants faisait ce choix, les élections devaient être répétées sans la possibilité pour les partis de représenter aucun des candidats précédents. Une refonte totale potentielle de la « classe politique » ! On imagine l'effroi que ce type de législation soulevait, telle une épée de Damoclès, au sein de la « classe politique » occidentale qui aime tant donner des leçons de démocraties aux « peuples infantiles » de l'Est et du Sud.
4 Même si, sur le terrain, il existe encore dans certains quartiers et dans certaines entreprises des cellules militantes locales du PCF consistantes et actives, à l'échelle nationale, le PCF a largement cessé d'être présent dans les luttes quotidiennes. Les militants les plus authentiquement fidèles à ses principes fondateurs ayant été marginalisés au niveau de l'appareil du Parti ou s'étant dispersés dans plusieurs petits groupes (PRCF, URCF, Rouges vifs, Combat communiste, etc.) ou dans l'activité syndicale et associative. Pour beaucoup, le PCF est ainsi devenu un parti de « notables » locaux, ou de « fils » ou « filles» quelque peu assagis d'anciens dirigeants révolutionnaires. On note toutefois récemment, dans la foulée du Front de gauche, une timide augmentation des effectifs du PCF qui va de pair avec la radicalisation du Mouvement des Jeunesses communistes.
 5 Dans un récent entretien accordé au Guardian, François Hollande avait déclaré : « Aujourd'hui, il n'y a plus de communistes en France » < http://gauche.blog.lemonde.fr/2012/02/14/y-a-t-il-encore-des-communistes-en-france > ce qui est peut-être exagéré mais le simple fait qu'il soit possible de le dire témoigne d'une évolution engagée il y a une trentaine d'années et qui, jusqu'à maintenant, n'a toujours pas été véritablement contrée par les intéressés.
Organisation trotskyste radicale et ouvriériste qui avait pu atteindre jusqu'à plus de 5% des voix lors de précédentes consultations électorales.
7 Le NPA avait commencé en grande pompe autour d'un noyau fondateur des cadres de l'ancienne Ligue communiste révolutionnaire, de tendance trostkyste, mais il a depuis perdu la plupart de ses nouveaux militants issus des quartiers populaires et de l'immigration, en particulier à cause de sa gestion ambiguë des questions de classe et de son attitude paternaliste manifestée envers ses militantes socialement radicales et féministes mais simultanément ouvertement musulmanes, et donc portant le foulard dit islamique.
Ce qui ne doit pas occulter le fait qu'une partie des militants et des électeurs qui se sont retrouvés derrière sa candidature aient repris goût à un discours et à un militantisme radicalement anticapitalistes et marxisant qui avait perdu toute légitimité au cours des dernières « trente piteuses ». Ce qui explique aussi la multiplication des interventions appelant le peuple à se mobiliser dès la fin des élections législatives de juin prochain pour forcer « la gauche » à réaliser ses promesses. Ce qui pourrait à terme changer le rapport de force « en faveur de la rue ». Voir à ce sujet la crainte ouvertement manifestée en fin d'interview par Nicolas Doisy, « Chief economist » de Chevreux, entreprise de conseil aux banques et fonds de pension français et anglo-saxons : < http://www.la-bas.org >.
9 Voir Jean-Paul Brighelli, La fabrique du crétin : La mort programmée de l'école, Jean-Claude Gausewitch, Collection « coup de gueule », 2005, 221 p.

10 Même si par ailleurs sa manipulation explicite et implicite de sous-entendus racistes peut choquer. Mais va-t-elle vraiment plus loin sur ce terrain que les notables de l'UMP tel le président sortant ou son ministre de l'intérieur, ou le nouveau ministre de l'intérieur « socialiste », Manuel Valls ?11 A la différence de la reprise du contrôle de l'économie nationale suite à des mouvements populaires de masse en Islande < http://www.youtube.com/watch?v=9rGNF-C6Xek > et en Argentine < http://www.ptb.be/nieuws/artikel/apres-le-petrole-en-argentine-la-bolivie-nationalise-le-reseau-electrique-national.html >, ce dont les « grands » médias de masse ne parlent pas. Pas plus d'ailleurs que de l'actuelle grande grève des étudiants et des élèves au Québec en faveur du maintien de l'éducation gratuite, et qui dure depuis plusieurs mois et a rassemblé plus de 200 000 manifestants pour une « province » comptant à peine 7 millions d'habitants < http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=y5jtouWzbJ4 >

12 [1]   < tempsreel.nouvelobs.com/presidentielle-demandez-le-programme/20120413.OBS6162/que-reprochent-melenchon-le-pen-et-dupont-aignan-a-la-bce.html >




Bucarest le 17 mai 2012


















A propos des élections parlementaires françaises...

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Notes rapides sur les élections françaises... L'illégitimité versus la légalité.

Une assemblée introuvable, un président qui rit un peu bêtement (est-ce une habitude?), une majorité absolue, le Parti socialiste contrôle désormais l'Assemblée nationale, le Sénat, l'Elysée, une majorité de grandes villes, de régions et de départements. Une situation inédite dans l'histoire récente de la France. Mais une chambre certes légale sans discussion aucune, mais une majorité profondément illégitime. En effet, grâce au suffrage majoritaire à deux tours et à la sale cuisine d'alliance, le PS avec 40,82% des votant à la majorité absolue (330 députés) et l'UMP, avec 37,86, n'en obtient que 220.. Mieux encore, les écologistes avec 3,61% ont 17 députés, le Front national avec 3,69% a 2 députés, et le Front de gauche, avec 1,09%, en lui 11. Après les élites peuvent se rengorger sur la démocratie... mais ce n'est pas là l'essentiel... Le problème est qu'il y a 43,71% d'abstentions (le record absolu de la 5e république) auxquelles il convient d'ajouter les 3,8% de bulletins blancs ou nuls, ce qui fait 47,15% de non votants.. Donc environ un Français sur deux n'ont pas pris part au vote, déniant ainsi les choix qui leur étaient offert et toute légitimité à l'assemblée nationale... Et donc si l'on s'en tient au inscrits, le PS représente 22,08% du corps électoral... pas de quoi pavoiser... et les photographies des jeunes militants PS hurlant dans les rues avec une rose à la main, ne sont rien qu'une une bande de pauvres types, abrutis de propagande et lobotomisés par les médias. Cependant, les élites du PS devraient faire très attention à la réponse sociale à cette illégitimité électorale... il y aura à coup sûr des lendemains qui vont déchanter, dès que l'on sait que les pouvoir du Président et de la chambre sont sous le contrôle des marchés, c'est-à-dire de l'oligarchie financière mondiale... Mais le Président le sait qui les a rassuré, affirmant plusieurs fois qu'il s'entend bien avec la finance.. Ce sera à coup sûr nous les citoyens de base qui paieront la note de cette entente cordiale...

La gloire des nations, à propos des monumenst aux morts...

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La gloire des Nations, les tombeaux des peuples, l’amnésie des hommes

Des deux grandes guerres mondiales de ce court XXe siècle, selon l’expression bien venue d’Hobsbawm, je n’ai eu, comme tous ceux de ma génération, que des expériences indirectes. Ce déchaînement de techniques mises au service de la mort industrielle, je l’ai perçu en premier lieu au travers de récits familiaux : d’une part dans ceux de mon grand père paternel avec la débâcle de l’armée impériale russe sur le front de Galicie après l’échec de l’offensive du général Broussilov en 1916, des dizaines et des dizaines de milliers de morts ; puis virent les errances sanguinaires de la guerre civile ; et d’autre part, dans ceux de l’un de mes grand-oncles maternels, des mois et des mois dans les tranchées sur le front français, la description des hôpitaux de campagne, la boue, et après une grave blessure, le retour au front dans une armée de l’air encore balbutiante, jusqu’à la campagne de Weygand en Pologne en 1919-1920 contre la cavalerie rouge de Toukachevsky et Boudieny. Bien évidemment, j’ai lu quelques bonnes dizaines de livres d’histoire, quelques excellents romans ou récits-témoignages parmi lesquels ceux d’Ernst Jünger sont les plus exceptionnels[1] ; j’ai lu encore nombre de textes, lettres ou récits personnels rédigés en vers par de simples paysans roumains de Transylvanie mobilisés dans la Honved hongroises et jetés sur le front de l’Est[2] ; enfin, j’ai vu les quelques films de qualité consacrés à cette guerre (A l’Ouest rien de nouveau, Les croix de bois, Les sentiers de la gloire), ainsi que les quelques montages saisissant fait à partir de divers reportages d’actualités filmées.
Deux choses demeurent répétitives en ma mémoire. Que ce soient les récits rapportant les expériences de mes proches, avec leurs exemples nombreux de courage, de lâcheté, de peur (bien compréhensible), d’espoir ou de désespoir, de mélancolie et, ne le cachons point d’enthousiasme vus et vécus par ces modestes acteurs du premier conflit planétaire, ou que ce soient les récits agencés selon les critères propres à la structure des narrativités de cette catégorie du discours moderne sur le passé que l’on nomme « histoire », ce qui me frappe toujours c’est l’acceptation, somme toute surprenante, des hommes face à leur propre folie meurtrière, y compris de la part d’hommes de haute culture, et, si je m’en tiens au référents franco-allemands, parmi les enthousiastes de la guerre on rencontrait des esprits aussi distingués que Durkheim, Ernest Denis, Debussy, Verhaeren, Freud, Schnitzler, Wittgenstein, Strauss ou Thomas Mann lesquels entonnèrent des hymnes patriotards, parfois ridiculement grandiloquents rendus au courage, au sacrifice et à l’abnégation réels offerts à la Patrie par le peuple ![3]En découdre  avec l’ennemi quand la guerre est devenue une guerre totale, une guerre industrielle, où pour reprendre les termes d’Ernst Jünger, le soldat devient militaire et le civil se réduit à n’être plus que le rouage producteur des instruments de la machine de guerre, dans un tel contexte, il n’y a de fin qu’avec l’extermination totale de l’adversaire, Delenda Carthago est ! Les élites politiques et militaires insouciantes n’avaient pas prévu de tels carnages lorsqu’elles lancèrent cette guerre[4] ; quant au peuple, au bon peuple, il l’accepta non peut-être comme normalité, ni même d’un cœur joyeux, mais à tout le moins comme fatalité nécessaire. On ne signale aucune désertion massive au cours de la guerre à l’Ouest, tant du côté allemand que des côtés français, italien ou anglais. Le déchaînement de fer et de feu finit par leur sembler un état plus ou moins « normal » ! Certes avec des ratées, des révoltes ici ou là, mais rien, sauf en Russie prérévolutionnaire, qui mis en danger la cohésion de ces armées de conscription.
Il convient de souligner que cet engagement total à la fois des masses et des élites donnait raison à l’intuition hégélienne de sa philosophie de l’histoire (laquelle se nourrissait de la révolution française, de l’épopée napoléonienne et de la guerre de libération de la Prusse en 1813), qui regardait la mort pour la Patrie comme le sacrifice suprême offert pour l’accomplissement de l’Esprit du monde, comme le don de ce que l’homme a de plus cher dans sa vie, précisément sa vie même, pour quelque chose, en ce temps de nouveau et d’éminemment moderne, l’États-Nation en tant qu’entité concrète-abstraite, transcendante-immanente accomplissant l’Esprit du monde. Il s’agissait bien d’une innovation, d’une notion et d’un concept de Nation conceptuellement et subjectivement renouvelée. Dorénavant il n’était plus question de l’antique communauté linguistique ou/et religieuse (la Natio médiévale comme elle était représenté à l’Université de Paris, de Strasbourg ou de Bologne au Moyen-Âge), mais de la Nation-État et de l’État comme entité emblématisant le Peuple-Nation rassemblé en une union fusionnelle qui subsume et dépasse les clivages régionaux, ethniques et sociaux, unissant toutes les classes sociales en un seul corps politique, économique et spirituel.
La Première Guerre mondiale, si elle répond en partie à la définition objective qu’en donna Lénine, une guerre déchaînée entre divers impérialismes concurrents, se montra simultanément dans le champ idéologique comme une guerre agrée dans le cadre de la technique moderne, comme la manifestation acceptée d’une violence extrême décuplée et qui, au cœur de l’apothéose et de l’apocalypse, affirmait pour les uns, réaffirmait pour les autres, l’unité et l’unicité irréductible des États-Nations (c’est pour cette raison idéologique et philosophique que l’Autriche-Hongrie finit par se dissoudre) : en bref, la guerre totale comme moyen d’assumer et de proclamer la légitimité historique, sociale et économique de la nouvelle forme politique du techno-capital propre à cette époque historique : l’État-Nation…
Nous en connaissons tous les coûts humains colossaux (mais quel changement d’époque n’engendre-t-il pas des pertes humaines énormes ?). Cette mutation propre à nos temps modernes nous en connaissons aussi les coûts économiques négatifs pour les uns (l’Europe), positifs pour d’autres (les États-Unis), nous en connaissons encore la réorganisation géopolitiques, ainsi que leurs causes et leurs effets idéologiques à courts et moyens termes, et, par-delà, les mines à retardement porteuses de nouveaux conflits. En effet, la paix boiteuse négociée à Versailles, Trianon et Saint Germain était grosse de nouveaux affrontements, les hommes d’État ayant oublié cette sentence de Salluste : Concordia parvae res crescunt, discordia maxumae dilabuntur (La concorde fortifie les petits États, la discorde détruit les plus grands).
Mais qu’en fut-il des hommes qui survécurent aux « Stahlgewittern », de ces dizaines de milliers de blessés, d’amputés, de défigurés, de ces centaines de milliers de veuves et d’orphelins. Comment faire accepter aux hommes les effets mortifères de leur enthousiasme guerrier dès lors qu’à l’excitation vécue comme une sorte de délivrance lors des premiers départs (à Berlin, Nach Paris, andare a Gorizia, trecem Capartii) et des premiers combats se substitua bien vite, pour ceux qui survécurent aux premières hécatombes tragiques, la perception d’un gâchis de plus en plus énorme.[5] Comment ces hommes et ces femmes survivants pouvaient-ils réintégrer le décours d’une vie « normale », apaisée, après tant mois vécus dans la boue, le sang, les souffrances, les deuils et les larmes. Que devaient-ils leur dire les hommes d’État, les gouvernements qui les avaient mobilisés et entraînés, avec leur consentement, dans ce cataclysme ? Il fallut bien trouver un moyen de louer leur longanimité, leur abnégation têtue pour beaucoup, leur courage encore. Dans un monde où les régimes politiques de type démocratique, république ou monarchie (France, Allemagne, Italie) ou lentement en voie de le devenir (Roumanie, Autriche-Hongrie), exigeaient une conscription nationale et populaire de citoyens ou de sujets-citoyens, le soldat n’étaient plus l’anonyme, le mercenaire, souvent pillards et voleurs, guerroyant pour la gloire du Prince. En France, depuis 1792, le soldat était devenu le soldat-citoyen (« La Patrie en danger » : « aux armes citoyens, levez vos bataillons… »), le citoyen-soldat dont le chef de guerre, en même temps qu’il était le chef politique, n’était autre à Iéna que « l’Histoire passant à cheval » sous les fenêtres du plus grands des philosophes idéalistes allemands. Ce modèle se généralisa au cours du XIXe siècle, et ainsi, plus les régimes politiques européens réclamèrent des sacrifices de la part de leurs citoyens ou de leurs citoyens-sujets pour assurer la pérennité de la puissance de l’État-nation, plus l’homme du rang gagnait en dignité politique (d’où l’exigence du suffrage universel et dans certains pays de la réforme agraire). Il fallut donc d’une manière ou d’une autre l’honorer cet homme du rang offrant sa vie à la Patrie. Aux vivants on distribua des médailles, aux blessés, aux veuves et aux orphelins des pensions et des prébendes sur des monopoles d’État, (buraliste par exemple en France)… mais comment rendre hommage aux morts et aux milliers de disparus. Alors, pour la première fois dans l’histoire de l’Europe, surtout en France, en Allemagne, en Italie, et dans une moindre mesure en Roumanie et en Hongrie, les autorités firent construire des monuments aux morts dans les villes et les bourgs.[6] Aussi, pour la première fois dans l’histoire européenne était-ce le simple soldat, le feldgrau, ostasul, katona qui était nommément mentionné au panthéon de l’histoire glorieuse de la Patrie avec son nom propre gravé dans la pierre, dans l’ordre alphabétique et non plus selon la hiérarchie des grades telle qu’elle fonctionnait dans la pratique militaire réelle du commandement. Avant, et même sous la révolution française ou l’Empire napoléonien, seuls les Rois, les Princes, puis les maréchaux et les généraux commandants les armées se voyaient représentés avec une statue offerte à la gloire de leurs victoires ou dans un cartouche gravé sur l’un des piliers de l’Arc de triomphe. Les soldats de l’an II, de la campagne d’Italie, de l’Empire, comme les Prussiens de la campagne de 1813 étaient rappelés parfois par quelques rares monuments en nom collectif : aux héros tombés ici ou là pour la Nation, l’Empire, la renaissance de la Prusse, etc… Après 1914-1918, les États et surtout la France et l’Italie érigent dans chaque ville, chaque quartier, chaque bourgs (i borghi), chaque village des monuments plus ou moins éloquents où est héroïsé le simple soldat mourant dans les bras d’une femme symbolisant la France, la Germanie, l’Italie avec les noms des héros du lieu rassemblés en une seule et même liste funèbre, nouveau régiment, bataillon, compagnie des morts réunis dans l’épreuve ultime ; et ce, quels que soient leur métier, leur classe sociale, leurs origines, tous héros sacrificiels reconnus égaux vis à vis de la dette que l’État-nation se devait d’honorer. Là se trouvait inscrite dans la pierre l’unité transcendante de la Nation.[7]
Mieux encore ce sera le traitement du soldat inconnu, sans nom ni grade, enterré au centre de la place l’Etoile rendant hommage aux plus grandes gloires militaires de la Révolution et de l’Empire, et auprès duquel seront légitimés lors de prises d’armes, tous les actes solennels symbolisant le destin unitaire du pays, sa grandeur vis à vis de lui-même ou de l’étranger. C’était là, dans la pratique d’une reconnaissance officielle et nationale, donner une fois encore raison à Hegel pour qui la guerre manifestait la plus grande épreuve de la vie des peuples en ce que l’individu (entité propre à la sphère économique, celle de la propriété privée) pouvait s’y dépasser et ainsi retrouver l’unité du Tout incarné par le peuple-Nation : Tout qui a aussi pour nom celui de Patrie.
Certes œuvrant ainsi les pays et les peuples européens mettaient en avant une sorte de culte voué à la violence extrême produit par la guerre totale, mais simultanément ils consolidaient la légitimité de cette nouvelle forme politico-économique, caractéristique de la seconde modernité, l’État-nation. Car il ne suffisait plus d’imposer (ou pour certains d’inventer de toute pièce) une langue littéraire commune, et avec cette langue une littérature, d’élaborer un théâtre, de construire les récits fondateurs, une histoire présentée comme mémoire collective ( ?), une philosophie argumentant dans son jargon logico-métaphysique une essence nationale irréductible, et des sciences sociales venant « confirmer cette vérité » dans des domaines plus empiriques, derechef il fallait qu’avec des rites mortuaires nationaux ces morts-là, ces morts que l’on connus vivants peu de temps auparavant s’intègrent nominalement dans la grande saga de gloire et d’héroïsme où se forge l’histoire de la Nation… Les textes n’y suffisaient pas, les textes maintiennent le lecteur dans une relation individuelle à l’événement. Il fallait que des actes collectifs se déploient sous l’égide de l’État à qui le sacrifice de la vie avait été offert. Certes, il y avait d’immenses cimetières là où les plus sanglantes batailles eurent lieu, première manifestation de l’égalité dans la mort avec l’alignement sans fin des croix blanches identiques (Verdun ou Redipuglia dans la province de Gorizia), des cénotaphes, mais, afin d’unir le particulier, le terroir, et le général, l’État-Nation, les municipalités, les départements les arrondissements des grandes villes firent élever des monuments, enserrant ainsi le territoire national dans un fin maillage afin que chaque commune rendît hommage à ses hommes morts pour la Patrie… Dans mon village des Cévennes le texte inscrit sur le monument appartient au modèle général : « Sainte Croix Vallée française à ses enfants morts pour la Patrie », le particulier, les enfants du village ont donné leur vie au général, la Patrie… Comment ne pas voir dans ces érections de colonnes, de simples statues ou de groupes, parfois sur des bas- ou haut-reliefs, la grande communion des morts et des vivants réunissant en une seule communauté organique et pour l’« éternité » tous les enfants de la Patrie, permettant ainsi, par la matérialisation immédiate du sacrifice et de la mort, à la mémoire glorieuse et collective de fonctionner comme oublie des souffrances insignes. Après le sang mêlé de boue et d’excréments, après les têtes et les membres broyés, les abdomens éventrés, les hommes étaient reçus dans le sein d’une Patrie-femme comme une résurrection… et tous les vivants pouvaient dire : « Dulce et decorum est pro patria mori » (il est doux et beau de mourir pour sa partie) pour d’ajouter, comme une sorte de revanche post factum, « Pareant amici, dum inimici una intercidant » (Que meure l’ami, pourvu que succombe l’ennemi).
Or nous le savons, l’homme du commun, les humbles ou les moins humbles, toi lecteur et moi, nous ne pouvons accepter l’éphémère et le précaire, nous avons un besoin inné de sécurité, d’assurance, aussi par le biais du monument l’union entre le général et le particulier nous inscrivait-elle dans quelque chose d’« éternel » que l’allemand dit avec bien plus de force métaphysique que le français « mon village ou ma ville », c’est le Heimat, et que l’italien formulerait ainsi, il mio paese.
Exode rural massif après la Seconde Guerre mondial, industrialisation généralisée et pharaonique, on le constatera aisément, nos temps ont changé radicalement. Il semble bien que les trente glorieuses et la crise économique en Occident, l’hyper développement industriel de la période communiste et les vingt ans de postcommunisme sous forme de thérapie de choc et de transition à l’Est aient fait éclater l’unité partiellement chimérique du peuple, mais unité néanmoins. Sous les coups de boutoir du seul individualisme économique, au profit du seul hédonisme consumériste, ou de son fantasme, et peut-être plus souvent encore de son cauchemar, les temps nomades sont notre sort commun… quant aux morts, comme le dit le poète, « les morts les pauvres morts ont de grandes douleurs »…[8]
Claude Karnoouh
Paris, septembre 2012…




[1]In Stahlgewittern , 1920.
Der Kampf als inneres Erlebnis, 1922.
Sturm 1923.
Feuer und Blut. Ein kleiner Ausschnitt aus einer grossen Schlacht, 1925.
[2]Certains textes on été publié par Constantin Bràiloiu, in Poeziile soldatului Tomuț din razboiul 1914-1918, Bucuresti, 1944. J’ai moi-même dans mes archives de recherche un texte de 2500 vers, une sorte d’Odyssée, rédigés par Alexa Paul de Breb (Maramures).
[3]Parmi les pacifistes notables il faudrait citer les Français Jean Jaurès (assassiné à la veille de la déclaration de guerre), Romain Rolland, les Allemands Rosa Luxemburg, Fritz Küster, Hugo Ball, Ernst Bloch, Frantz Werfel, les Autrichiens Stefan Zweig et surtout Karl Kraus dont la pièce de théâtre monumentale est l’une des plus violentes charges contre les acteurs de la guerre, les industriels, les politiciens et les officiers supérieurs : Die letzten Tage der Menschheit, 1918, dont l’enthousiasme suscité lors des lectures publiques données en 1917 a été rapporté par Elias Canetti in, Karl Kraus – Schule des Widerstands, Macht und Überleben, 1972.
[4]Le Kaiser Willem II sur le champ de bataille de Verdun dit, en constatant le carnage : "Das habe ich nicht gewollt" (Jen'aipasvoulucela) ». Il n’avait pas voulu cela, mais cela se fit !
[5]Pendant les premiers mois du conflit sur le front franco-allemand, sur quatre millions d’hommes mobilisés en 1914, les Français perdirent tués, blessés et disparus, un million d’hommes, soit le quart des premiers effectifs…
[6]En Roumanie comme dans la nouvelle Yougoslavie de 1920, on ne pouvait construire partout des monuments aux morts pour la nation étant donné que partie non négligeable des citoyens avaient combattus dans deux camps opposés et qu’en outre, dans certaines régions, de puissantes minorités nationales ne se reconnaissaient pas dans les nouveaux États-nations constitués après 1920. En Yougoslavie, Slovènes, Serbes de Voïvodine et Croates avec les Austro-Hongrois ; en Roumanie, par exemple, Saxons, Souabes, et Roumains de Transylvanie dans l’armée Austro-Hongroise, quant aux soldats saxons ou souabes morts au combat dans l’armée impériale autrichienne leurs noms ont été inscrits sur des plaques de marbres scellées sur les murs de leurs églises respectives, luthériennes ou catholiques.
[7]En France, déjà en l’espace de cinq ans, entre 1919 et 1924, diverses municipalités, divers départements, aidés ou non de souscriptions populaires érigèrent 35.000 monuments aux morts.
[8]Charles Baudelaire, « La servante au grand cœur », in Les Fleurs du mal

A propos de Sub Pàmânt (Under ground)

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A propos de Sub Pàmânt (Under ground)
Bucarestn, stradà Dianei, 4 - dimanche 7 octobre 2012

  Parmi la jeunesse non-conformiste bucarestoise et roumaine en général, il est fort rare de voir et d’entendre des propos lucides, sérieux et néanmoins humoristiques sur le présent état social du pays. Beaucoup de jeunes artistes emploient plus l’essentiel de leur temps à parodier, à paraphraser du déjà-vu-montré-pensé en Occident qu’à rechercher des formes singulières d’expression qui seraient en accord avec la réalité socio-économique de ce pays en voie de tiersmondisation accélérée, c’est-à-dire en voie de lumpénisation généralisée et d’une marginalisation radicale des plus démunis, une véritable société de SDF ou de quasi troglodytes incapables de payer l’entretient minimal d’un petit appartement, vivant au jour le jour d’expédients divers, y compris comme je le vois journellement dans ma rue du centre de Bucarest, de la mendicité la plus digne afin de payer gaz et électricité.
  Je sais que certains me diront que l’art n’a que faire de l’économie ni de la politique. A ceux-là je répondrai que l’art (le sujet et le destinataire de l’œuvre et non la forme), depuis que l’art est art, c’est-à-dire depuis qu’il est une activité spécifique, a affaire tant avec la politique qu’avec l’économie politique. Et si nous parlons du théâtre, puisque c’est d’une pièce de théâtre dont il s’agit ici, il faut convenir que depuis que le théâtre est sorti du rite (qui dans ses formes tient certes de la théâtralité, mais dans son esprit d’un tout autre enjeu spirituel ou métaphysique), celui-ci se tient dans un rapport plus ou moins direct avec le politique, chez les Grecs on eût dit avec la justice et l’éthique : qu’est-ce l’Antigone de Sophocle sinon une méditation sur la politique et l’éthique ? Ces représentations, dussent-elles se mêler à la fin du XIXe siècle d’intériorisation psychologique, elles n’en demeurèrent pas moins liées au politique, à la justice, à l’éthique sociale et individuelle ? Et tout au long d’une chaîne d’auteurs   parmi lesquels nous rappellerons certains des plus exceptionnels, lesquels se nomment Shakespeare et Corneille, Molière et Schiller, Beaumarchais et von Kleist, Victor Hugo, Musset et Caragiale, Tchéhov, Georg Büchner,Kraus et Brecht, le politique est toujours au centre de la thématique tragique, dramatique ou comique.
  Par ailleurs depuis le XIXe siècle il existe tant en Europe occidentale qu’aux États-Unis un théâtre social populaire (sans parler de la farce populaire médiévale), au départ mélodrames quelque peu sirupeux, œuvre d’auteurs mineurs mais qui savaient faire place aux soucis quotidien du petit peuple. Puis, vers la fin du siècle, sous l’influence de l’inspiration socialiste, puis marxiste ce théâtre se transforma de théâtre populaire en véritable théâtre prolétarien dont les deux représentants majeurs furent Erwin Piscator issu du dadaïsme et Brecht venu d’une tradition plus romantique. Eux deux promurent une nouvelle version de la catharsis que le second nomma « distanciation » (distanzierung). Certes, il y a chez Brecht un énorme travaille de création poético-littéraire qui est caractéristique de tous les grands auteurs où le sublime côtoie sans cesse le kitsch sans jamais franchir la ligne infra-mince qui les sépare. Cependant, et il n’empêche, certes à leur niveau, beaucoup plus modeste, mais sans manquer de l’enthousiasme généreux nécessaire pour mener à bien ce genre d’entreprise, les auteurs de Sub Pàmânt, se tiennent dans le droit fil de ce théâtre prolétarien.
  Dans un décors réduit au minimum, une ardoise suspendue avec le nom de l’informateur et son métier, deux types d’habits – l’uniforme bleu des ouvriers, et les jeans et blousons de la vie « civiles » —, accompagnés par moments d’un refrain à l’accordéon et de rythmes obtenus en tapant sur une caisse de bois et une cloche, avec pour colorer l’ensemble, de temps à autre, une guirlande de Noël clignotante accrochée à une barre transversale, quatre acteurs nous racontent huit vies qui se sont déroulées et qui encore se déplient dans la Vallée du Jiu dont les mines de charbon depuis le milieu des années 1990 sont condamnées à disparaître sous l’ordre du FMI et de l’Union européenne. En un lieu où voici 22 ans travaillaient 45.000 mineurs, où, qui plus est, prospérait une infrastructure de commerces, d’institutions d’État, de recherche, de sécurité du travail, de production, de produits dérivés, qui venait compléter le monde ouvrier pour en faire un des haut-lieux de l’industrie des charbonnages de Roumanie, il ne reste plus aujourd’hui que cinq mille mineurs qui sont condamnés à disparaître en 2018. Destin d’une mort annoncée du bassin minier, d’un assassinat social et économique programmé d’une région (comme la sidérurgie d’Huneduara), avec comme conséquence, la fin de l’autonomie du pays quant à sa production de charbon et d’acier… exit la Roumanie industrielle, bonjour une nouvelle colonie de l’Occident. Donc huit vies qui se racontent sur scène, huit vies différentes et identique à la fois qui décrivent une époque qui part de l’avant guerre pour les plus âgés qui virent y travailler à l’aurore du second conflit mondial et atteint la fin des années ’80 du siècle dernier, voir les années 2000 pour celui-là, dernier venu, gardien d’une mine en semi-activité qui passe l’essentiel de son temps à négocier les sacs de charbon « volés » par les plus pauvres, une femme sans emploi, par exemple, dont le mari est au chômage et dont le seul souhait dans la vie est de travailler, oui travailler : « trouvez-moi un emploi clame-t-elle ! »… Et puis il y a celle du mineur de fond, vie pleine de violence, violence des conditions de travail, du danger fort peu différent de celui qu’affrontaient des esclaves médiévaux. Il a le retraité qui entretient toute une famille, car les plus jeunes sont sans travail. Et puis, il y a les enfants qui espèrent des temps meilleurs, des temps où ils accompliront leurs rêves de travail, voire d’autorité, mais en attendant, beaucoup sont séparés de leurs parents, élevés par des grands-parents ou des tantes et des oncles trop âgés pour entreprendre le voyage vers le nouvel esclavage rural ou urbain qui les attend à l’Ouest, en Espagne, en Italie, en France en Grande-Bretagne ?
  Ces hommes et ces femmes ont raconté leur vie, leurs regrets, leurs espoirs, leurs joies et leurs tristesses à cette équipe composée d’un jeune metteur en scène, d’un non moins jeune vidéaste, d’une directrice de production, de jeunes acteurs. Tous les sujets se sont vus sur scène, et bien sûr ont pu entendre leurs propres paroles énoncées publiquement. Aussi ont-ils pu constater que c’était bien là leur vie qui étaient offerte aux spectateurs de la Vallée du Jiu, mais qu’au-delà de leur vie rassemblées en un seul discours, c’était de fait une tranche de l’héroïque histoire ouvrière de ce pays qui y était ébauchée. Et même si le nombre des spectateurs fut modeste, car aucun théâtre local, en particulier celui de Petrosani, ne leur fut proposé par les autorités locales afin d’offrir à un large public ce spectacle, cette parole qui s’éleva dans la Vallée n’était pas celle d’un simulacre de compassion, mais l’offertoire d’un Requiem à la gloire de ce lieu et du travail titanesque qui s’y réalisa afin que personne n’oublie, afin que les plus jeunes générations sachent que des hommes, leurs grands-pères, leurs pères, leurs oncles y sacrifièrent leur vie pour la puissance industrielle du pays, tandis que des femmes et des mères angoissées, redoutant les explosions du grisou, attendaient chaque jour que leurs hommes remontassent à la surface… Grandeur, gloire et misère des gueules noires, selon l’expression française.
  Mais ici, à Bucarest où j’ai vu ce spectacle avec une cinquantaine de personnes au plus, en majorité de jeunes étudiants et étudiantes, tous entassés dans la salle modeste d’un bar de la rue Dianei 4, que ressort-il hic et nunc de cette représentation ? Nul doute, la plupart de ces jeunes adultes, jeunes apprentis intellectuels, appartiennent pour l’essentiel à des couches privilégiées de la population. Comment ont-ils vécu cette mise à distance et en abîme narratif de la vie de prolétaires et d’un lumpen réels. D’après les questions il semblerait que non seulement les jeunes acteurs en aient tiré une expérience de vie unique, mais que ces jeunes spectateurs en soient sortis assez bouleversés, comme s’ils avaient découvert une violente et vibrante réalité humaine, si proche d’eux et que pourtant ils ne voyaient pas, aveuglés qu’ils sont par les clichés que leur livre la presse dominante roumaine, une presse de droite, soumise au pouvoir de l’argent et donc à l’alliance des businessmen pour l’essentiel mafieux avec une classe politique particulièrement servile à l’égard des grandes banques et des institutions économiques internationales. La lecture quotidienne des journaux nous entretient de scandales successifs au gré des règlements de compte politiques, et non d’une politique anti-corruption déterminée en fonction d’une éthique sociale et économique cherchant la mise en place d’une véritable déontologie sociale où serait visé le bon gouvernement selon la vieille formule de la philosophie politique du droit naturel. Il semblerait donc que la narration de ces tranches de vie ait déclenché, même modérément, la prise de conscience de ce que j’ai défini comme un assassinat[1] social et économique. Je me rappelle une jeune fille qui expliqua l’émotion intense qu’elle avait ressentie pendant le spectacle, comme si le voile des illusions masquant la réalité (une version beaucoup moins idéaliste de la caverne de Platon) s’était soudain déchiré devant elle avec les paroles d’une expérience existentielle de misère, de peur et d’humiliation, faisant fonction d’aléthéia quand l’homme est plongé dans le sommeil dogmatique des idées toutes faites. De ce point de vue, les auteurs comme les acteurs n’ont pas raté leur but : faire prendre conscience, comme le disait Brecht, du malheur des hommes pour tenter ensuite d’y remédier.
  De fait et pour conclure, dans un pays où la classe intellectuelle la plus en vue a su profiter cyniquement des prébendes que les forces économiques lui jetaient en pâture afin qu’elle vante et soutienne la mise à l’encan des richesses du pays, afin qu’elle proclame les bienfaits de la privatisation généralisée, celle de toute l’industrie, celle de la santé publique, de l’enseignement et de la protection sociale, cette classe donc qui par ailleurs se repaît de gros salaires versés par le budget de l’État, manifeste une arrogance obscène à l’égard de ce monde de miséreux, victimes désignées des thérapies de choc imposées par les maîtres de l’économie mondiale. Or c’est là que ce travail à la fois d’enquête, de reconstruction littéraire de simples vies de labeur et de représentations publiques engendre un effet cathartique qui redonne leur dignité humaine à ces hommes dont la « seule faute » avait été de naître au cœur de la misère rurale et de n’avoir eu comme horizon de salut que de descendre vers le centre de la terre pour, comme les damnés, arracher à son ventre l’énergie capable de faire fonctionner la machinerie industrielle de la puissance moderne. J’avoue avoir aussi été ému.
Claude Karnoouh
Bucarest le 9 octobre 2012
                                                                                                      





[1] Je dis bien assassinat au sens juridique et non meurtre, c’est-à-dire le crime avec préméditation.

Gloria națiunilor, mormintele popoarelor și uitarea oamenilor

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Gloria națiunilor, mormintele popoarelor și uitarea  oamenilor

Despre cele două războaie mondiale din acest scurt secol XX (cum bine a spus-o Hobsbawm), nu am știință, ca de altfel toți contemporanii mei, decât prin experiențe indirecte. Am început să întrezăresc ce-a însemnat această dezlănțuire a tehnicii puse în slujba morții la scară industrială mai întâi din cele povestite în familie: pe de o parte, din relatările bunicului meu patern privind măcelul produs de armata imperială rusă pe frontul din Galiția, după eșecul ofensivei generalului Brusilov, din 1916: zeci de mii de morți, cifră sporită apoi pe fondul războiului civil. De cealaltă parte, dinspre mamă, un unchi care petrecuse luni întregi în tranșee pe frontul francez povestea despre spitalele de campanie, despre noroiul ce îneca totul și, după o rană gravă, despre reîntoarcerea pe front în cadrul unei divizii aeriene întocmite în pripă, până la campania din Weygnad, în Polonia, între 1919-1920, împotriva cavaleriei roșii a lui Tuhacevski și Boudienny.
Am citit apoi zeci de cărți de istorie, romane foarte bune sau mărturii despre front – cele ale lui Ernst Jünger sunt, de pildă, excepționale[1]– și mi-au trecut prin mână o serie de texte, scrisori sau povestiri în versuri redactate de țărani români transilvăneni mobilizați în armata ungară (Honved) și trimiși pe frontul de Est[2]. Am văzut și câteva filme artistice bine realizate despre acest război (Nimic nou pe frontul de Vest, Crucile de lemn, Cărările gloriei), după cum și câteva montaje tulburătoare făcute după reportaje de actualitate filmate chiar în epocă.
După toate acestea, două lucruri îmi stăruie însă în memorie. Fie că e vorba de povestiri din cele trăite de apropiați ai mei, de nenumăratele dovezi de curaj, de lașitate și de frică (absolut inerente), de speranță sau de deznădejde, de melancolie și, de ce să n-o spunem, chiar de înflăcărare la care au asistat sau pe care le-au oferit acești mărunți actori ai celui dintâi conflict planetar, fie că e vorba de relatări conforme structurii narative a acelei specii de discurs modern asupra trecutului numit „istorie”, ceea ce mă izbește și astăzi e faptul – cu totul surprinzător – că oamenii au consimțit, la această nebunie ucigașă, inclusiv inși de înaltă cultură. Dacă e să mă refer doar la spațiul franco-german, printre belicoșii ardenți se numărau spirite fine precum Durkheim, Ernest Denis, Debussy, Verhaeren, Schnitzler, Wittgenstein, Strauss sau Thomas Mann – oameni gata să îngâne imnuri patriotarde, de o grandilocvență ridicolă uneori, închinate curajului, spiritului de sacrificiu și abnegației datorate Patriei de către cetățenii ei![3]
A te raporta la inamic în condițiile unui război total, un război industrial – cum zicea Ernst Jüunger –, înseamnă a face din soldat un angajat al statului (membru al armatei regulate) și din civil un simplu producător al mașinii de război. Iar în asemenea condiții, războiul nu se termină decât după exterminarea completă a adversarului: Delenda Carthago est ! Elitelor politice și militare, nepăsătoare, nici prin gând nu le trecuse însă ce dezastru aveau să declanșeze odată cu acest război[4]; cât despre popor, cumintele popor, el a acceptat războiul, poate nu ca lucru firesc și poate nu din toată inima, dar, în orice caz, ca pe o fatalitate necesară. Nu s-au înregistrat, astfel, dezertări masive în teatrul vestic de război, nici dinspre nemți, nici dinspre francezi, italieni sau englezi și tot acest potop de foc și fier a sfârșit prin a le părea oamenilor o stare de fapt mai mult sau mai puțin „firească”! Au fost, desigur, revolte, ici-acolo, dar, cu excepția Rusiei pre-revoluționare, nimic n-a zădărnicit mersul înainte al acestor armate de conscripție. Trebuie subliniat că acest angajament total al maselor și deopotrivă al elitelor confirma intuiția din filosofia hegeliană a istoriei (izvorâtă din Revoluția Franceză, din epopeea napoleoniană și din războiul de eliberare a Prusiei, din 1813), care vedea în moartea pentru patrie sacrificiul suprem întru împlinirea Spiritului universal, darul cel mai de preț al omului în vremuri noi, eminamente moderne, pe altarul statelor-națiuni – entitate concret-abstractă, transcendent-imanentă ce împlinește Spiritul universal. E vorba, firește, de o inovație, de un concept reînnoit și subiectiv al Națiunii, care lăsa în urmă vechea comunitate lingvistică și/ sau religioasă (acea Natio medievală discutată la universitățile din Paris, din Strasburg sau din Bologna, în Evul Mediu), aducând în locul ei națiunea-stat și statul ca entitate emblematică a poporului-națiune, reprezentând o unitate ce-și subsumează și depășește clivajele regionale, etnice, sociale și strânge toate clasele sociale într-un singur corp politic, economic și spiritual.
Primul Război Mondial, dacă răspunde în parte definiției obiective date de Lenin, anume un război al imperialismelor concurente, s-a dovedit în același timp și un război al tehnicii moderne, ca manifestare acceptată a violenței extreme, care, între apoteoză și apocalipsă, afirma pentru unii, reafirmând pentru alții, unitatea și unicitatea ireductibilă a statelor-națiuni (aceasta a fost, de fapt, rațiunea ideologică și filosofică a dizolvării Imperiului Austro-Ungar). Una peste alta, vorbim de războiul total ca mijloc de asumare și proclamare a legitimității istorice, sociale și economice a statului-națiune – noua formă politică a tehno-capitalului cerută de epocă.
Sunt cunoscute pierderile umane colosale pricinuite de război (dar ce schimbare de paradigmă nu generează pierderi umane masive?). Această mutație specifică vremurilor noastre moderne a însemnat însă și o sumă de costuri economice negative pentru unii (Europa) și pozitive pentru alții (Statele-Unite), după cum a însemnat și o reorganizare geopolitică, câteva cauze și efecte ideologice pe termen scurt și mediu, războiul fiind, dincolo de toate acestea, o mină cu explozie întârziată, generatoare de noi conflicte. Căci ce altceva a fost îndoielnica pace negociată la Versailles, Trianon și Saint Germain decât scena unor noi înfruntări, oamenii de stat uitând pesemne vestita sentență a lui Salustius: Concordia parvae res crescunt, discordia maximae dilabuntur („Concordia întărește statele mici, discordia le distruge pe cele mari”)?
Ce s-a întâmplat, pe de altă parte, cu supraviețuitorii acestor „Stahlgewittern”, cu miile de răniți, de infirmi, de desfigurați, cu sutele de mii de văduve și de orfani? Cum să-i faci pe oameni să accepte efectele mortifere ale euforiei lor belicoase când surescitării primelor plecări pe front (la Berlin, Nach Paris, Andare a Gorizia, Treceți, batalioane române, Carpații), trăite ca un soi de eliberare, le va lua locul – vai de cei ce supraviețuiseră primelor lupte! – sentimentul unui dezastru din ce în ce mai copleșitor[5]? Cum au putut acești bărbați și aceste femei care au trecut prin război să se mai întoarcă la o viață „normală”, liniștită, după atâtea luni trăite în zloată, în sânge, în suferință, doliu și lacrimi? Și ce să le spună acestor oameni politicienii și guvernele care-i aruncaseră în luptă, angajându-i, cu consimțământul lor, în cataclismul planetar? Trebuia găsit mijlocul prin care să li se stoarcă în continuare disponibilitatea, abnegația, curajul.
Într-o lume în care regimurile politice de tip democratic – republicane sau monarhice (Franța, Germania, Italia) sau pe cale să devină așa ceva (România, Austro-Ungaria) – impuneau conscripția națională și populară a cetățenilor sau a supușilor-cetățeni, soldatul nu mai era un anonim, mercenarul care lupta pentru gloria Prințului și a propriului buzunar. În Franța, după 1792, soldatul devenise soldat-cetățean („Patria e-n primejdie”: „la arme, cetățeni, sculați batalioane…”), cetățeanul-soldat al cărui conducător în luptă și, în același timp, conducător politic nu era altul decât „Istoria trecând călare” pe sub ferestrele celor mai mari filosofi idealiști germani, la Jena. Modelul s-a răspândit în cursul secolului al XIX-lea și astfel, cu cât regimurile politice europene cereau mai mult sacrificiu din partea cetățenilor lor sau a cetățenilor-supuși pentru asigurarea perenității și puterii statului-națiune, cu atât ostașul simplu câștiga în demnitate politică (de unde și nevoia sufragiului universal și, în unele țări, a reformei agrare).
Trebuia deci, într-un fel sau altul, să fie onorat acest om simplu care-și dă viața pentru Patrie. Supraviețuitorilor li s-au distribuit medalii, răniților, văduvelor și orfanilor pensii și indemnizații pentru monopolurile de stat (al tutunului, de exemplu, în Franța)… dar cum să răsplătești morții și miile de dispăruți? Atunci, pentru prima oară în istoria Europei, mai cu seamă în Franța, Germania, Italia și, într-o mică măsură, în România și în Ungaria, autoritățile au ridicat, în orașe și târguri, monumente închinate căzuților pe front[6]. Pentru prima dată în istoria europeană, soldatul de rând, feldgrau, ostașul, katona, intra în panteonul istoriei glorioase a Patriei, numele lui era gravat în piatră, în ordine alfabetică, și nu după ierarhia gradelor militare. Înainte, și chiar în timpul Revoluției Franceze sau a imperiului napoleonian, doar regii, principii și apoi mareșalii și generalii de armată erau răsplătiți cu o statuie ce le preamărea victoriile sau cu un cartuș gravat pe pilaștrii Arcului de triumf. Soldații anului II (după calendarul republican, instituit după Revoluția din 1789, n. trad.), soldații din campania în Italia, soldații Imperiului, ca și prusacii din campania din 1813 erau amintiți ici-colo prin câteva monumente colective: Eroilor căzuți, aici sau dincoace, pentru Națiune, Imperiu, Renașterea Prusiei etc. După 1914-1918, statele, dar mai ales Franța și Italia, au ridicat în fiecare oraș, cartier, târg (i borghi) și sat monumente mai mult sau mai puțin elocvente care eroizează soldatul simplu murind în brațele unei femei simbolizând Franța, Germania sau Italia, numele eroilor locali fiind adunate pe o singură listă funerară, ca un nou regiment, batalion, companie a morților aduși laolaltă în bătălia ultimă. Oricare le-ar fi fost meseria, clasa socială sau originea (muncitori, țărani de rând, țărani de neam sau aristocrați), toți căzuții pe front și-au îndeplinit egal datoria față de statul-națiune. Astfel se reflecta, înscrisă în piatră, unitatea transcendentă a Națiunii[7].
Cu și mai multă deferență va fi tratat soldatul necunoscut, fără nume și fără grad, îngropat în centrul pieței Place de lʼEtoile – omagiul adus celor mai mari glorii militare ale Revoluției și ale Imperiului, locul unde vor fi legitimate toate actele solemne simbolizând destinul unitar al Franței și măreția ei în raport cu propriul trecut și cu alte state. Această recunoaștere oficială și națională a soldatului simplu îi dă încă o dată dreptate lui Hegel, pentru care războiul era cea mai mare încercare din viața popoarelor prin aceea că indivizii (ca entitate a sferei economice – ca proprietate privată) se puteau autodepăși spre a se regăsi în unitatea Totului întrupat în  poporul-națiune, al cărui nume este Patria.
Acest mod de a acționa al statelor și al popoarelor europene a promovat un fel de cult al violenței extreme produse de războiul total, dar în același timp a consolidat legitimitatea acestei noi forme politico-economice, statul-națiune, specifice celei de-a doua modernități. Căci nu mai era de-ajuns impunerea (în unele cazuri, chiar inventarea) unei limbi literare comune și, odată cu limba, a unei literaturi, a unui teatru, a unor narațiuni fondatoare, a unei istorii prezentate ca memorie colectivă (?), a unei filosofii pledând într-un jargon logico-metafizic pentru o esență națională ireductibilă, a unor științe sociale care să „confirme acest adevăr” în domenii mai empirice; de acum încolo trebuia ca, prin ceremonii funerare naționale, acești morți să fie integrați nominal în saga gloriei și a eroismului prin care se făurește istoria Națiunii. Iar textele nu erau de-ajuns, căci textele îl mențin pe cititor într-o relație individuală cu evenimentul. Era nevoie de acte colective desfășurate sub egida statului în numele căruia se făcuseră toate acele sacrificii. Sigur, în teatrele celor mai sângeroase bătălii existau cimitire imense, unde – ca primă manifestare a egalității în fața morții – crucile albe, identice se înșiră ordonat până la orizont (Verdun sau Redipuglia, în provincia Gorizia), existau cenotafuri; însă, pentru a pune laolaltă particularul – teritoriul local –, și generalul, adică statul-națiune, municipalitățile, departamentele și arondismentele marilor orașe au înălțat monumente, împărțind teritoriul național într-o rețea cât mai fină pentru ca fiecare comună să poată aduce un omagiu celor căzuți pentru Patrie.
În satul meu din Cévennes, textul înscris pe monumentul soldaților aparține modelului general: « Sainte Croix Vallée française à ses enfants morts pour la Patrie » (Sainte Croix Vallée franceză, copiilor săi morți pentru Patrie”) – particularul, copiii satului, și-a dat viața pentru general, Patria… Cum să nu vezi în coloanele înălțate, în statuile simple ori de grup, în basoreliefuri sau în haut-relief-uri, marea comuniune a morților și a viilor reunind într-o singură structură organică și pentru „eternitate” pe toți copiii Patriei și, prin materializarea imediată a sacrificiului și a morții, dând drept memoriei glorioase și colective să șteargă suferințele mărunte?
După sângele amestecat cu noroi și excremente, după țeste și membre zdrobite, după atâtea burți despicate, oamenii erau, iată, primiți la sânul unei Patrii-femeie, ca o înviere, și toți cei în viață puteau murmura:  Dulce et decorum est pro patria mori” („Dulce și frumos este să mori pentru țară”), pentru a adăuga deîndată, ca un fel de răzbunare post factum:Pereant amici dum inimici una intercidant” („Ca dușmanul să piară, piară, la nevoie, și prietenul”).
Or, după cum se știe, omul comun, mai mult sau mai puțin umil, tu, cititorule, sau eu, nu poate accepta efemerul și precarul; avem o nevoie înnăscută de siguranță: prin mijlocirea unui monument, uniunea generalului cu particularul ne înscrie, deci, în acel „etern” pe care germana o exprimă cu mai multă forță metafizică decât francezele „mon village” sau „ma ville” („orașul meu”, „satul meu”): e vorba de Heimat, care în italiană ar suna așa: il mio paese.
Exodul rural masiv de după Al Doilea Război Mondial, industrializarea generalizată și faraonică au marcat – se vede cu ochiul liber – vremurile noastre în chip radical. Se pare că cei treizeci de ani glorioși[8]și criza economică, în Occident, pe de o parte, apoi hiper-dezvoltarea industrială din perioada comunistă și cei douăzeci de ani de postcomunism ambalați în terapii de șoc și tranziție, în Est, pe de altă parte, au erodat unitatea poporului-națiune, în bună parte himerică, dar totuși o unitate. Sub biciul individualismului economic, favorizând doar hedonismul consumerist – fantasmă sau coșmar? – vremuri nomade ne semnează soarta. Cât despre morți, cum spune poetul „Cei răposați, sărmanii, de chin în veci nu scapă”[9]

Claude Karnoouh
Paris, septembrie 2012
Traducere din franceză de Teodora Dumitru





[1]In Stahlgewittern („Furtuna de oțel”) , 1920.
Der Kampf als inneres Erlebnis („Lupta ca experiență interioară”), 1922.
Sturm („Asaltul”) 1923.
Feuer und Blut. Ein kleiner Ausschnitt aus einer grossen Schlacht („Foc și sânge. Un mic fragment dintr-un mare război”), 1925.

[2]Unele au fost publicate de Constantin Brăiloiu în Poeziile soldatului Tomuț din războiul 1914-1918, București, 1944. Un astfel de text se găsește și în arhivele mele de cercetare – un fel de Odisee, în 2 500 de versuri, redactată de Alexa Paul din Breb (Maramureș).
[3] Dintre pacifiști, trebuie pomeniți francezii Jean Jaurès (asasinat în preziua declarației de război) și Romain Rolland, germanii Rosa Luxemburg, Fritz Küster, Hugo Ball, Ernst Bloch și Franz Werfel, austriecii Stefan Zweig și bineînțeles Karl Krauss, a cărui monumentală piesă de teatru e una dintre cele mai violente șarje împotriva artizanilor războiului, a industriașilor, politicienilor și ofițerilor superiori: e vorba de Die letzten Tage der Menschheit („Ultimele zile ale umanității”), 1918. Despre entuziasmul suscitat de acest text în urma lecturilor publice din 1917 depune mărturie Elias Canetti în Karl Krauss – Schule des Widerstands, Macht und Überleben („Karl Krauss – Școala resistenței, a puterii și a supraviețuirii”), 1972.

[4] Kaiserul Wilhelm al II-lea, după măcelul de la Verdun, a zis: „Das habe ich nicht gewollt” („Nu asta am vrut”). N-a vrut, și totuși s-a întâmplat.
[5]În primele luni de război, pe frontul franco-german, din patru milioane de oameni mobilizați în 1914, francezii au pierdut – morți, răniți și dispăruți – un milion de soldați, adică un sfert din efectivele cu care intraseră în luptă…
[6]În România, ca și în noua Iugoslavie de la 1920, monumente închinate morților pentru patrie nu se puteau construi oriunde, dat fiind că o parte însemnată a cetățenilor luptaseră în tabere adverse și, dincolo de asta, în unele regiuni existau puternice minorități naționale care nu se recunoșteau în noile state-națiuni de după 1920. În Iugoslavia, slovenii, sârbii din Voivodina și croații luptaseră alături de austro-ungari; în România, sașii, șvabii și românii transilvăneni luptaseră și ei în armata austro-ungară; cât despre soldații sași sau șvabi morți în luptă de partea armatei imperiale austriece, numele lor au fost înscrise pe plăci de marmură aplicate pe zidurile bisericilor lor, luterane sau catolice.
[7]În Franța, în interval de cinci ani, între 1919 și 1924, municipalitățile și departamentele, cu sau fără ajutorul subscripțiilor populare, au ridicat în cinstea eroilor cca 35 000 de monumente.
[8]les trentes glorieuses” – sintagmă desemnând perioada cuprinsă între 1945 și 1975, de masivă dezvoltare economică în Franța, Italia și ceva mai târziu în Germania (n. trad.).
[9] Charles Baudelaire, « La servante au grand cœur», în traducerea lui Perpessicius (Charles Baudelaire, Les Fleurs de mal/ Florile răului, ediție de Geo Dumitrescu, București, Editura pentru Literatură Universală, 1968, p. 319).

Le réalisme socialiste ou la victoire de la bourgeoisie Un essai d’interprétation du communisme russe

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Chapitre deuxième de mon livre Postcommunisme fin de siècle... L'Harmattan, Paris 2000

Le réalisme socialiste ou la victoire de la bourgeoisie
Un essai d’interprétation du communisme russe*


« La nouvelle peinture révolutionnaire, elle, se réduit à des métaphores impuissantes à devenir symboles. »
Joseph Roth[1]
« L’art, pour le philistin, est la parure du labeur quotidien. Il court après les ornements comme le chien après les saucisses. »
Karl Kraus[2]


Je commencerai par une anecdote. En 1987, à l'occasion d'une vaste rétrospective de la peinture hongroise (1919-1987) tenue à Miskólcz, grande ville industrielle située au nord-est de la Hongrie, une équipe de sociologues enquêtait sur les goûts esthétiques du public. Entre autres curiosités « exotiques », cette exposition offrait aux visiteurs des œuvres que l'on ne voyait plus depuis la fin des années 1960, les peintures réalisées à l’époque du « réalisme socialiste » triomphant qui, en Hongrie, couvre une courte période, de 1948 à 1956, et correspond à l'apogée de ce « style » en U.R.S.S. A leur grande surprise, les sociologues constatèrent que la majorité des visiteurs apportaient leurs suffrages aux œuvres créées sous l’égide du réalisme socialiste[3]. Ainsi, le peuple, pour une fois questionné et sommé de sortir de son anonymat silencieux au nom de la science, manifestait des goûts opposés à ceux des dissidents ou des semi-dissidents de l'époque, nombreux chez les sociologues. Car, en dépit de rappels à l’ordre,[4] le « communisme goulasch » de l'ère Kádár des années 1970-1980 laissait la voie libre à toutes les expériences formelles du postmoderne. Aussi, les milieux de l'opposition n'en firent-ils point publicité, eux qui se partageaient entre une gauche pour laquelle la mise au pas des avant-gardes avait signé la fin de l'innocence démocratique des premiers moments de la Révolution d'Octobre, et une droite néo-conservatrice nourrissant sa nostalgie d'un monde déserté par Dieu avec les souvenirs de l'art religieux ou néoclassique antérieur aux bouleversements esthétiques du début de ce siècle. De fait, ce contraste ne soulève aucune surprise, il signale que les mêmes interprétations opposées qui divisent la soviétologie depuis les années 1930 n’ont pas épargné le domaine des arts  : le grand malheur commence avec la « Révolution trahie » (titre emprunté à Trotski) ; non, leur rétorquent les conservateurs, la grande catastrophe est consubstantielle à la Révolution elle-même, ainsi que ne cesse de le proclamer Soljenitsyne. Jusqu’à l’implosion de l’U.R.S.S, la plupart les exégèses dominantes ne sortiront jamais de ce dilemme… L’ouverture des archives soviétiques (aujourd’hui russes) offrirent enfin l’occasion de réponses plus nuancées.[5]
Aussi modestes et limités soient-ils, les résultats de cette enquête méritent qu'on s'y arrête, parce que la conclusion laisse sans commentaire le goût avéré du peuple pour le réalisme socialiste ; il se reconnaît dans cet art que l'on a regardé comme l’un des phénomènes propres au système totalitaire à son apogée : la prescription par le Parti, moins d’une esthétique figurative dogmatique, que d’une origine et d’un destinataire unique, le prolétariat. Faut-il en conclure que le peuple a tort ? Faudra-t-il, une fois encore, changer le peuple ? Cette fois, non plus au nom « des lendemains qui chantent », mais afin de le préparer à célébrer la gloire de la démocratie libérale !
Cependant, au moment que j’écris le mot peuple, j'hésite. De quel peuple s'agit-il ? Serait-ce le peuple populaire, en ses voies et manières diverses et « sauvages » qui étonna les savants, ou les « classes dangereuses » qui effrayèrent les bourgeois ? Ce peuple du populaire fut mis au pas par la technique et objectivé dans la logicité de catégories de la connaissance qui ont pour nom folklore, ethnographie, ethnologie, anthropologie, sociologie, psychologie sociale, démographie, lesquelles lui attribuèrent son topos d'objet dans le monde créé par les possibilités objectales infinies. Ce peuple du populaire perdit ainsi les incarnations multiples de son ipséité dans le vaste mouvement unificateur des comparaisons et des calculs « scientifiques ». Ce peuple-là n'est assurément point celui qui reconnaît une parenté de regards dans les images du réalisme socialiste. Ce peuple-là du populaire n'est plus, et s’il n'est plus, c’est précisément parce qu'il partage avec le réalisme socialiste les mêmes significations. Le peuple qui répond à la sommation du réalisme socialiste est une masse, le sujet/objet de la culture de masse : le peuple acculturé à sa propre massification. J'y reviendrai. Poursuivons l'anecdote.
Nous étions donc en 1987… Deux ans plus tard, en 1989, le pouvoir communiste implose et le peuple-masse succombe aux mirages des images des fausses révolutions que les pouvoirs, Est et Ouest de connivence, lui offrent tel un plat prédigéré : ici de « velours », là dissimulant un coup d'État militaro-policier, ailleurs sous les traits d’une révolte de palais. Tout d’un coup, toutes ces œuvres passent « aux poubelles de l’histoire », le peuple n'aura plus le droit de les voir — comme après le XXème congrès du P.C.U.S., lorsque le pouvoir communiste remisa dans les caves des musées les tableaux-icônes du culte de la personnalité. Toutefois, peut-on à présent parler de censure ? Je ne le pense guère, il s’agit plutôt d'oubli et de refoulement de la part des élites qui, peu ou prou, quelques années auparavant, participaient encore au culte de l'iconographie triomphante du Parti-État et à l'exposition des vertus affichées d'un peuple réuni indistinctement en une masse sous le nom de prolétariat — nom générique invoqué qui, de fait, recouvrait l’amalgame de toutes les classes moyennes engendrées par les régimes communistes.[6]
Selon les apôtres du nouveau libéralisme, 1989 devait ramener la démocratie dans l'exercice des arts, retour que les dissidents auraient déjà préparé. Or, qu'avaient-ils préparé ? Bien peu, sinon le remâchage d'un déjà accompli par les avant-gardes des années 1920 ; remâchage qu'ils regardaient — à total contresens — comme l’arme d’un combat démocratique contre les dogmes officiels qui, depuis belle lurette, avaient pris du plomb dans l'aile : attitude rétroactive d’une lutte vaine, et habitée de ressentiments contre un pouvoir épuisé. En revanche, les œuvres créées par les artistes du soc-art[7], celles d'un Bulatov ou du couple Komar et Mélanide, par exemple, assumant pleinement l'héritage des formes et des thèmes propres au réalisme socialiste, reconstruisaient des jeux de signifiants où la formation et les représentations des figures emblématiques du peuple soviétique étaient acheminées, sans oubli, vers l’épuisement grotesque et ridicule[8] (ou mélancolique[9]) de leurs significations. Ces artistes accomplissaient ou réalisaient le travail authentique de l'œuvre d'art, celui qui nous ouvre à un monde, en l'espèce à celui d’un système politique et social agonisant, moribond, prêt à ingurgiter les solutions les plus vulgaires du postmoderne. Ce sont les artistes du soc-art et non les dissidents errants dans la nostalgie stérile d’un avant-gardisme dès longtemps pacifié en Occident qui ont su accomplir le geste créateur, c’est-à-dire signaler, avertir, annoncer, l'extinction du système dès avant que les conditions politiques et économiques ne le condamnent irrémédiablement. Une fois encore, la voix prémonitoire et prophétique de l'authentique artiste présageait le futur en s'arc-boutant sur le non-oubli du passé dévoilé. Au sens littéral, les dissidents faisaient œuvre réactionnaire en assignant à la formation de l'U.R.S.S. et des pays communistes le sens d'une histoire figée, d'un non-accomplissement (selon l’expression stupide « le frigidaire de l'histoire »). Victimes d’une illusion, celle de la prétendue démocratie des avant-gardes, ils se croyaient originaux quand ils se conformaient à la vulgate propagandiste du camp opposé pour, au bout du compte, apparaître comme les hérauts du conformisme de l’opinion dominante.
Du simple, voire simpliste point de vue de la socio-démographie, l’assignation de non-accomplissement relève de la plus évidente mauvaise foi : après 1917 en Russie, après 1945 dans l'ensemble des pays d'Europe de l'Est, jamais le destin de la modernité n'y avait travaillé aussi violemment. 1917 : l'histoire — ou l'advenue de l’un des possibles de l'historial du moderne — s'incarne à l'Est et devient une forge infernale dont les bolcheviques furent les premiers maîtres. En 1926, l'U.R.S.S. était peuplée de 137 millions de paysans et de 27 millions d'urbains, soit environ 18% de l'ensemble de la population[10], approximativement un rapport de 1 à 5 dont Joseph Roth avait saisi l’originalité qui donne valeur inestimable à ses reportages :
« On sait que dans aucun pays au monde la différence entre ville et campagne n'a été aussi grande que dans la Russie tsariste. Le paysan y était plus éloigné de la ville que des étoiles. »[11]
En 1939, il y a déjà 33% de la population dans les villes, soit une augmentation de 113% en 13 ans[12] ; en 1959, 48% (dont 58% de Russes), en 1979 62% (dont 74% de Russes), en 1989, 66% (dont 78% de Russes). En cinquante ans le rapport s'est inversé. En France, il avait fallu presque 150 ans pour arriver au même résultat ! On m'objectera, et l'art, où est l'art ? Vous appelez au secours la sociologie, la démographie, l'histoire sociale et politique. Prenons patience, le moment viendra, quoiqu’il ne s’agisse point de disserter ici sur l'histoire de l'art, d'autres s’y exercent bien mieux que je ne saurais le faire.
Et l'art, et le réalisme socialiste dans lequel le peuple-masse se mirait encore il n’y a guère ? Comment raccorder ces pauvres chiffres à un horizon de sens historial, eux qui ne disent rien de plus que ce qu'ils prétendent mesurer ? Ils n’offrent que les variations d'occupation d'un espace différencié selon la dichotomie ville/campagne, aussi vieille ou presque que l'émergence des grandes civilisations qui ont arraché l'homme aux aléas de la chasse et de la cueillette pour de nouvelles contraintes, celles de l'agriculture et de son administration centralisée, comptable tatillon des surfaces, des poids et mesures, des échanges et des impôts, plus tard organisatrice des recensements et d’un peuple réduit au concept de population[13].
Le peuple-masse s'est donc reconnu dans le réalisme socialiste. Peut-on s'arrêter à ce constat, surprenant pour les uns, plutôt banal pour les autres ? Doit-on simplement en prendre acte ? Quelles étaient donc les qualités proclamées de ce style ? Et, faut-il parler d'un style à son propos  ?

lutte de classes ou lutte de styles ?

Les livres qui traitent du réalisme socialiste abondent. Cependant, rares sont les auteurs qui dépassent la description d'une mise en images de l'idéologie utopique d'un Parti-État visant à la création de « l’homme nouveau ». Dans le cadre tracé par cette grille interprétative, le réalisme socialiste n’eût représenté que le moyen de liquider un art « démocratique », celui des avant-gardes des années 1920.
Seul l'ouvrage de Boris Groys fait contraste, parce qu’il provoque et suggère une autre lecture et des débats sérieux.[14] Sa thèse se résume ainsi : entre les avant-gardes des années 1920 et le réalisme socialiste qui domine à partir des années 1930, il n'y a pas de différence d’intentionnalité politique, sociale et culturelle, seulement des conflits entre des esthétiques. En deux décennies, on assiste à l'inexorable mainmise du Parti et de ses dogmes (souvent chronologiquement contradictoires) sur la société et, par voie de conséquence, à la mise au pas des artistes. Mais peut-on pour autant parler d'une défaite de la démocratie ? Non, répond Groys, on assiste à la poursuite d'une même téléologie, dont l'une des versions, soutenue d'abord par une fraction du Parti, sera ensuite imposée comme dogme unique. En d'autres mots, ne faudrait-il pas décrire et interpréter une défaite, celle de la gauche révolutionnaire au profit d'une sorte de « centre révolutionnaire » plus soucieux de promotion sociale dans une société en gestation (la société soviétique) que de révolution permanente ? Mutation que l’on saisit déjà dans les chroniques de voyages de Joseph Roth ou dans le Journal de Moscou de Walter Benjamin. Rédigées au milieu des années 1920, ces deux chroniques discernent les prémisses sociales et politiques du stalinisme avant même l’inexorable ascension de Staline. C'est pourquoi le moment est venu de rappeler fermement que le tyran d'une démocratie de masse, fût-elle nommée « populaire » par ses élites, n'est jamais le chef d'une petite clique de satrapes imposant par la violence son pouvoir au bon peuple, mais essentiellement le produit du peuple-masse (ou de fractions importantes de ce peuple) qui l'accepte, s'offrant à « la servitude volontaire » afin de gagner quelque chose, ou nourrissant l’espoir de l'acquérir un jour prochain. Dès lors, s’il y eut trahison, il faut convenir que ce n’est pas celle des chefs (lesquels sont toujours ce qu’ils sont, avides de pouvoir), mais celle du peuple qui s’est lui-même trahi.
« […] mais avant tout il (le gouvernement) cherche à l'intérieur à suspendre le communisme militant, il s'efforce d'instituer pour un temps une paix de classe, de dépolitiser la vie civique dans la mesure du possible. […] ce qui veut dire que ce qui est révolutionnaire leur parvient (aux komsomols) non pas en tant qu'expérience, mais en tant que mot d'ordre. On tente d'arrêter la dynamique du processus révolutionnaire dans la vie de l'État — on est, qu'on le veuille ou non, entrés dans la restauration*, mais en dépit de cela, on veut stocker de l'énergie révolutionnaire dans la jeunesse, comme du courant électrique dans une batterie. »[15]
Ce texte fut écrit le 30 décembre 1926, quand le réalisme socialiste n'était ni la norme officielle ni même une expression énoncée comme telle, quoique les débats sur les styles picturaux les mieux adaptés au nouveau cours des choses aient agité les milieux artistiques depuis 1918. A cette remarque de Benjamin, tenté à l'époque d’adhérer au Parti communiste allemand, répondent les notes de Roth à l'inclination monarchiste, ou plutôt K.u.K. Lors d'une conférence donnée à Francfort au mois de janvier 1927, Roth expose à ses auditeurs que la révolution bolchevique « n'a pas su venir à bout de la bourgeoisie » et que, quoique « la plus cruelle de toutes, elle a créé la sienne propre. »[16]
« C'est en vain, ajoute-t-il, que, sans nuire à la construction de l'État, il essaie (le gouvernement bolchevique) de sauver la réputation révolutionnaire du pays. A la terreur rouge, extatique, sanglante de la révolution violente a succédé une terreur morne, silencieuse, noire — la terreur bureaucratique. […] alors on est en droit de s'étonner de la place qu'a prise, dans la Russie d'aujourd'hui, la bourgeoisie bureaucratique. C'est elle qui règle la vie publique, la politique intérieure, la politique culturelle, la presse, l'art, la littérature et une grande partie de la science.
[…] La révolution russe n'est pas, comme le pensent ses représentants, une révolution prolétarienne. C'est une révolution bourgeoise. La Russie est un pays féodal. Elle commence seulement à s'urbaniser, à se doter d'une culture urbaine, à s'embourgeoiser. »[17]
On rapprochera ces phrases de Roth d'un reportage précédent intitulé, « La ville se rend au village »:
« Elle (la ville) l'industrialise. Elle lui apporte la culture, la propagande, la civilisation, la Révolution. Elle (la ville) abaisse son propre niveau (ce qui est sensible dans tous les domaines de l'esprit), afin de se faire mieux comprendre […] La révolution doit, en quelque sorte, répandre la culture capitaliste au nom du socialisme*. En dix ans, il lui faut porter les masses rurales au niveau où des siècles de capitalisme les ont portées en Occident.
[…] Le villageois, en homme simple, confond momentanément civilisation et communisme. Momentanément, le paysan russe croit que l'électricité et la démocratie, la radio, l'hygiène, l'alphabet et le tracteur, la justice ordinaire, le journal et le cinéma sont des créations de la Révolution. Or la civilisation contribue à détacher le paysan de la glèbe. »[18]
Jamais ces témoignages des années 1920 ne sont cités ni utilisés par les spécialistes de l'histoire culturelle de l'U.R.S.S. Or, venus d’observateurs aux regards singulièrement aiguisés parce qu'ils tentent de comprendre le pays sans promouvoir une contre-propagande ; parce qu’ils ne se limitent pas — essentiellement Roth — à l'horizon de petits cercles intellectuels et artistiques, ces textes décrivent non pas une trahison, mais la constitution de la base sociale qui fournit au Parti-État sa légitimité. En 1977, l’historien Moshe Lewin proposera une lecture semblable en montrant, sur la base des archives de Smolensk, comment, entre les années 1920 et les années 1930 la base sociale du Parti se transforme, malgré la répression dont des groupes très minoritaires d’ouvriers furent la cible.[19]
C'est grâce à de telles approches et non à la reconstruction théorique d'une démocratie révolutionnaire imaginaire et trahie, qu’il devient possible d’aborder l'enjeu du réalisme socialiste. Cela conduit à l’envisager comme l’une des réponses du Parti-État à l'acculturation des campagnes par les nouvelles modalités de la culture urbaine. Cette hypothèse suggère qu’une fois installés au pouvoir les premiers bolcheviques se sont trouvés confrontés à des conflits entre la modernité, qui fondait leur téléologie historique, et les traditions des populations rurales auxquelles ils avaient, dans un premier temps, offert, avec la terre, la dignité politique d’un sujet dominant son propre devenir. Au vu des chiffres de la démographie, la révolution russe, celle de 1917, peut être envisagée comme une révolution paysanne et chrétienne. « Il ne faut pas oublier, écrivait Pierre Pascal, que la révolution de 1917 a été de la part des soldats et des paysans qui l’ont faite, un mouvement d’indignation chrétienne contre l’État. »[20] Ce sont ces hommes qu’il fallut transformer en ouvriers, en fonctionnaires, en responsables syndicaux et politiques d’où sont sorties les nouvelles élites. Or, la plupart des interprétations de l'histoire de l'Union soviétique se tiennent, in abstracto, dans l'horizon référentiel des textes marxistes, revus ou non par Lénine et les chefs bolcheviques, et rares sont les spécialistes qui se soucient des effets sociaux engendrés par l'exercice du pouvoir réel et quotidien à l’échelle de la société concrète d’un empire multi-ethnique. Dans la longue introduction au livre étonnant d'un ethnologue soviétique de l’Entre-deux-guerres, Nikolaï Volkov, La secte russe des castrats,[21] l’historien Claudio Ingerflom souligne que si les chefs bolcheviques de la première heure étaient nourris d’une religiosité en partie présente chez Marx et les sociaux-démocrates russes tel Plekhanov, celle-ci s'inscrivait dans le destin messianique attribué au prolétariat comme classe rédemptrice et relevait de l'héritage des Lumières. En ce cas, l’idéalisme fondant une connaissance pure et le rôle émancipateur de la seule pédagogie sont remplacés par l’action des forces productives pour la conscientisation de l’aliénation engendrée par le travail salarié. Cependant, quelque chose vint en modifier radicalement le cours dès lors que le Parti accédait au pouvoir :
« Le délai fut court, conclut-il : une vingtaine d'années plus tard, les dirigeants du parti se retrouvent au pouvoir. Mais entre-temps, rien ou presque du premier noyau marxiste n'avait survécu à l'intérieur du parti* : pour affermir celui-ci et faire partager ses idées, pour s'assurer les relais sociaux, enfin pour assumer la gestion du pays après 1917, il fallut s'ouvrir à une base sociologiquement très vaste. L'ascension des éléments de cette base vers les leviers de commande, ainsi que leur position de sujets du discours autorisé et autorisant, fit le reste et le marxisme se retrouva pris dans le discours traditionnel autochtone. La religiosité qu'on observe dans le discours communiste russe n'est pas celle que les Lumières avaient léguée à Marx. »[22] Avec un matériau inexploité jusqu’à aujourd’hui, l’auteur confirme des analyses déjà livrées par Moshe Lewin.[23]
Toutefois, il convient de souligner que l’acuité du problème soulevé par l'acculturation des masses paysannes russes apparaît avant même la prise du pouvoir par les bolcheviques. Cette question engendre bien des doutes chez Lénine lorsqu’il adresse le 8 avril 1917 sa lettre d’adieu aux ouvriers suisses, quand il se prépare à quitter la Confédération helvétique pour la Russie :
« […] Mais l'idée de considérer le prolétariat russe comme un prolétariat révolutionnaire élu, parmi les ouvriers des autres pays nous est absolument étrangère.
[…] La Russie est un pays paysan, l'un des pays les plus arriérés de l'Europe. Le socialisme ne peut y vaincre directement, tout de suite. Mais le caractère paysan du pays peut faire de notre révolution le prologue de la révolution socialiste, un petit pasvers celle-ci.
[…] Le prolétariat russe ne peut pas achever victorieusement, avec ses seules forces, la révolution socialiste. »[24]
Ces remarques sur la situation socioculturelle de la Russie jointes au rappel de la définition programmatique de la culture prolétarienne avancée par Lénine en 1920 résonnent tout autrement que les prétentions radicales des avant-gardes :
« Le marxisme […] loin de rejeter les plus grandes conquêtes de l'époque bourgeoise, […] a — bien au contraire — assimilé et repensé tout ce qu'il y avait de précieux dans la pensée et la culture humaines plus de deux fois millénaires. Seul le travail effectué sur cette base et dans ce sens, animé par l'expérience de la dictature du prolétariat, […], peut être considéré comme le développement d'une culture vraiment socialiste. »[25] En bref, pour le pouvoir bolchevique la création socialiste n’est rien moins que l’héritage de toute la culture européenne soumise à l’éclairage critique du marxisme : ce n’est pas la forme qui prime, mais bien l’origine et le destinataire.
Cette analyse s’appuie sur la théorie du rattrapage développée au début du siècle par Lénine et Trotski à propos de l’industrie et des sciences. Néanmoins, il convient de remarquer la convergence de ces analyses avec celles consignées par des observateurs lucides, et ce, quelle que soit leur sympathie ou leur antipathie à l'égard du régime soviétique. Dans le contexte des arts, la révolution russe, sous la rhétorique de l’interprétation marxiste, dissimule une révolution aux aspirations bourgeoises modelées par les conditions spécifiques de l’organisation sociale et de la culture russes d’une part, et, de l’autre, par les violents bouleversements engendrés par la guerre civile.
L’état culturel des moujiks et le rattrapage nécessaire n'avaient pas échappé aux dirigeants qui, suivant leur programme pédagogique hérité des Lumières, et dussent-ils en renverser les priorités théoriques en y privilégiant le rôle historique attribué à un prolétariat idéal, souhaitaient offrir au peuple-masse en formation les bienfaits des legs de la haute culture européenne. Le but ultime n'en était pas moins d'acculturer ce peuple aux types de représentations qui avaient marqué la modernité européenne depuis la Renaissance. En 1920, le commissaire du peuple à l'instruction publique, Anatolii Lounatcharski, s’adressant au Comité central de l'union des travailleurs artistiques, confirme ce programme avec ses « thèses concernant les bases de la politique dans le domaine des arts ». Il y avance les recommandations suivantes :
« Nous reconnaissons le droit absolu du prolétariat de s'engager dans la réexamination attentive de tous les éléments du monde de l'art dont il a hérité, tout en réaffirmant ce truisme que le nouvel art prolétarien et socialiste peu être construit seulement sur les fondations de tous les acquis que nous a légué le passé. Simultanément, nous reconnaissons que la conservation et l'utilisation des valeurs artistiques authentiques que nous avons hérité des anciennes cultures représentent une tâche indispensable pour le gouvernement des Soviets. C'est pourquoi, il faut éliminer du legs de ce passé toutes les excroissances des dégénérations et des corruptions bourgeoises : la bassesse pornographique, la vulgarité des philistins, l'ennui intellectuel, les préjugés antirévolutionnaires et religieux. […] et si ces éléments douteux se présentent dans le cas de réalisations artistiques authentiques, il faut impérativement s'assurer que la nouvelle jeunesse, la masse du public prolétarien évalue de manière critique les divers facteurs spirituels qui nourrissent ces œuvres. En général, le prolétariat doit assimiler le legs de l'ancienne culture non pas comme un enfant, mais comme un critique puissant, conscient et pénétrant. » [26]
Certes, Lounatcharski s'était montré démocrate dans la mesure où il permettait à toutes les écoles modernistes de s'exprimer, et ce d'autant plus que les avant-gardes les plus radicales participaient activement aux activités culturelles révolutionnaires, par exemple, à la décoration des trains de propagande sillonnant le pays pendant la guerre civile. A ce moment, les avant-gardes entretenaient des rapports plutôt harmonieux avec le programme politique du premier gouvernement bolchevique, quoique déjà des dissensions s’élevassent. Ainsi, dans une lettre datée du 6 mai 1921 et adressée au Comité central, Lénine fustige Lounatcharski pour avoir autorisé l'impression d'un trop grand nombre d'exemplaires de l’œuvre de Maïakovski, Les 150.000.000 : « Quant à Lounatcharski, conclut-il, il mérite une correction pour son futurisme. »[27]  S'agissait-il là d'un malentendu ? Je pense qu'il n'en fut rien. Il faut plutôt entendre cette remarque comme l'un des premiers symptômes d'une incompréhension essentielle entre le dessein des artistes d'avant-garde et les gestionnaires de la révolution.
Projetons-nous un peu plus tard, et relisons les textes publiés en 1932 quand, pour la première fois, lors d’un discours du critique Gronski, apparaît l'expression « réalisme socialiste » comme dogme officiel du Parti-État :
« Si nous prenons, s’exclame-t-il, une approche simple, on peut dire que le réalisme socialiste c'est Rembrandt, Rubens et Répine mis au service de la classe ouvrière.* Vous savez sans doute que Marx préférait Rembrandt à Raphaël, que Lénine regardait Rembrandt, Rubens et Répine comme des artistes auprès desquels nos peintres doivent apprendre, des artistes qui seront leur point de départ. »[28]
En 1932, l’expression « au service de la classe ouvrière » fait problème. Pour en saisir l’enjeu social, il faut la détacher de la rhétorique marxiste-léniniste pour ensuite la recontextualiser dans la dynamique sociale de l'industrialisation et de la collectivisation qui travaillent comme une gigantesque pompe aspirante, simultanément déportant en masse au Goulag et fabriquant des masses de plus en plus nombreuses de nouveaux ouvriers et de nouvelles élites à peine sortis de leurs campagnes archaïques :
« Les échelons inférieurs de ces administrations en pleine croissance, dans les domaines économiques, politiques et autres, furent submergés par de nouvelles recrues issues des classes populaires, mal préparées à leurs nouveaux postes et en vérité, pour la plupart, peu instruites, sinon analphabètes. »[29]
Voilà qui nous permet de mieux nous orienter. Selon cette première version officielle, celle de Gronski, le réalisme socialiste se présente comme un retour aux sources, non seulement à certaines sources garanties de la peinture occidentale, mais encore à ce qui s'était imposé à la fin du XIXe siècle et au début du XXe comme le parfait modèle du naturalisme social russe en la personne de Répine (1844-1930). En 1932, qualifier les chantres du réalisme socialiste de staliniens relève soit de l'ignorance, soit de la bêtise, car leurs propos ne manifestent que leur fidélité aux vues de Lénine : un conservatisme critique de l'héritage de l'ancienne peinture « bourgeoise », mis au service d’un nouveau destinataire appelé prolétariat, mais, de fait, destinée à une nouvelle petite bourgeoisie bureaucratique non détachée de la tradition russe. Comment ces peintres, devenus les dirigeants des institutions, académies et écoles des Beaux-arts, de plus en plus soumises au contrôle du Parti-État, eussent-ils pu éprouver le sentiment d’une trahison ? Au contraire, leurs œuvres et les arguments qui en justifiaient les formes et les contenus s’inscrivaient dans la continuité théorique des rapports entre l’art et le marxisme tels qu’ils avaient été formulés, avant Lénine, à la fin du XIXe siècle par Plekhanov : le marxisme, affirmait-il, devait servir à créer un art « clair, réaliste, didactique ». A l’encontre d’une certaine vulgate anticommuniste, il faut convenir que le réalisme socialiste, armé de sa rhétorique, ne jaillit point ex nihilode la tête de Staline et de ses émules. Il s’inscrivait dans une double tradition,  celle d’une partie des élites artistiques héritières du réalisme naturaliste russe, et celle du marxisme-léninisme le plus fidèle à son père fondateur russe.

Lorsqu'en 1948 Jdanov impose l'autorité absolue du réalisme socialiste, il n'innove guère, il en durcit la formulation, n’apportant rien d'essentiellement nouveau :
« En peinture, vous le savez, il fut un temps où les influences bourgeoises étaient énormes et se réclamaient de l’aile la plus “gauchiste”, se baptisant des noms de futurisme, cubisme, modernisme ; elles renversèrent l'‘académisme gangrené’ et proclamèrent l’esprit novateur. Cet esprit novateur s'exprimait par un remue-ménage fou lorsque, par exemple, une jeune fille était représentée avec une tête reposant sur quarante jambes, avec un œil qui joue au billard et l’autre qui compte les points.
Comment tout cela s’est-il terminé ? Par la défaite totale de la ‘nouvelle tendance’. Le Parti a clairement affirmé la signification de l'héritage classique des Répine, Brioullov, Vereshtchagin, Vasnetzov et Sourikov[30]. Avons-nous bien fait de conserver les trésors de la peinture classique et d’en écraser les liquidateurs ?
La persistance de telles ‘écoles’ n'aurait-elle pas signifié la destruction de la peinture ? Défendant l’héritage classique en peinture, le Comité central a-t-il fait preuve de ‘conservatisme’ ? A-t-il subi l'influence du ‘traditionalisme’, de l'‘épigonisme’ ? Quelles blagues que tout cela !
[…] Nous autres bolcheviques nous ne rejetons pas l'héritage culturel. Bien au contraire, nous assimilons l'héritage culturel de tous les peuples, de toutes les époques pour en extraire tout ce qui peut inspirer aux travailleurs de la société soviétique de hauts faits dans la production, la science et la culture. »[31]
Il suffit de compléter les affirmations de Jdanov par celles d'Alexander Guerasimov, grand maître du réalisme socialiste, pour souligner combien, à cette époque, y est renforcée l’inclination nationale :
« […] il faut construire un pont entre le grand art progressiste russe de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle et notre art soviétique contemporain, par-delà le trou noir de l'influence de l'art décadent occidental où se sont engloutis tant de nos artistes talentueux mais instables. »[32] A ce moment, l’Union soviétique, version moderne de l’empire russe, sortait victorieuse de la Seconde Guerre mondiale (la « Grande guerre patriotique »), qui la hissait au rang de deuxième puissance mondiale, et croyait encore servir de modèle alternatif au monde.
Or, ni le texte de Jdanov ni celui de Guerasimov, au naturalisme social russe plus appuyé, n’apporte rien de nouveau, rien qui ne soit déjà présent dans le programme de Lénine. Désormais, le peuple-masse (appelé prolétariat) détiendra son iconographie exemplaire et héroïque qui, sur le mode de la mimésis, ex-pose l’idéal social énoncé par le Parti. Discours passablement amphibologiques et contradictoires, où s’entremêlent harmonieusement la fin de l’histoire, celle de la nécessité, l’affirmation de la puissance nationale au travers de son Parti-État et le pouvoir impérial de l’Union. Discours qui occulte les conditions de son accomplissement et dissimule la vérité de sa réalisation, à savoir que l'industrialisation et la domination de la technique n'ouvrent pas le monde à la fin de la nécessité, mais, bien au contraire, déploient les contraintes d’un contrôle toujours plus accusé, en renforcent les moyens par une mobilisation toujours plus intensifiée qui crée et recrée de nouveaux besoins, doublés du ressentiment de les voir bien peu comblés. N’est-ce pas, dans le contexte propre à l’histoire russe, l’émergence d'une sorte de société petite-bourgeoise dont l'horizon téléologique s'est embourbé dans les exigences programmatiques de la technique et les mesquineries d'une nouvelle élite bureaucratique défendant bec et ongles ses privilèges.[33]
Peut-on dès lors affirmer, comme le propose Elizabeth Valkenier, que le triomphe du dogme réaliste socialiste « est le résultat déterminant du facteur politique »?[34] Ne serait-il pas plus juste de voir dans le « facteur politique » l’effet d'une mutation sociale d'une rapidité inouïe de plus en plus difficile à maîtriser. Pourquoi les avant-gardes n'eussent-elles pas été en accord avec le volontarisme révolutionnaire ? Cette volonté, elles l’on fréquemment exprimée.[35]Or les critiques que Jdanov adresse aux avant-gardes, ressemblent, à s'y méprendre, aux critiques que les bourgeois et les publicistes bien-pensants assénaient jusque vers les années 1960 aux avant-gardes occidentales, avant qu’elles ne soient récupérées par le grand marché de la culture. Il y a là une convergence d'opinions qui n'a jamais été soulignée, parce qu’elle suppose des affinités inavouables tant pour les communistes que pour les anticommunistes. Tous deux associaient (souvent à juste titre) avant-garde et radicalisme de gauche, preuve supplémentaire de la nature bourgeoise de la révolution russe et de sa production d'idéologies petite-bourgeoises. L’on ne saurait trouver dans le nationalisme grand-russien un argument contradictoire, car il ne résiste pas à une comparaison avec l’Europe occidentale où, pendant l'Entre-deux-guerres, la petite bourgeoisie manifestait le plus intense nationalisme. On ne peut donc juger les avant-gardes à l'aune de leurs succès récents et de leur mercantilisation généralisée.[36] Au cours des années 1920 et 1930, nos musées n'achetaient pas d'œuvres d’avant-gardes. Ici, en Occident, le système politico-social ignorait les avant-gardes, ou les tolérait dans la marginalité, pourvu qu'elles n'empiétassent point sur la sphère politique.
En revanche, l'accusation de « gauchisme » portée par les tenants du réalisme naturaliste ou héroïque à l’encontre des avant-gardes des années 1920, révèle la vraie nature de l’idéologie offerte au peuple-masse, qui y reconnaît ses espoirs et ses rêves. C’est pourquoi il convient de réexaminer les affrontements qui, dès les premiers moments de la révolution, marquèrent les diverses écoles picturales russes, lorsque l'État révolutionnaire naissant se flattait de voir rallier à sa cause un grand nombre d'artistes d’avant-garde.

la dictature des avant-gardes

En Russie, l'événement qui a lieu en 1917 a pour nom révolution parce qu'en moins d'un an il fit disparaître l'autocratie tsariste et les fondements institutionnels d'une société encore féodale. Sur le devant de la scène, les révolutionnaires proclamaient une utopie, la fin de la nécessité et l’avènement d'un autre monde qui devait en finir, une fois pour toutes, avec les normes, les règles, les institutions, les conventions d'une bourgeoisie étouffant la liberté créatrice de l'homme (en Russie, c’est bien plutôt d’une bureaucratie d’État dont il faudrait parler). Confrontés aux contraintes de la gestion de cette même utopie techno-progressiste, les politiques devaient très rapidement modifier leurs actions. Les artistes d’avant-garde, quant à eux, avaient posé dès avant 1917 les bases d’une révolution totale, où les formes portaient les promesses d’un bouleversement général du monde, c’est-à-dire des relations de l’homme à la Nature, à l’art, à la science, à son travail productif, à ses semblables, à lui-même. A qui s’adressaient-ils ? Ne conversaient-ils pas qu'avec eux-mêmes ou avec des cercles étroits d’initiés réunis dans les quelques grandes villes russes et ukrainiennes ? Ou pis, ne parlaient-ils point en direction d’une représentation du prolétariat qui, en fin de compte, n’aura été qu’une idée bien éloignée de la réalité ? Il semble bien qu’après 1917 ces trois destinataires soient devenus l’objet-sujet visé par les artistes d’avant-garde, tant et si bien qu’une confusion s’installe progressivement entre l’analyse qu’ils font de la situation et le fonds social réel de la révolution.
Certes, en ralliant immédiatement le mouvement révolutionnaire, les artistes d’avant-garde s’étaient enfin trouvés un destinataire collectif qui les sortait du soliloque de leur ghetto. Partant, il ne s’agissait plus de prêcher dans une société bureaucratique, aristocratique et bourgeoise sourde à leurs exhortations, ou pour un prolétariat politiquement muet et subjugué, socialement confiné dans la dévotion d’une orthodoxie imperméable à toute modification la représentation de la transcendance sacrée. A partir de 1917 tout change, le peuple sous la figure du soldat prend la parole en refusant de combattre. Alors, les artistes croient qu’il devient possible d’exhorter un peuple vivant, que leurs sermons trouveront une oreille amie et leurs œuvres un destinataire attentif ; ils croient parler à un peuple d’ouvriers et de paysans assimilé au sujet collectif conscient de sa propre histoire (au prolétariat théorique de Marx), avec, sinon la protection du Parti-État, à tout le moins sa bienveillance. Pour les avant-gardes une chance unique et inespérée s’élève ; enfin le moment se présente où elles peuvent songer à imposer leurs Gesamtkunstwerke comme horizon du devenir général. Cette conception révolutionnaire et militante de l’artiste est parfaitement explicitée par El Lissitsky à propos de l’enjeu du suprématisme. Il voit le Carré noir de Malévitch comme le « phare » du futur dont l’« image n'est plus une anecdote » mais l’énoncé du manifeste de la révolution : « la reconstruction de la vie jette de côté les vieux concepts ».[37]Or, parmi les vieux concepts il y a ceux du Parti. En effet, la révolution politique ne représente qu’un moment, celui qui permet de voir enfin ce que portait en son essence le Carré noir. En bref, du chaos bourgeois naquit le Carré noir qui préparait un nouvel ordre où l'action du Parti n'aurait qu'un rôle subalterne, celui de catalyseur mettant à feu une dynamique dont le suprématisme est le véritable Messie. Le Parti ne serait plus le démiurge du nouveau monde, cette vocation et cette mission (Beruf) appartiennent à l'artiste suprématiste. Arguments étonnants si l'on s'en tient à la surface des événements historiques, à leurs manifestations les plus spectaculaires. Cependant, notre compréhension s’éclaire si l’on s’attache au questionnement qu’El Lissitsky adresse à la modernité, lorsqu’il interprète l'avènement de la technique, ou plutôt celui de la technicité, comme l’accomplissement de la simplicité la plus épurée. Or, qui est le maître de l’épuration la plus parfaite si ce n'est l'artiste suprématiste ? Celui-ci, dans le moment même de l’acte créateur, se révèle le seul capable de réaliser « une rationalité pacifique de la technique ». Pour comprendre cette destinalité, il faut savoir que pour El Lissitsky, technique et guerre sont, en leur essence, déconnectées l'une de l'autre : la guerre n’est qu’un accident qui détourne la technique de sa vraie rationalité, essentiellement irénique.
Le monde créé par le suprématisme impliquerait donc un humanisme rationnel parachevant celui produit par l'organisation technique et le travail, artistique ou non, qui représente « l'une des fonctions essentielles de l'organisme humain, au même titre que les battements du cœur. »[38] Dès lors, une contradiction insoluble s’élève entre l'artiste identifié au grand démiurge et le refus d'envisager l'œuvre d'art comme le produit d'un acte créateur singulier, séparé de la productivité industrielle. Inscrite d’emblée dans le socius en général, la théorie de la pratique suprématiste induit une rude concurrence avec le Parti, en ce que l’artiste s’avance devant le peuple-ouvrier comme « un maître constructeur, un professeur enseignant le nouvel alphabet, le promoteur d'un monde nouveau qui vraiment existe déjà en l'homme, mais que l'homme n'a pas été capable de percevoir. »[39] L'acte créateur de l’artiste, accoucheur du Daseinhistorial, se confond ainsi avec le programme d'une technique pacifiée dont le Parti s’est toujours affirmé le théoricien et le maître d’œuvre. Ainsi, l’artiste suprématiste ne peut établir aucun compromis avec le passé ; démiurge du nouveau monde, pour lui, il n’est pas d’autre solution que de faire « table rase » de ce passé ; pour lui, ce slogan n’est pas une belle phrase aux connotations métaphoriques, c’est, au sens littéral, le rejet total et la destruction de l'art ancien, d’un art trompeur qu’il faut abattre en raison de son idéal travaillé par une mimésisétrangère au travail humain.
Entre le communisme et le suprématisme le rapport est de cause à effet : le premier ouvre une brèche politique qui permet au second de dévoiler au peuple-ouvrier (au prolétariat rêvé) une révolution, plus radicale encore, celle du Carré noir, nouveau « fanion » de la créativité en général et de tout le travail productif sans distinction aucune : en conséquence, le drapeau rouge ne représentera plus qu’un vulgaire chiffon. En 1917-1918 communisme et suprématisme sont censés aller l'amble avec les autres courants d’avant-garde : « ensemble ils vont de l'avant, mais dans les étapes ultérieures du développement, ce sera le communisme qui demeurera en arrière, parce que le suprématisme — qui embrasse l'ensemble de la vie — attirera tout le monde loin de la domination du travail et des sens intoxiqués […]. Il (le suprématisme) transformera le monde en un vrai modèle de perfection. »[40]
Ce qui était possible lorsque la révolution était faible, menacée, aux abois, voire au bord de la défaite, devient inacceptable dès lors que la révolution s’est réduite à son incarnation dans le seul Parti communiste, qui s’est transformé en parti de masse gestionnaire du pouvoir politique, économique et culturel.[41] Pour les nouvelles élites communistes — politiques, syndicales, administratives et militaires — les termes « phare » et « fanion » confisqués par le suprématisme sentent la poudre, et l'expression, « un nouvel alphabet », constitue une menace dangereuse pour leur monopole dans une société où il fallait en premier lieu alphabétiser les paysans, les ouvriers et les cadres subalternes avec l'abécédaire slave. Plus périlleux encore pour ces élites, la phrase, « transformer le monde en un vrai modèle de perfection ». Ici, la concurrence avec le Parti est explicite et ne présage qu'un conflit, puisque le marxisme revu par Lénine, et devenu le dogme d'une nouvelle religion de la science de la totalité des rapports humains, assurait détenir seul la légitimité du savoir permettant au pouvoir de mener la nouvelle société vers sa perfection. Voilà le message iconographique que s'efforcera de délivrer le réalisme socialiste qui, avant d'être ainsi nommé, se définissait comme « réalisme héroïque » à une époque où, pour le plus grand nombre, la révolution tenait encore d’une expérience vécue et non de phrases apprises par cœur dans les manuels de propagande.
Revenons aux chiffres rappelés ci-dessus. Dans les années 1918-1930, la Russie est toujours un pays de paysans — souvent plus misérables que les paysans français du XVIIIe siècle — pris dans la tourmente de la guerre civile et d'un développement industriel d'une violence inédite. L'élite des artistes d’avant-garde y représentait une mince pellicule coupée de la population. Pour le peuple-masse en formation, seul le Parti avec son progressisme naïf et la promotion sociale des damnés de la terre offrait des bienfaits immédiats — fussent-ils à notre goût dérisoires — qui forgeaient la légitimité de sa modernité et celle du changement qu’il imposait avec brutalité. Relisons Joseph Roth :
« Les villages de la Volga — à l'exception des villages allemands — fournissent d'ailleurs au Parti ses plus fidèles adeptes parmi la jeunesse. Dans la région de la Volga en effet, l'enthousiasme pour la politique se trouve plus souvent à la campagne que dans le prolétariat des villes. […] pour l'homme naturel — et naïf — d'un village sur la Volga, le communisme, c'est la civilisation. […] une caserne de l'Armée rouge, en ville, est un palais — et, qui plus est, un palais qui lui est ouvert, la septième merveille du monde. Électricité, journal, radio, livre, encre, machine à écrire, cinéma, théâtre — tout ce dont nous sommes tellement fatigués — ont le pouvoir de redonner courage et confiance dans la vie de l'homme simple. Tout cela est l'œuvre du Parti.* »[42]
Voilà la véritable société à laquelle se confrontait le Parti et d'où il tirait sa légitimité. Comment eût-il pu accepter le programme, non seulement des suprématistes, mais encore des constructivistes, quand, grâce à sa pédagogie de masse, il s'attachait les nouvelles générations engagées dans un gigantesque processus d'acculturation ? En quelques années, il arrachait des centaines de milliers d’hommes à la représentation théologique des icônes et aux formes décoratives populaires, pour leur offrir les images d'une révolution qui se transformait en un pouvoir gestionnaire de leur promotion sociale et protecteur de leurs privilèges. C’est à cette nouvelle société que le pouvoir soviétique offrait des icônes séculières.
Après avoir parcouru l'histoire de la représentation classique, les avant-gardes proposaient un nouveau langage afin de créer un nouveau monde, quand les hommes du Parti cherchaient à instruire le nouveau peuple-masse dans un classicisme dont, enfin de compte, ils tiraient les instruments de leur critique. On avait détruit les icônes du Christ, de la Vierge, des Saints : il n'empêche, auprès de la jeunesse le nouveau pouvoir offrait les siennes, dispensatrices de la modernité : Marx, Engels, Lénine, puis Staline. Malgré des débats contradictoires au sein du Bureau politique, c’est l’opinion d’embaumer, de placer et d’exposer le corps de Lénine dans un mausolée qui l’emporta, afin qu’il y soit adoré comme les reliques d'un saint. Toutefois, attribuer cette décision, comme le suggèrent certains historiens, au seul machiavélisme des hauts dirigeants du Parti soucieux de renforcer la légitimité de la révolution auprès des masses, ne rend pas compte d’un état d’esprit plus mystérieux. L’idée du mausolée et du culte des reliques traversait plusieurs esprits. Ainsi, à la mort de Lénine, Malevitch, dans un article étonnant, réinterprète son Carré noir comme la seule icône possible d’un Lénine transfiguré en figure christique moderne, perçu comme la réincarnation du Rédempteur préparant l’accomplissement des temps nouveaux : « Son cadavre (celui de Lénine) a été ramené de Gorki, nouveau Golgotha, et ses disciples l’ont déposé dans la crypte au son des sirènes d’usine. La matière a retenti. La matière du Nouveau Testament a retenti. Les cloches des églises se sont tues — l’Ancien Testament. On a vraiment plus besoin d’elles, une nouvelle cérémonie est née, le nouvel orgue funéraire des fabriques et des forges. La cérémonie religieuse a été prise en charge par l’usine. »[43]
Cependant, la société n’était pas figée dans sa victoire. Le Parti-État, héritier d’un empire est contraint, par l’essence de la lutte géopolitique, à renforcer une puissance qui, dans le moderne, ne peut s'imposer qu’avec l’industrie. Aussi, assiste-t-on à la mise en œuvre de réalisations industrielles pharaoniques, tandis que les minces bienfaits immédiats qu'elle dispensait n’arrivaient pas à sortir le peuple de sa misère. Toutefois, l’enthousiasme des premiers moments ne se démentait point parce que des éléments d'une croyance fort ancienne, ceux de la religiosité chrétienne populaire, se réinvestissaient dans de nouvelles formes. La tâche messianique attribuée au prolétariat d’accomplir la fin de la nécessité prenait la place sémantique de la téléologie du Jugement dernier. L'acculturation au moderne, à la technique, à l'industrie, au progrès des sciences, se trouvait alors investie d'une transcendance qui, tout en changeant de nom, n'avait cependant pas modifié le fond des visées de la Grâce et du Salut en sa version orthodoxe : on était passé de la Sainte Trinité (sans le filioque) à son décalque quadripartite annonçant la fin de l’Histoire : Marx le père fondateur ; Engels le fidèle compagnon interprète privilégié de la nouvelle Loi ; Lénine le prophète inspiré… et Staline l’évangéliste de la nouvelle alliance ! En 1932, l'ingénieur français Victor Boret construisait en Union soviétique une usine agro-alimentaire ; un an plus tard, de retour en France, il publiait ses observations de technicien dénuées de tout humanisme abstrait :
« Telles sont les idées de Staline, avance-t-il, pape actuel de la Russie, et représentant de Lénine sur la terre.
[…] Au lieu d'analyser, de disséquer les difficultés sociales pour construire aussitôt après, d'éclairer par l'expérience les faits compliqués du travail et de la production, les Russes, eux, préfèrent résoudre par l'absolu transcendantal les problèmes positifs posés par la doctrine marxiste. […] la vérité, c'est que, chez les Russes, toute action sociale et politique prend nécessairement une forme métaphysique*. C'était autrefois la religion du petit père le Tsar. C'est aujourd'hui la religion de Marx et de Lénine. Dans l'un et l’autre cas, c'est toujours la même exaltation mystique, la même foi naïve dans la divinité du moment. »[44]
A l'époque, ces remarques pouvaient passer pour les préjugés d'un anticommuniste, pourtant elles sont confirmées par un linguiste russe, A. Selichtchev : « […] nombre de militants étant passés par les écoles religieuses, leur discours présente une série de traits particuliers à la langue de ce milieu ; parmi ces traits on trouve les mots et les agencements de mots de la vieille écriture slave »[45] L'ingénieur étranger, le linguiste indigène et l'historien ouvrant soixante ans plus tard les archives, s'accordent sur la singulière religiosité de la modernité soviétique.

le prolétariat idée

Dans la littérature traitant de la naissance du communisme russe il est un ouvrage inégalé par l’importance du fonds documentaire qu’il rassemble et la qualité des interprétations qu’il propose. Véritable généalogie culturelle, philosophique, sociale, religieuse et politique, le livre que Nicolas Berdiaev, Source et sens du communisme russe[46], publié en 1937 à Paris, a inspiré quelques unes des meilleurs études sur la naissance de l’Union soviétique, quoique leurs auteurs se soient souvent gardés d’en rappeler la source, peut-être parce qu’ils fussent apparus moins novateurs qu’ils le souhaitaient, ou parce que, pour certains hiérarques universitaires, la référence à Berdiaev portait l’odeur de soufre d’une spiritualité orthodoxe bien peu prisée par un laïcisme militant et souvent ignorant.
Par-delà et en deçà des développements de sa philosophie spiritualiste, l’interprétation de Berdiaev demeure toujours aussi suggestive pour qui veut saisir l’originalité du mouvement bolchevique. L’un des arguments les plus  pénétrant de son analyse souligne qu’au début du siècle, derrière les débats entre Mencheviks et Bolcheviques, cantonnés à une infime minorité d’intellectuels marginaux pourchassés par la police tsariste, se profile toujours, comme en réserve, le révolutionnaire russe du XIXe siècle. Berdiaev y voit un être habité d’un « totalisme » hérité du Raskol, devenu pour ainsi dire une tradition où la « révolution était à la fois une religion et une philosophie »[47], où ce « totalisme » est identifié comme « ersatz religieux » de la modernité véhiculée par le communisme.[48] Interprétation que confirment les travaux des historiens Pierre Pascal et Claudio Ingerflom, qui repèrent dans le communisme russe un héritage propre à l’histoire russe : héritage du schisme religieux pour le premier, héritage des grandes révoltes contre les Tsars à la fin du XVIIe au début du XVIIIe siècles pour le second. Dans les deux cas, événements engendrés par les premiers contacts de la Russie avec la modernité.
Pour Berdiaev, il faut reconnaître à Lénine le mérite d’avoir réalisé la synthèse entre le Raskol et une lecture sociologisante de Marx :
« Pour le marxisme bolcheviste, écrit-il, le prolétariat cessait d’être une réalité empirique, puisqu’en cette qualité il eût été réduit à rien* — il était avant tout l’idée du prolétariat, une idée qui peut être incarnée par une minorité […]. Et, poursuit-il, le marxisme de Lénine détruit définitivement la conception de peuple en tant qu’organisme intégral (celle des révolutionnaires populistes), il le décompose en classes distinctes ayant des intérêts opposés. Mais, dans ce mythe du prolétariat, c’est néanmoins le mythe du peuple russe qui ressuscite sous une forme nouvelle. Une sorte d’identification se produit du peuple russe avec le prolétariat, du messianisme russe avec le messianisme prolétarien. »[49]
Si bien que la fin de l’argument de Lénine porte non point « sur la dictature d’un prolétariat effectif, toujours faible numériquement, mais sur la dictature de l’idée de prolétariat, dont une minorité insignifiante peut-être pénétrée. »[50]Si l’on accepte cette interprétation, alors, la révolution russe comme mise en mouvement effectif des masses ne traduit rien d’une révolution prolétarienne, mais une révolution sociale de paysans très bien instrumentée par les Bolcheviques, qui lui appliquaient une série d’arguments n’ayant pas grand chose à voir avec la réalité sociale du mouvement. La révolution se déploie « au nom de Marx, mais non selon Marx […], dans les faits au nom d’une religion, celle du prolétariat ».[51]
Le communisme s’avancerait donc sur la scène de l’histoire comme une religion au sens le plus stricte du terme (parfois Berdiaev parle de « pseudo-religion »), et ce d’autant plus que son antichristianisme manifeste tous les signes d’une religiosité[52], car il est une manière de nier l’existence de Dieu qui tient de la révélation. En prétendant donner une réponse totale à l’ensemble des problèmes soulevé par la vie économique, sociale, politique, culturelle, artistique, voire privée, le communisme russe se plaçait dans une position identique à celle de la Chrétienté avant les premières ruptures mettant en cause l’unité ecclésiale de sa version romaine. Le communisme russe veut réaliser le Royaume céleste sur la Terre, et semblable aux anabaptistes de Münster, il est convaincu de pouvoir le réaliser dans le temps d’une vie d’homme : tendu vers ce but, il se montrera inflexible, implacable, sans merci, pour tous ceux qui émettrons quelque doute que ce soit à l’encontre de sa téléologie.
Pour Lénine comme pour le procureur du Saint synode « le monde et l’homme sont infectés par le péché, et ce péché, à ses yeux, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, le péché de l’inégalité des classes […]. La société communiste nouvelle à laquelle il (Lénine) croit remplace pour lui l’idée de Dieu, il attend la victoire du prolétariat, qui représente son nouvel Israël. »[53]
C’est pourquoi le devenir du système de gouvernement des hommes, le socialisme réel du léninisme, trahira l’un des buts de la praxis communiste énoncé par Marx — à savoir créer les conditions de la libération de l’homme moderne — pour lui substituer, au nom de cette même libération, celui de la volonté de puissance : « La volonté de puissance s’avéra plus forte que la volonté de liberté. ».[54]
Mais voilà, si un « nouvel Israël » se profilait à l’horizon de 1918, ce n’était pas au prolétariat russe qu’on le devait. Lénine le savait, comme le prouve sa lettre adressée aux travailleurs helvétiques. Et pourtant, la croyance en la théorie révélée demeurait plus forte que la banale, et cependant omniprésente réalité sociale. Sans aucun doute, l’interprétation de Berdiaev touche le nœud du problème, car les événements et les discours nous montrent qu’après 1918 nous sommes en présence de la reconstitution d’une nouvelle Transcendance et d’une onto-théologie du politique.
Dans une société où les différences de cultures entre les élites et le peuple, pour l’essentiel des paysans, étaient incommensurables, la mise en pratique du léninisme permettait immédiatement l’ascension sociale d’une partie de cette masse rurale dans la machinerie destinée à la fabrique de cadres divers, et ce d’autant plus que la guerre et la mobilisation de masse les avait arrachés à leur terroir. C’est ce procès d’acculturation qui constitue l’essentiel du propos de Moshe Lewin lorsqu’il s’attache à reconstituer, au travers des faits économiques, sociaux et politiques, la « formation du système soviétique ».[55] Le grand travail de la période qui suit immédiatement la révolution et la guerre civile tient dans ce gigantesque procès d’acculturation qui transforme la société de fond en comble.[56]
Certes, il faut une fois encore y insister, le détonateur de ce tremblement de terre social doit beaucoup à la guerre qui mobilisa des millions de paysans et aux déroutes successives de l’armée impériale qui finit en totale débâcle, entraînant la délégitimation du pouvoir autocratique du Tsar, sommet d’une pyramide hiérarchique aristocratico-bureaucratique dès longtemps vermoulue. L’empire s’écroule donc, et une légitimité du pouvoir absolu fondée sur la transcendance chrétienne millénaire disparaît. Phénomène énigmatique sur lequel on s’est peu penché. Car une telle légitimité eût dû manifester des signes de résistance aux aléas de la guerre, voire de la défaite, laquelle eût pu, dans une interprétation chrétienne fort ancienne, passer pour la juste punition ou la vengeance divine d’un peuple pécheur, trouvant ainsi une interprétation et une légitimité en accord avec les croyances populaires. Dans cet effondrement, il faut voir, à coup sûr, l’indice que ces croyances n’offraient plus de sens au malheur des hommes. La Révolution — la vraie et non celle discours théorique — qui mit en mouvement toute la société, la révolution agraire (« toute la terre aux paysans »), qui suivra le coup d’État d’octobre 1917 (car il s’agit bien plus d’un coup d’État que d’une révolution), s’alimentera de la nouvelle Transcendance offerte par les Bolcheviques où, dans un premier mouvement, le prolétariat, tel qu’il était entendu par la conscience populaire, pouvait s’identifier au peuple de l’empire en sa totalité et sa diversité. Si Berdiaev y voit une trahison de Marx (un nominalisme marxiste), il n’empêche, le syncrétisme de la praxis léniniste démontre ici son efficacité par le regard encore lucide jeté sur l’état réel de la société russe. La nouvelle Transcendance et la nouvelle Jérusalem offraient aux masses asservies la possibilité, à la fois réelle et illusoire (voire ce qu’il adviendra des paysans émancipés demeurés fidèle à leurs traditions), de devenir rapidement les nouveaux maîtres. C’est exactement ce que Nietzsche d’abord, et plus tard Max Scheler, ont défini comme la révolution des esclaves, laquelle ne visent à se substituer au maître que pour en reproduire le mode pouvoir. C’est pourquoi de nombreux auteurs ont cru faire preuve d’originalité en montrant que le pouvoir bolchevique manifestait de profondes similarités avec le pouvoir tsariste. Mais ce constat ne dit jamais rien de sa nouvelle efficacité, il cherche simplement à sous-estimer la portée de cette révolution. Pour en saisir l’originalité, il faut insister sur le caractère inédit de la nouvelle Transcendance, sur le fait qu’elle était vierge de toute compromission passée avec un quelconque pouvoir politique ou ecclésiastique, tant et si bien qu’à travers la puissance des espoirs qu’elle soulevait, la violence la plus extrême s’identifiait à l’impératif d’un devoir éthique. Ainsi les acteurs, les plus naïfs au même titre que les attentistes ou les arrivistes, pouvaient trouver les meilleures raisons pour justifier les actions les plus criminelles ordonnées par les administrations de l’État des Soviets. Puisqu’il s’agissait de construire sur cette Terre la nouvelle Cité céleste et le bonheur éternel qu’elle promettait par avance, tous étaient innocentés dans le cours même de l’histoire qu’ils forgeaient : la fin de la nécessité dans l’égalité, puisque même « la cuisinière fera de la politique ».
Sous cet éclairage, on peut mieux aborder l’énigme de ce peuple paysan  qui, quelques années plus tard, après l’échec de la N.E.P., acceptera avec longanimité la contrainte d’un pouvoir exercé par des chefs sortis de ses rangs : « Mais cette contrainte nouvelle leur venait (aux paysans) d’hommes à eux, sortis des basses couches populaires, ce n’étaient plus des seigneurs, des privilégiés descendus de leur tour d’ivoire qui la leur infligeaient. »[57] Car le « bolchevisme absorbe en lui à la fois le populisme et les sectes, les pétrissant selon les besoins d’une époque nouvelle. Il répond admirablement à ce collectivisme, dont les bases sont religieuses, et qui reste toujours latent dans un peuple pour lequel […] la notion romaine de propriété et le droit bourgeois sont demeurés lettres mortes. ».[58] En bref, le peuple partageait la même représentation du pouvoir que ses élites.
On ne saurait dire mieux ce que le vieux Platon avait déjà compris des sources de la tyrannie dans la démocratie égalitariste ! Plus encore, on saisit combien le syncrétisme léniniste sut accorder la tradition russe à l’ère de la figure du Travailleur de la mobilisation générale en gestation telle que la préfigura Ernst Jünger dans son célèbre ouvrage, Der Arbeiter.[59] C’est là, me semble-t-il, la clef de sa fortune momentanée.
C’est à cet idéalisme là et non à celui, réel certes, mais différent, proposé par Marx, que nous avons affaire lorsqu’il est question de la Russie, et qui s’est effondré. En d’autres mots, c’est cette transcendance qui s’est évanouie bien avant que Mikhail Gorbatchov n’en signe l’acte de décès, comme si le Parti-État moribond, et maintenu par acharnement thérapeutique en survie artificielle depuis la fin des années 1970, avait eu besoin d’autoconfirmer officiellement sa mort :
— Sache-le, tu n’es plus, aurait en quelque sorte proclamé le dernier secrétaire général du Parti ! Il y a belle lurette que, pour les élites, l’American way of life avait remplacé le télos de la nouvelle Jérusalem léniniste.

Surprenante aventure que celle du léninisme qui, voulant écarter la transcendance, ne fait qu’en restaurer une version, plus ambiguë que celle de Marx en ce qu’elle affirmait donner les armes d’une praxis et la force d’une morale transcendante, permettant d’accomplir sa vérité dans le temps d’une vie d’homme. Cette transcendance se subsume en un mot-concept, le prolétariat-idée, source d’une vérité absolue et générale, sorte de nouvel impératif catégorique devant lequel tout doit plier, y compris le réel qui n’en finit jamais de le démentir, voire de le dénier. Il est source du Vrai, du Bon et du Beau. Le Vrai se rapporte directement à l’origine économique indiscutable de sa création — voilà qui maintient la fidélité à Marx, le Père fondateur, et l’ancre dans le moderne ; le Bon parce qu’il permet d’assumer le devenir général du moderne, et par là même sa vocation universaliste ; le Beau en ce qu’il se montre dans les incarnations idéales du prolétariat-idée, sous l’égide d’une mimésis qui a pour nom réalisme socialiste. J’y reviendrai.
Dans le léninisme le prolétariat-idée est une entité qui, en raison de son statut onto-théologique devra trouver à s’incarner comme achèvement de l’histoire humaine, comme apocalypse de l’Histoire ouvrant l’homme à la fin de la nécessité, à sa seule et unique vérité, à sa transparence à lui-même. Partant du prolétariat-idée, il faut donc lui donner corps, en d’autre mots le réaliser. C’est pourquoi le régime communiste à plein rendement sera l’apogée de cette volonté de réalisation qui magnifie la puissance et élimine la liberté. Partant du prolétaire-idée, il engendrera la poiésisdu prolétaire réel. Or, pour faire du prolétaire réel, il faut faire de l’industrie ; et, faisant de l’industrie, il faut arracher le pays à son archaïsme paysan afin de soumettre la société aux détermination de l’usine, c’est-à-dire à un rythme de vie, à une temporalité dont la logique immanente n’est autre que la gestion, la programmatique et l’organisation de la techno-science. C’est dans ce processus réel, soumis au prolétariat-idée comme onto-théologie et téléologie du politique, que fut signée la chute du communisme russe.
En effet, plus encore que chez Marx, la version bolchevique du communisme instaure, à partir de l’analyse économique qui saisit le prolétaire réel en Europe occidentale, un prolétaire-idée universellement russe, qui fait fonction d’impératif catégorique et donc de valeur éthique collective du politique. Désormais, l’économique se tiendra sous les décrets de la transcendance politique :
« Le marxisme remanié et refondu par les Russes proclame le primat du politique sur l’économique, la force qu’a le pouvoir de modifier à son gré la vie économique du pays. »[60]
Voilà le maître mot, la politique domine l’économique, quand le fond de la théorie des classes sociale s’est appuyée sur une analyse économique. C’est pourquoi, quoique le pouvoir bolchevique lançât de gigantesques programmes d’industrialisation, la logique de sa démarche était essentiellement politique et sociale.

l’avant-garde et le prolétaire

Il faut alors admettre que les débats, les controverses et les conflits qui occupèrent la sphère des arts dès l’aurore de la révolution pourraient paraître dérisoires face au gigantesque procès d’acculturation occupant toutes les énergies de la société russe. Néanmoins, leurs enjeux sont essentiels si l’on se souvient que ces mêmes avant-gardes visaient aussi à une transformation radicale, non seulement des formes esthétiques, mais de la société en sa totalité. Elles aussi manifestaient un « totalisme » qui n’est pas étranger à celui que Berdiaev relève chez les bolcheviques en tant qu’héritiers des révolutionnaires populistes.
Ces débats sur l’art et la politique, commencés dès la Révolution, expriment parfaitement la double fonction entretenue par l’esthétique dans des esprits habités d’un « totalisme » messianique : fond et prétexte simultanément, ils préfigurèrent la lutte des années 1930 dans le Parti-État, entre les nouveaux représentants autorisés du peuple-masse et les élites artistiques. Lutte fratricide, car l’enjeu commun des avant-gardes et du réalisme héroïque, puis socialiste, n’était autre que la captation du discours sur le prolétaire-idée, sur la lutte des classes et la culture de masse. Le problème se posait ainsi : comment reconnaître ceux d’entre les protagonistes qui étaient le plus aptes à parler au nom du peuple-masse en voie de prolétarisation, et comment le représenter ? Dans ce pays peuplé pour l'essentiel de paysans archaïques ou fraîchement urbanisés, l’enjeu était celui-là même du pouvoir.
L’erreur des avant-gardes les plus radicalement modernes c’est d’avoir confondu (plus encore que les politiques, capables de revirement subits pour tenter de conjurer les impasses tragiques où menaient leurs décisions) la société réelle avec un prolétariat-idée. Les avant-gardes présupposaient que le peuple-masse avait parcouru, en synchronie avec elles, des chemins identiques, et qu’ainsi il était prêt à rejeter tout son passé. Or, l’acculturation n’est pas rejet total du passé, mais syncrétisation, souvent douloureuse, entre des traditions et un nouvel ordre des choses que le peuple-masse simultanément subit comme contrainte et contribue à mettre en mouvement. L’erreur des avant-gardes russes est aussi l’héritière d’une tradition russe, celle des nihilistes populistes de la fin du siècle précédent avec leur mot d’ordre : aller au peuple afin de bouleverser de fond en comble ses habitudes, ses pensées, afin de l'engager à bâtir un monde nouveau.[61] Ce mouvement fut un échec, hors de la sphère esthétique, celui des avant-gardes aussi. En dépit de l'étroite alliance initiale entre la révolution politique et les avant-gardes, ce furent les peintres héritiers du naturalisme social, les futurs zélotes du réalisme socialiste, qui, en proposant un alphabet esthétique accordé à la nouvelle société, tirèrent les marrons du feu.
Dès la fin de la guerre civile, en 1922, l'Association des artistes révolutionnaires (A.Kh.R.R.) proclame son credo :
« Face à l'humanité notre devoir civique est d'établir, d'une manière artistique et documentaire, l'impulsion révolutionnaire de ce grand moment historique. […] En reconnaissant une continuité dans l'art et en nous reposant sur l'état contemporain du monde, nous créons ce style du réalisme héroïque et posons les fondations universelles de l'art futur, l'art d'une société sans classe. »[62]
Deux ans plus tard l'A.Kh.R.R., dans une langue de bois inimitable, dénonce « le prétendu gauchisme » des artistes d’avant-garde comme l'expression « de leur substance décadente petite-bourgeoise et pré-révolutionnaire qui se manifeste par leur tentative de transporter les formes fracturées de l'art occidental — essentiellement français (Cézanne, Derain, Picasso) — sur un sol étranger tant du point de vue économique que psychologique. ».[63] On le constate, c’est celui qui le dit qui l’est. Le nationalisme petit bourgeois montre le bout de son nez !
Assumer le legs critique du passé, la continuation d'une peinture figurative mimétique tendue vers le nouvel idéal social, l’héritage magnifié du naturalisme social national, tout est déjà dit sauf le nom : « réalisme socialiste ». Vingt-quatre ans plus tard, Jdanov, sans imagination, ne fera que reprendre les thèmes et les expressions de cette déclaration inaugurale. C'est donc le conflit interne (ou la contradiction essentielle) de la Révolution russe qui apparaît au cœur des débats esthétiques ; et ce, non pas en termes de « trahison » selon les critiques formulées par ceux qui pensaient son devenir en relation avec le marxisme de Marx (Istrati, Serge, Souvarine, Trotski), mais le conflit entre la modernité politico-philosophique dont elle décore sa rhétorique — la Weltanschauung singulière et irréductible des expériences historiques qui nourrissaient la pensée de Marx et de ses héritiers occidentaux — et la société syncrétique qui s’engendrait en se confrontant à la tradition russe. Une fois encore, la réalité, ici le peuple, y compris dans ses souffrances indicibles, corrigeait une modernité qui, appliquée dans sa pureté théorique, l'eût laissé démuni de toutes références, hormis celle des machines et des formes épurées du suprématisme et du constructivisme.
En effet, constructivistes et suprématistes d’une part, figuratifs du réalisme héroïque de l’autre, vouent le même culte à la technique et lui attribuent les mêmes vertus positives avec lesquelles réaliser l’accomplissement d’un monde nouveau et meilleur.[64]La différence — la contradiction et le conflit — se joue dans le champ de ce consensus : les premiers se présentent comme les maîtres des fondements métaphysiques de la technique — le Carré noir en serait l'essence outrepassant les axiomes scientifiques —, tandis que les seconds, s’appuyant sur la version la plus mécaniste du marxisme, une dialectique simpliste entre l’infrastructure et la superstructure, s'attribuaient le rôle de serviteurs de l'expression du monde nouveau sous l’égide et le contrôle du Parti. C’est ici, dans cet insoluble conflit, que se tiennent les arguments qui serviront à légitimer le réalisme socialiste, à la fois comme iconographie de la téléologie du bonheur terrestre et comme reflet de son accomplissement.
Remontons le cours du temps pour saisir à la fois combien la contradiction est originelle d’une part et, de l’autre, combien le rôle et le statut attribués à la technique sont identiques parmi les divers groupes d’artistes prétendant créer une peinture authentiquement révolutionnaire. Commençons par rappeler les propos de l’A.Kh.R.R. sur les rapports entre l'industrie et l'art pictural :
« […] il est devenu évident pour l'artiste de l’A.Kh.R.R. que l'usine, le chantier, l'ouvrier, l’électrification, le héros du travail, les chefs de la révolution, la nouvelle vie des paysans, l'Armée rouge, le Komsomol et les Pionniers, la mort et les funérailles du chef suprême de la Révolution, que tout cela est habité d'une nouvelle couleur, d'un pouvoir sans précédent et d'une violente fascination qui exigent une nouvelle interprétation des formes synthétiques et des structures de composition ; en bref, tout cela contient l’agrégat des conditions dont l'exécution régénérera tant la peinture de chevalet que la fresque monumentale. »[65]
La mimésis traditionnelle est transmuée ; on ne quête plus la perfection d’une Nature engendrée par un Démiurge ou un Dieu quel qu'il soit, mais celle produite par des actions humaines qui modifient cette même Nature et le devenir humain au sein de ces mutations. En bref, avec ses acteurs collectifs et ses héros, l'Histoire occupe la place centrale du sujet — la peinture académique du XIXe siècle s’y était déjà amplement adonnée. Il suffira donc de mettre en scène des ouvriers au travail, des membres des organisations communistes, les chefs, pour être un véritable artiste révolutionnaire ! Le prolétariat dans son anonymat, dans ses multiples activités productrices et dans les actes politiques qu'on lui attribue, s'est mué en idéal esthétique au service de l'imagerie du Parti-État gestionnaire de sa propre puissance. Si la thématique est proche de celle du Proletcult, ce qui a changé c'est précisément le statut des relations entre le prolétariat et l'art. Dans la conception de l'A.Kh.R.R., le peintre retrouve le statut séparé de l'artiste propre à la culture bourgeoise par ailleurs dénoncée ; chez l'activiste du Proletcult, il faisait partie intégrante du monde du travail sans rompre pour autant avec le passé. Aleksander Bogdanov énonce de la manière la plus épurée cette théorie de la nouvelle pratique artistique :
« […] l'esprit de cet art (le Proletcult) est le collectivisme du travail.
[…] le prolétariat doit accepter les trésors de l'art ancien* dans la lumière de sa propre critique et cette nouvelle interprétation révèlera leurs principes collectifs cachés et leur signification organisationnelle. […] le transfert de ce legs doit être entrepris par les critiques prolétariens ».[66]
Ici l'artiste, radicalisant l’option de Lénine, adopte une position néoplatonicienne par laquelle il « révèle » la vérité cachée derrière les représentations anciennes, vérité qui, de longue date, avait préparé la présente époque révolutionnaire. Attitude métaphysique, fondant à la fois l’histoire politique et l’histoire esthétique, qui présuppose une vérité et une seule, approchant la logicité des démonstrations dans le cadre défini a priori par la Transcendance révélée. Bogdanov l'explicitera deux ans plus tard, en 1920 :
« Les chemins de la création prolétarienne, qu'elle soit technologique, socio-économique, politique, domestique, scientifique ou artistique représentent une sorte de travail et, comme le travail, elle est faite d'efforts humains afin d'organiser (ou de désorganiser).
[…] Il n'y  a pas et ne peut y avoir une nette délimitation entre la création et le travail ordinaire. *
[…] La création est la forme de travail la plus élevée et la plus complexe. C'est pourquoi ses méthodes viennent du travail.
Le vieux monde n'a pas conscience de la parenté entre la nature sociale du travail et la création, ni de leur connexion méthodologique. La création y était habillée de fétichisme mystique. »[67]
Plaidoyer pour l'unité prolétarienne de l’ancien et du nouveau mondes grâce à la découverte de la vérité gisant dans l’art ancien : art et technique procédant d'une même démarche créatrice et d’une même essence, l'artiste révolutionnaire, maître initié, se borne à les unifier en une sorte de nouvelle techné. Il y a là, on le concédera, une relecture anachronique de la modernité.
« […] Dans le travail ‘physique’, ce sont les objets matériels qui sont combinés ; dans le travail ‘spirituel’, les images sont combinées.
[…] Les méthodes de la création prolétarienne sont fondées sur les méthodes du travail prolétarien, i.e. le type de travail qui caractérise l'ouvrage des ouvriers de l'industrie lourde.
[…] L'unification des éléments dans le travail ‘physique’ et ‘spirituel’ permet la transparence manifeste et sans masque du collectivisme dans sa forme actuelle. Le premier aspect dépend du caractère scientifiquede la technologie moderne, en particulier du transfert de l'effort mécanique aux machines ; le travailleur devient de plus en plus ‘maître’ d'esclaves d'acier, pendant que son propre travail se transforme de plus en plus en effort ‘spirituel’ — concentration, calcul, contrôle et initiative, […] l'uniformité objective et subjective du travail augmente et supprime les divisions entre travailleurs. […] le travail devient ainsi la base de la camaraderie, c’est-à-dire du travail consciemment collectif.
C'est pourquoi les méthodes du travail prolétarien se développent à la fois vers un monisme et un collectivisme […] cette tendance contient les méthodes de la création prolétarienne. »[68]
Fascinante volonté d’imposer la domination de la techno-science ; sorte de réinvestissement radical de l'idéologie du progrès technique comme garant du progrès « spirituel ». Pour reprendre le mot de Bogdanov, l'unité de la science de la technologie ordonne l'unité du monde, y incluant son activité la plus élevée, la création artistique. Demeurant au sein d’un platonisme quasi parfait, Bogdanov renverse l’échelle traditionnelle des valeurs des diverses activités humaines : la rationalité de la techno-science devient ainsi la valeur suprême puisqu'elle libère l'homme et l’ouvre aux activités « spirituelles », certes plus complexes, qui en procèdent. Dans cette exaltation du travail productif se fonde un culte dont la divinité tutélaire n’est autre que la techno-science. Reprenant au profit du prolétariat-idée la croyance de la bourgeoisie en la religion moraliste du progrès, le Proletcult salue les effets salutaires du travail industriel et le caractère essentiellement éthique de la technologie : ensemble ils s’ouvrent au collectivisme consciemment assumé, auquel le travail de l’artiste doit répondre parce qu’il procède d’une même essence et de mêmes méthodes. Ainsi accompli, le collectivisme issu du travail productif et de son organisation scientifique transformera du tout au tout et le travail lui-même et le statut de l’artiste. Jamais l’aliénation à la technique n’avait été aussi puissamment argumentée et dissimulée sous les argument d’un Gesamtkunstwerk :
« […] Le collectivisme conscient transforme la totalité de la signification du travail de l’artiste et lui donne de nouveaux stimuli. L’ancien artiste regarde la révélation de son individualité dans son travail ; le nouvel artiste comprendra et sentira qu’à travers son travail il crée une totalité grandiose — le collectivisme.
[…] De la réalisation consciente du collectivisme dépendra la compréhension mutuelle du peuple et de ses engagements émotionnels. Cela permettra un collectivisme spontané dans la création, qui se déploiera à une échelle inconnue auparavant…
Dans l’art du passé, comme dans les sciences, il y a beaucoup d’éléments collectivistes cachés. En les dévoilant, les critiques prolétariens offrent la possibilité d’assimiler le meilleur de l’ancienne culture dans une nouvelle lumière qui, de ce fait, ajoute à sa valeur. »[69]
Ce texte écarte la théorie de la mimésis au profit d’un platonisme attardé, où la Révolution n’arase pas le passé, mais engendre la révélation d’une seule vérité, celle qui permet de déterminer, avec une précision mécanique, ce que ce même passé avait préparé de longue date. Il y a là une vision de l’accomplissement du sens de l’Histoire en tant que devenir unique et univoque préparé dès l’origine, dans une version trivialisée de la pensée hégélienne : le présent devenant l’unique mesure, l’histoire se résume  au parachèvement d’un modèle originaire.
Le discours des artistes sur les arts et la politique a préfiguré l’ambiguïté des intentions de la Révolution, quand son devenir, d’abord incertain, laissait encore ouvertes plusieurs options. A présent, le moment est venu de relire les textes des artistes qui se présentaient au peuple comme les révolutionnaires les plus radicaux, pour, peu à peu, voir émerger le contenu éminemment petit-bourgeois (des classes moyennes, selon nos critères) des idéaux de la société réelle accouchée par la Révolution. Cependant, quelles que furent les options de chaque artiste (et certains les choisirent successivement selon leurs convictions, leur courage ou leur opportunisme), il s’agissait toujours de parler au nom d’un sujet devenu, après la guerre civile, muet et perçu par la bureaucratie et les élites comme la nouvelle classe dangereuse, le peuple-masse livré aux aléas d’une expérience politique et sociale tragique.
C’est pourquoi, dès 1918, ceux qui regardaient la Révolution comme l’incarnation d’un bouleversement déjà préfigurée par les avant-gardes nous permettent de saisir l’équivoque tragique de la révolution d’Octobre. Chez eux, aucune nouvelle signification révolutionnaire ne peut surgir de l’art ancien, car seules les avant-gardes, Est et Ouest confondus, avaient su montrer les signes annonciateurs des temps nouveaux. La mutation des formes n’y rend pas compte de la décadence d’un capitalisme épuisé, mais, au contraire, de la mise à nu des éléments annonciateurs de cette nouvelle époque. En leurs diverses guises, les artistes des avant-gardes se pensent et se présentent comme les authentiques accoucheurs du monde nouveau : El Lissitsky attribua ce rôle essentiel à Malévitch ; Natan Altman, quant à lui, l’étendra à tout le futurisme.
« Pourquoi est-ce seulement le futurisme révolutionnaire qui avance sur les pas de la révolution d’Octobre ?
[…] ceux qui nous dénigrent refusent au futurisme sa qualité d’art révolutionnaire qui brise les anciennes limites et en ce sens se rapproche de l’art du prolétariat. Nous assumons qu’il y a un lien profond entre le futurisme et la création prolétarienne*.
Le peuple, naïf en ce qui concerne l’art, incline à regarder n’importe quel dessin, n’importe quelle affiche sur lesquels un travailleur est dessiné comme un travail d’art prolétarien.
L’art qui dépeint le prolétariat ressemble autant à l’art prolétarien que l’extrême droite entrée au Parti, laquelle, montrant sa carte, croit afficher ainsi qu’elle est communiste.
[…] comme toute chose que le prolétariat crée, l’art prolétarien sera un art collectif […].
Une image futuriste vit une vie collective selon des principes identiques à ceux qui président à la création totale du prolétariat.
[…] Tel le vieux monde, le monde capitaliste, les œuvres de l’art ancien vivent une vie individuelle.
Seul l’art futuriste est construit sur des bases collectives. Seul l’art futuriste est dorénavant l’art du prolétariat. »[70]
Version radicalisée du Proletcult. Nous sommes toujours au sein de l’illusion du Gesamtkunstwerk, où l’artiste, toujours soumis à l’individualité de son geste créateur, croit à la vertu des mots pour engendrer une symbiose harmonieuse entre son travail original et le labeur répétitif de l’ouvrier. Pendant un court moment le Parti laissera faire, pour, peu à peu, éliminer cette concurrence.

de l’illusion métaphysique

Dès l’origine, entre les avant-gardes et la Realpolitik du Parti, et malgré une alliance de circonstance — “tactique” selon la terminologie léniniste — il y a un divorce latent. Cette lecture s’est attachée à le montrer sans forcer les textes.
Le triomphe du réalisme socialiste doit être compris non pas comme la défaite de la démocratie, mais comme l’échec du Gesamtkunstwerkdes avant-gardes, incapable de répondre aux attentes des nouvelles élites du peuple-masse. Celles-ci souhaitaient les images idylliques d’un devenir promettant toujours mieux que les piètres résultats éprouvés dans la vie quotidienne et non la représentation d’une techno-industrie pacifique qui, de fait, broyait la société populaire traditionnelle et une partie des nouveaux ouvriers. Dans l’horizon du messianisme attribué au prolétariat-idée (et du Jugement dernier qu’il accomplira), les élites politiques — l’avant-garde du prolétariat, dont la théorie léniniste assumait qu’elles étaient l’incarnation même — attendaient les images de la nouvelle Jérusalem qu’elles commandaient au peuple de bâtir chaque jour. C’est pourquoi, hormis l’élimination des groupes sociaux archaïques et récalcitrants au modernisme, on peut entendre les purges des groupes dirigeants et des élites techniques comme une manière violente et non-institutionnelle d’assurer le renouvellement rapide des aspirants aux privilèges grâce auxquels pouvait se maintenir vivante la croyance en cet accomplissement toujours différé, toujours en devenir. Aussi, lorsque Groys décrit le réalisme socialiste comme le résultat d’une « pseudo-mimésis qui masque une lecture idéologique, « hiéroglyphique », où « ce camouflage constitue l’essence même de l’opération idéologique accomplie par le réalisme, qui présente l’idéal comme déjà existant. »[71], se prend-il au piège qu’il prétend lever parce qu’il refuse d’entendre l’acquiescement du peuple-masse. Fût-il silencieux ou rebelle, le peuple-masse croyait à l’image de cet accomplissement. Groys est-il sourd à cet acquiescement ? Non, il le nie.[72] Car, si pour l’interprète au regard éloigné, l’idéal n’est jamais au rendez-vous, en revanche, fût-ce sous l’empire d’une illusion de la présence, pour le sujet de la croyance la présence est toujours présence incarnée. L’enquête tardive faite en Hongrie et rappelée au début de ce chapitre détient au moins une vertu, celle de nous apprendre quelles furent les images qui firent rêver le peuple-masse.
Croyance sécularisée en la Jérusalem céleste accomplie sur Terre, l’idéal est là, à portée de main, garanti par la nouvelle Transcendance. Toutefois, le triomphe du réalisme socialiste sur les avant-gardes peut aussi être lu de manière plus radicale si l’on s’attache à la chronologie. Imposé, après bien des débats et des hésitations au lendemain des années 1930 ; repris ensuite avec plus de vigueur par Jdanov après l’interlude de la « Grande guerre patriotique contre le nazisme », le réalisme socialiste devient dogme et canon au moment où l’enthousiasme révolutionnaire fait long feu. De fait, il doit être entendu comme la signature impensée de la fin de l’utopie révolutionnaire. Bien que toujours en danger, au bout du compte (et de sacrifices immenses), l’idéal dégradé en consommation et en loisirs s’accomplissait peu à peu, banalement, pour des fractions urbanisées de plus en plus importantes de la société[73], qui s’attachait à en gérer au jour le jour les bienfaits.
Pour tout le monde — les aspirants aux privilèges bureaucratiques du Parti, les élites gestionnaires quotidiennes du pouvoir et de la puissance, les exploités des sacrifices permanents, rêvant d’un minimum de mieux-être au bout de leur vie misérable — les avant-gardes et leurs conceptions de la révolution permanente et totale étaient devenues très tôt dangereuses. Voilà pourquoi le discours révolutionnaire bolchevique s’est très vite transformé en rhétorique du seul pouvoir du Parti et de ses élites ; voilà pourquoi, le réalisme socialiste comme iconographie ne laissant place à aucun doute interprétatif — sans symboles polysémiques —, convenait parfaitement pour présenter et re-présenter au peuple-masse sa prétendue victoire. On assiste ainsi au triomphe de la peinture à thème qui justifie l’« égalité des genres » : portraits et tableaux des pères fondateurs et des chefs politiques demeurés dans le panthéon de l’orthodoxie, le disputent aux représentations qui « actualisent l’histoire, héroïsent le quotidien », celles qui mettent en scène l’individu anonyme dans ses fonctions productives — le stakhanoviste, le kolkhozien —, dans ses rôles politiques — le pionnier, le komsomol, le secrétaire du parti ou du syndicat pendant une réunion ; on trouve encore les illustrations de la piété familiale, celles de la mère attendant un lettre de son fils au front, du soldat, héros anonyme au moment où il se lance à l’attaque, du partisan au milieu des paysans, des retours idylliques à la paix villageoise.[74]

Mais il y a plus abyssal encore. Ce serait faire montre d’une ignorance coupable que de croire que ce modèle idéal de la société soviétique s’est effondré au cours des années 1970-1980. Le dogme du réalisme socialiste s’intensifie et s’impose au fur et à mesure qu’à la véritable utopie léniniste, celle du monde nouveau à bâtir, se substitue l’idée de rattrapage d’un modèle accompli qu’il convient d’améliorer. En d’autres mots, le réalisme socialiste devient dogme officiel dès lors que l’U.R.S.S. se donne pour but de faire mieux que les États-Unis d’Amérique. Or ce but, qui situe avec précision le lieu où se tient le fondement de l’idéal, n’apparaît pas à la fin des années 1950, lors de la célèbre visite de Khrouchtchev aux Etats-Unis : il est avancé dès les années 1920, et se maintiendra pendant les années de plomb du stalinisme ; en bref, il hanta toujours, tout à la fois positivement et négativement, et les dirigeants et le peuple-masse.
« Civilisation ! Machines ! Abécédaires ! Radio ! Darwin ! On méprise l’Amérique, c’est-à-dire le grand capitalisme sans âme, le pays où l’or est Dieu, mais on admire l’Amérique, c’est-à-dire le progrès, le fer à repasser électrique, l’hygiène et les adductions d’eau. Ce qu’on veut c’est une technique de production parfaite. Or la conséquence immédiate de tous ces efforts, c’est une adaptation inconsciente* aux valeurs de l’Amérique. Et c’est le vide intellectuel et moral. […] C’est-à-dire la spiritualité américaine, fraîche, innocente, hygiénique, rationnelle et rompue à la gymnastique sans l’hypocrisie d’un sectarisme protestant, mais avec la piété bornée d’un communisme strict.** »[75]
Pour préciser la dimension du phénomène, je compléterai la description de Joseph Roth par celle de Victor Boret, rédigée sept ans plus tard, pendant la collectivisation et les premières grandes purges :
« Le goût de l’excessif a changé de patrie. Il était autrefois en Amérique, le voici installé dans la Russie des Soviets […]. Ajoutons que les conditions qui président actuellement au développement de la Russie des Soviets ressemblent étrangement à celles qui, entre 1850 et 1900, ont régi le développement de l’Amérique.
[…] une chose diffère cependant, l’esprit, l’animus qui inspirait les dirigeants américains et l’esprit d’imitation qui hante aujourd’hui les dirigeants soviétiques*.
[…] Les Soviets, eux, ne font à cet égard qu’un mauvais pastiche* […] lorsqu’ils prétendent qu’avec leur deuxième plan quinquennal, ils dépasseront cette Amérique capitaliste qui est présentement leur point de repère dans la course au progrès. »[76]
Pourquoi un pastiche quand tout, en apparence, suit la voie d’une industrialisation massive et rapide, copiée sur des modèles déjà éprouvés ailleurs ? Une fois encore, le réalisme socialiste nous aidera à mieux comprendre cette remarque. C’est en lui et avec lui que nous saisissons le rôle joué et par l’histoire comme utopie du social et par le prolétariat comme transcendance accomplissant cette utopie dans ce que Moshe Lewin nomme la « nouvelle piété russe ». Sous l’empire de cette croyance, les Soviétiques crurent pouvoir dominer le déploiement de la technique qu’ils avaient eux-mêmes contribué à radicaliser. En revanche, c’est cette nouvelle Transcendance qui leur a fait confondre l’industrialisation pharaonique avec cet accomplissement.  Les Russes construisaient barrages et usines avec la même foi qu’au Moyen-âge les princes, les évêques, les artisans et le peuple bâtissaient cathédrales et basiliques : pour l’éternité. Sous  l’égide de la nouvelle Transcendance, sous le sceau de sa garantie pérenne, ils apposèrent une signature métaphysique à ce qui n’était, comme en Amérique, qu’un instant éphémère dans le mouvement de l’innovation techno-scientifique et dans l’accumulation du capital. C’est pourquoi tout observateur a pu noter la négligence de l’entretien, le souci du produire pour le produire au détriment du parfaire, en bref, la présence de l’objet industriel comme garantie de la destinalité de l’Histoire, comme réalisation du Beau, du Bon et du Vrai. C’est pourquoi, contre toute réalité, les communistes pouvaient affirmer avec conviction de la présence immédiate de l’idéal et de son incarnation achevée. Le travail iconographique du réalisme socialiste ne visait qu’à mettre en images cette réalité objectale, pour l’idéaliser en accomplissement éternel du bonheur social.
Or, soumis à la seule domination de l’immanence de la technique et du capital qui consubstantiellement lui appartient — d’aucuns le savent — les instruments industriels se dégradent, exigent d’être détruits pour que de nouveaux outils les remplacent. Non seulement le réalisme socialiste faisait accroire la pérennité de l’éphémère, mais pis, garantissait, jusqu’à l’absurde, la multiplication éternelle de monuments industriels élevés à la gloire de la fin de l’histoire. Le réalisme socialiste n’a fait qu’en exposer la vérité ; les avant-gardes le souhaitaient aussi, mais dans un langage ésotérique pour le peuple-masse qui, dans les larmes et le sang, s’acculturait aux contraintes de cette nouvelle façon d’être-au-monde, étendue à un nouveau monde. Leur défaite n’est en rien celle d’une quelconque démocratie, mais celle de l’utopie d’une mince élite, pour qui concepts et formes étaient plus réels que la réalité qu’elle pensait maîtriser et dominer. En dépit de leurs discours sur le peuple, les artistes d’avant-garde furent ce que les artistes sont toujours, surtout les plus grands, des visionnaires inspirés, vivants aux marges de la société, dont les commentaires politiques et scientifiques étaient empreints d’une naïveté confondante. Or l’inclination totalitaire du système soviétique ne pouvait accepter les marges qu’à une seule condition : qu’elles n’empiétassent point sur ses terrains d’élection, la politique et l’économique. Dès lors que les avant-gardes lancèrent en direction du peuple-masse des arguments sociaux et politiques concurrents, et souvent plus radicaux que ceux avancés par le Parti, leur sort funeste fut scellé.

A présent, unis dans la grande réconciliation capitaliste de la culture, avant-gardes et réalistes socialistes appartiennent à l’histoire de l’art. Leurs œuvres s’achètent, se vendent, occupent les cimaises des musées[77]. En Russie, avec retard certes, comme ailleurs de par le monde, le Kapital a triomphé. Comment pouvait-il en être autrement dès lors que du passé trop peu voulurent faire table rase ?



*Cet essai réunit et développe deux articles parus successivement, le premier sous le même titre dans La part de l’œil(n° 12, Bruxelles, 1996), le second, sous le titre, “Communisme/Postcommunisme. Le conflit des interprétations,Discussion Paper Series, Collegium Budapest, Institute for Advanced Studies, Budapest, 1996.
[1]Joseph Roth, « La Russie prend le chemin de l’Amérique », in Croquis de voyage, Seuil, Paris 1994, p. 222. (Reisebilder, Köhln 1976). Reportage originellement publié le 23 novembre 1926 dans la Frankfurter Zeitung.
[2] Karl Kraus, Sprüche und Widersprüche, Koesel Verlag, Vienne, 1955 (En français, Dits et contredits, Champ libre, Paris, 1975).
[3]Cependant, il convient de souligner qu'aucun portrait de chef politique n'y était exposé.
[4]György Aczél, Culture et démocratie socialiste, Éditions sociales, Paris 1971.
Béla Köpeczi, Trente années de la culture hongroise. Une révolution culturelle, Corvina Kiadó, Budapest 1982.
[5]Cf., numéro spécial, « Penser l’Union Soviétique. Nouvelles interprétations du ‘stalinisme’ », Revue d’études slaves, Tome 64, fasc. 1, Paris 1992.
Numéro spécial, « Histoire politique, mythes et représentations. »,in Revue d’études slaves, Tome 65, fasc. 4, Paris 1993.
[6]Béla Köpeczi, op. cit.
[7]Ce courant, à la fin des années 1960, reprenant le travail de Jasper Johns et d’Andy Warhol sur les images de la culture de masse, en applique la démarche à la peinture stalinienne sous le nom de soc-art.
[8] Vitaly Komar et Alexandre Mélamide, Staline et les muses, 1981-1982, huile sur toile, 183x137cm. Collection pariculière.
[9]Éric Boulatov, Horizon rouge, 1971-1972, huile sur toile, 140x180cm. Collection particulière.
[10] Jean-Paul Depretto, Les Ouvriers en U.R.S.S. 1928-1941, Institut d’études slaves, Paris, 1997, p. 133.
[11]Joseph Roth, op. cit., in « La ville se rend au village », p. 235. Reportage originellement publié le 12 décembre 1926 dans la Frankfurter Zeitung.
[12]Les Ouvriers en U.R.S.S., ibidem., p. 133.
[13]Hervé le Bras, « État et démographie », in Revue des études slaves, Tome 66, fasc. 1, Paris 1994. N° spécial : Premières Journées d’études en sciences sociales de l’IRENISE.
[14]Boris Groys, Staline. Œuvre d’art totale, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990. Traduit du russe par Édith Lalliard. (Publication originale, Gesamtkunstwerk Stalin, Carl Hanser, Verlag München, Wien, 1988, traduit du manuscrit original en russe).
[15]Walter Benjamin, Journal de Moscou, L'Arche, Paris 1983, p. 81. (Édition originale, Moskauer Tagebuch, Surhkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1980). *C’est moi qui souligne.
[16]Joseph Roth, op. cit., p. 290, in « De l’embourgeoisement de la révolution russe ? ».
[17]Op. cit., pp. 290-291 et 293. *C’est moi qui souligne.
[18]Ibidem., pp. 235-236. *C’est moi qui souligne. Cette remarque de Joseph Roth peut être étendue à tous les pays d’Europe centrale et orientale où le communisme triomphant se trouva confronté à une société profondément rurale, y compris dans nombre de ses aspects de vie quotidienne urbaine.
[19]« The Social Background of Stalinism », in Stalinism : Essays in Historical Interpretation, ed. par Robert C. Tucker, New York, W. W. Norton & Co, Inc., 1977. En français, « L’arrière-plan social du stalinisme », in Moshe Lewin, La Formation du système soviétique, Gallimard, Paris 1987, chap. XI. Pour la répression contre les ouvriers, cf. Jean-Paul Depretto, op. cit., p. 316 ; voir aussi les témoignages d’ouvriers consignés tout au long de l’ouvrage d’Anton Ciliga, Dix ans au pays du mensonge déconcertant, tome I, Gallimard, Paris, 1938, tome II, Iles d’Or, Paris, 1950. La seconde édition rassemblant le tout en un seul volume est éditée chez Champ libre, Paris, 1977.
[20]Pierre Pascal, La Religion du peuple russe, L’Åge d’Homme, Lausanne 1973, p. 48.
[21]Nicolaï Volkov, La Secte russe des castrats. Précédé de communistes contre castrats (1929-1930) par Claudio Sergio Ingerflom, Les Belles lettres, Paris 1995.
[22]Op.cit., p. LX. *C’est moi qui souligne.
[23]Moshe Lewin, op. cit., p. 379.
[24]Citée in Panaït Istrati, Vers l'autre flamme. Soviets 1929, Rieder, Paris 1929, pp. 11-13.
[25]Lénine, Écrits sur l'art et la littérature, Éditions du progrès, Moscou 1978. Cité par Irène Semenoff-Tian-Chansky, Le Pinceau, la faucille et le marteau. Les peintres et le pouvoir en Union soviétique de 1953 à 1989, Institut d'études slaves, Paris 1993, p. 49.
[26]Anatolii Lounatcharski, « Theses of the art Section of Narkompros and the Central Committee of the Union of Art Workers Concerning Basic Policy in the Field of Art », in Russian Art of the Avant Garde. Theory and Criticism. Edited by John E. Bowlt, Thames and Hudson, seconde édition, Londres, 1988, p. 184.
[27]Cité in Le Pinceau, la faucille et le marteau, op. cit., p. 49.
[28]Cité in Elizabeth Valkenier, Russian Realist Art. The State and Society : The Peredvziniki (Les Ambulants)and Their Tradition, Ardis, Ann Arbor 1977, p. 169. * C’est moi qui souligne.
[29]Moshe Lewin, op. cit., p. 382.
[30]*Tous ces peintres furent membres du groupe des Ambulants.
[31]Cité in Boris Groys, op. cit., p. 40, Cf., note 35, p. 184, la citation est extraite d’un article « Ulutchit’ rabotu tvortcheskikh sojusov », (Améliorer le travail des unions de créateurs) ; cf., Elizabeth Valkenier, op. cit., p. 181.
[32]Cité par Elizabeth Valkenier, op. cit., p. 183.
[33]Gábor Tamás Rittersporn, Simplifications staliniennes et complications soviétiques. Tensions sociales et conflits politiques en URSS, 1933-1935, E.A.C. (éditions des archives contemporaines), Paris, 1988. Cf., chap. I, « Société et appareil d’État soviétiques dans les années 1930 : contradictions et interférences », pp. 77-79.
[34]Elizabeth Valkenier, Ibidem., p. 49.
[35] Dziga Vertov, Kino-Eye. The Writings of Dziga Vertov, publié avec une introduction par Annette Michelson (traduit par Kevin O’Brien), Pluto Press, Londres et Sydney, 1984.
[36]Claude Karnoouh, « La fin des avant-gardes et le triomphe du marché », in Adieu à la différence, op. cit.
[37]El Lissitsky, « Suprematism in World Reconstruction » in Russian Art of the Avant Garde. Theory and Criticism. Edited by John E. Bowlt, op. cit., p. 153.
[38]El Lissitsky, op. cit., p. 158.
[39]Ibidem., p. 158.
[40]Ibidem., p. 159.
[41]En 1917 le Parti compte 23.000 membres, en 1921, 576.000, en 1933, 3.555.938. Source, M. Lesage, Les Régimes politiques de U.R.S.S. et de l’Europe de l’Est, Paris, 1971.
[42]Joseph Roth, « Sur la Volga jusqu'à Astrakhan », op. cit., p. 199, (Paru dans la Frankfurter Zeitung, le 5 octobre 1926).*C’est moi qui souligne.
[43] Kasimir Malevitch, « Lénine », in Macula, n° 3/4, 1978, pp. 187-190 (traduit de l’allemand par Philippe Ivernel), p. 188.
Il est remarquable de souligner que personne parmi les spécialistes français de l’histoire sociale de l’ex-U.R.S.S. ne mentionne jamais l’un des plus remarquables témoignages sur les transformations engendrées par le régime bolchevique dans l’empire soviétique. Cf. Rene Fülöp-Miller, Geist un Gesicht des Bolchevismus, Vienne, 1926, cité dans l’édition anglaise, The Mind and Face of Bolchevisme, New York, 1929. On peut y voir mentionné le premier concert de sirènes d’usines organisé dans une grande ville industrielle le 7 novembre 1922 à Bakou ; l’ensemble était dirigé par une sorte de chef d’orchestre armé de drapeaux et placé sur le toit de l’immeuble le plus haut : « The foghorns of the whole Capsian fleet, all the factory sirens, two batteries of artillery, several infantery regiments, a machine-gun section, real hydroplanes, and finally choirs in which all spectators joined, took place in this performance. » (p. 186).
[44]Victor Boret, Le Paradis infernal (U.R.S.S. 1933), Paris, 1933, p. 68. *C’est moi qui souligne.
[45]Claudio Sergio Ingerflom, op. cit., p. LX. Cf., note 171, p. 164. A. M. Selichtchev, La Langue de l'époque révolutionnaire. Observations sur la langue russe des années 1917-1926, Moscou, 1928, pp. 59-63.
[46] Nicolas Berdiaev, Source et sens du communisme russe, Gallimard, Paris, 1937.
[47]Ibidem, p. 143. On trouvera aussi des éléments de la méditation de Berdiaev sur ce thème dans son Essai d’autobiographie spirituelle (traduction de E. Belenson), Buchet/Chastel, Paris, 1992. Le texte avait été achevé en 1947.
[48] Nicolas Berdiaev, Essai d’autobiographie…, op. cit., p. 305.
[49] Nicolas Berdiaev, Source et sens…, op. cit., pp. 144-145.
[50]Ibidem, p. 165.
[51]Loc. cit.
[52] Nicolas Berdiaev, Essai d’autobiographie…, Ibidem.
[53] Nicolas Berdiaev, Source et sens… , op. cit., pp. 211-212.
[54]Ibidem, p. 290.
[55]Moshe Lewin voit s’épanouir cette acculturation dans, par exemple, la ruralisation des villes. Cf. op. cit., 311.
[56] Pour entrevoir les effets sociaux de ces transformations économiques « inouïes » qui bouleversent en deux ou trois ans l’organisation sociale de la Russie soviétique, cf. l’article critique de Boris Souvarine, « Le plan quinquennal », in Bulletin communiste, février 1930, Paris.
[57] Nicolas Berdiaev, Source et sens… op. cit., p. 185.
[58]Ibid., p. 191.
[59] Ernst Jünger, Der Arbeiter. Herrschaft und Gestalt, Ernst Klett, Stuttgart, 1981 (première publication, Hanseatische Verlagsanstalt, Hambourg, 1932. Traduction française de Julien Hervier, Le Travailleur, Christian Bourgois, Paris, 1989).
[60]Ibid., p. 192.
[61]Ivan Tourguenieff, Terres vierges, Stock, Paris 1930.
[62]« AKhRR. Declaration of the Association of Artists of Revolutionary Russia », in Russian Art of the Avant Garde. Theory and Criticism, op. cit., pp. 266-267
[63]« AKhRR. The Immediate Task of AKhRR : A Circular to All Branches of AKhRR — An Appeal to All the Artists of the U.S.S.R, 1924 » in op. cit., p. 268.
[64]Notons qu'à la même époque, l'expérience de la Première Guerre mondiale engendrait un mouvement critique à l'égard du culte du progrès réduit au développement techno-insdustriel dont Heidegger sera le plus magistral critique en ce qu'il saura en déterminer l'origine dans l'émergence de la métaphysique. Ce qui demeurera l’impensé radical de toutes les écoles marxistes.
[65]« AKhRR. The Immediate Task of AKhRR : A Circular to All Branches of AKhRR — An Appeal to All the Artists of the U.S.S.R, 1924 », op.cit., p. 269.
[66]Aleksander Bogdanov, « The Proletarian and Art. 1918 », in RussianArt of the Avant Garde. Theory and Criticism, op. cit., p. 177. *C’est moi qui souligne.
[67]Aleksander Bogdanov, « The Paths of Proletarian Creation. 1920 », in op. cit., p. 179. *C’est moi qui souligne.
[68]Ibidem., pp. 179-180.
[69]Ibidem., pp. 181-182.
[70]Natan Altman, « “Futurism” and Proletarian Art, 1918 », in Russian Art of the Avant Garde. Theory and Criticism, op. cit., pp. 163-164. *C’est moi qui souligne.
[71]Boris Groys, « A la recherche du pouvoir artistique perdu », in L’Art au pays des Soviets, Les Cahiers du musée national d’art moderne, N°26, Hiver 1988, Paris, Centre Georges Pompidou.
[72]Boris Groys, Staline. Œuvre d’art totale, op. cit., p. 13.
[73] Daniel Bertaux et Véronique Garros, Lioudmilla. Une Russe dans le siècle, Instants, Paris, 1998.
[74] Pour une recension complète des genres et des sujets, cf. Antoine Baudin, Les Arts plastiques et leurs institutions. Le réalisme socialiste soviétique de la période jdanovienne (1947-1953). Vol. 1, Peter Lang, Berne, 1997, pp. 141-145.
[75]Joseph Roth, « La Russie prend le chemin de l’Amérique », in op. cit., pp. 221-222. * Souligné par l’auteur ; **C’est moi qui souligne.
[76]Victor Boret, op. cit., pp. 85-86. *C’est moi qui souligne.
[77]Cf. le chapitre suivant sur le musée des sculptures réalistes socialiste de Budapest. 

Vers le moderne Mythe, science, art ou de la voix des dieux à la voie des choses

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Vers le moderne
Mythe, science, art
ou
de la voix des dieux à la voie des choses*

L’Historien fait pour le passé ce que la tireuse de cartes fait pour le futur. Mais la sorcière s’expose à une vérification et non l’historien.
Paul Valéry[1]
i- mythe et science

Dans le lexique contemporain mythe est un substantif dont le sens se confond avec celui de fable, de conte ou de fiction, de métaphore, de thème ou d’allégorie littéraires et, par-delà, dans le vocabulaire des sciences humaines, il s’identifie au mensonge ou à la contre-vérité avec ses épithètes dérivées, mythique, mythologique ou mythomane[2].
Pour les mots des langues européennes venus de l’antiquité grecque, il convient de revenir à la source afin de comprendre les ruptures sémantiques au bout desquelles se découvre le sens originaire comme ruine archéologique de notre pensée, c’est-à-dire comme oubli ou élément décoratif parmi d’autres dans le grand fatras anachronique des objets conservés. C’est toujours vers la source homérique qu’il sied de tourner nos regards si l’on veut rassembler ces bribes de sens perdu pour, au bout du chemin, constater combien nous nous en sommes éloignés.
Dès l’époque classique, les Grecs furent les acteurs et les penseurs privilégiés de la rupture qui déjà s’insérait entre leur présent et leur originaire. Ils l’entendaient comme le résultat d’une innovation sans précédent qu’ils éprouvèrent et pensèrent dans la double expérience inaugurale, celle de la tragédie et celle de la philosophie. Pour lors, les mythes (et les rites) ne commandaient plus à l'action des hommes, mais servaient de motifs littéraires ou de métaphores morales et métaphysiques à l'interprétation de leurs actes et de leurs pensées. Rupture fondamentale qu’on lit et dans les dialogues de Platon et dans la tragédie. Rupture commencée avec Es­chyle, poursuivie par Sophocle et parachevée par Euripide dont l'œuvre servit de modèle jusqu'au classicisme allemand :

“ Avec Euri­pide, en effet, écrit Karl Reinhardt, apparaissait pour la première fois ce type de tragédie qui ne s'enracine plus dans le culte et la croyance, ni dans les liens du sang, ni dans une aidôs  (< retrait >) devant ce qui est royaume originaire. Le tra­gique euripidien était transmissible, applicable, imitable, ouvert aux temps à venir… ”[3]

Ce moment de fondation, fût-il le temps de quelques siècles, accomplit le triomphe du logos sur le mythos, le triomphe de la parole qui explique sur celle qui révèle, la domination de la parole didactique qui cherche à convaincre par de possibles corrélations, mais qui, en contrepartie, suppose la réfutation (songeons aux nombreux dialogues platoniciens s’achevant sur une aporie !), sur la parole qui dit le vrai du seul fait qu’elle dit. Entre l’époque archaïque et l’époque hellénistique une fissure s’était constituée dans l’assomption de la vérité, fissure qui devait se transformer en béance où s’engouffrerait la pensée philosophique et, plus tard, la pensée scientifique :

“ Logos, ajoute Walter Otto, (…) la parole pensée, sensée, convaincante. C’est pourquoi une si prestigieuse carrière lui échut dans l’histoire de la pensée grecque, (…) dans tout ce qui relève de ce que nous appelons < logique >. Tandis que mythos(…) la parole qui porte sur ce qui est advenu ou doit advenir, la parole qui renseigne sur des faits accomplis ou devant s’accomplir du seul fait qu’ils sont exprimés, bref la parole qui fait autorité. ”[4]

Interprétation qui est confirmée par la première définition du mythostelle que le rapporte le dictionnaire de Pierre Chantraine :

“ […] “suite de paroles qui ont un sens, propos, discours” ”, associé à épos qui désigne le mot, la parole, la forme, en s’en distinguant (cf. Odyssée, 11,561), contenu des paroles, avis, intentions, pensées (cf. Iliade, 1, 273) ; […] le mot est employé chez les tragiques, chez Platon, Aristote, mais il tend à se spécialiser au sens de “fiction, mythe, sujet d’une tragédie.* ”
Mythologeuo, (Odyssée, 12, 450,543) : raconter une histoire vraie* ”[5]

En d’autres mots, le mythos, en son sens originaire, énonçait un mode d’être au monde qui se tenait dans la révélation, où le dire se disant dit le vrai simplement parce qu’il dit. Mode d’être au monde et linéament de la pensée incompréhensible à notre présent dès lors que la sécularisation du monde est consommée … dès lors, et pour paraphraser Nietzsche, que “ Dieu est mort ” tué par les hommes qui, n’en ayant plus besoin, l’assassinèrent logiquement dans la victoire absolue du logos ; dès lors que Dieu, toujours selon Nietzsche, se présenta comme l’obstacle majeur à l’“ accroissement infini de la jouissance dans le progrès fantasmatique. ” ; dès lors que s’accomplit le triomphe de l’immanentisme des choses sans autre avenir que son autoreproduction. Or cette domination de l’immanence ne se comprend qu’en saisissant le cheminement qui nous mena à voir le monde comme l’objectivation possible de tout Etant (ou si l’on préfère de tout existant) installé dans la vérité de l’adæquatio rei ad intellectum(l’adéquation de la chose à la pensée), placé dans la certitude de l’énoncé (au sens wittgensteinien) comme matérialité de toute chose arrachée à l’insignifiance du réel en vrac et, par là-même, comme potentialité de “ loi naturelle ” ; en bref, dans l’objectivation entendue comme possibilité de porter tout au connaissable d’une vérité universelle. Dieu en avait terminé et de donner le monde et de donner l’horizon de sens du monde.
 Une telle advenue suppose un préalable qui réfute ontologiquement la révélation. Pour cela, il avait fallu auparavant que le temps et l’espace se fussent rassemblés en concepts unifiés (durée et surface) et interdépendants, permettant ainsi de penser le monde en termes de champs globaux, à la fois continus et divisibles à l’infini, prélude aux notions de temps et d’espace absolus. Voilà, en quelques mots, résumé le rôle de la téléologie chrétienne (saint Augustin) et celui de sa sécularisation logique (saint Thomas d’Aquin) dans la préparation de la révolution galiléenne et sa théorisation cartésienne : une conception physique du monde et de l’homme où toute chose, tout élément naturel, et plus tard tout fait social[6], serait le matériau d’une objectivation que le sujet détermine selon la certitude du “ cogito ergo sum ” et dont les variations calculées agencent l’ordre des faits en lois générales et universelles. Alexandre Koyré concluait son travail sur l’unification de ces concepts par ces phrases :

“ L’univers infini de la Nouvelle Cosmologie, infini dans la Durée comme dans l’Etendue, dans lequel la matière éternelle, selon les lois éternelles et nécessaires, se meut sans fin et sans dessein dans l’espace éternel, avait hérité de tous les attributs ontologiques de la Divinité. Mais de ceux-ci seulement : quant aux autres, Dieu, en partant du Monde, les emporta avec lui. ”[7]

Voilà pourquoi cette pensée a pu être caractérisée de nihiliste, en ce que, multipliant les objets analytiques à l’infini, elle en modifie les lois et se voit logiquement contrainte à réfuter sans cesse la vérité précédente pour assumer, dans le présent, une vérité nouvelle, dorénavant universelle et générale, et ce ad infinitum. Partant, le logos prêche toujours pour la vérité d’un éternel présent niant les vérités d’avant-hier et d’hier qu’auparavant il assumait avec la même certitude. Il est certes là un gage de liberté qui s’oppose à la tradition telle que les Lumières l’envisageaient, comme soumission de la pensée à la “ barbarie ” des siècles obscurs, à la révélation comme expérience existentielle, à la coutume, aux mœurs anciennes.[8]Pourtant, il est là aussi l’origine d’une autre croyance engendrant une nouvelle sujétion impensée, celle qui fait du progrès de la connaissance — que d’aucuns éprouvent quotidiennement dans l’utilitarisme de ses résultats techniques — la source du progrès moral dans un devenir aux finalités inquestionnables.
A l’aube des temps modernes, les poètes avaient pressenti cette différence et leurs paroles tentaient de rappeler, comme en écho, une voix qui, peu à peu et toujours plus intensément, était submergée par les exploits inouïs des techniques. Ils nous prévenaient des abus engendrés par une machinerie dont les incontestables bienfaits immédiats nous faisaient oublier l’essentiel de la condition humaine, son irrépressible finitude. Les plus grands surent le dire, le redire et le prophétiser. Hölderlin d’abord qui, dans sa quête de l’absolu, ne cherchait pas à investir le mythe mais à s’investir dans le mythe. Il y avait là matière à sombrer dans la folie, car seul le fou ou le “ sauvage ” comme altérité radicale à la modernité, peuvent oser une telle reconquête. Dans la fulgurance de son verbe, Novalis aussi perçut cette irréductibilité de la pensée mythique lorsqu’il écrivait : “ La mythologie est l’histoire archétypique du monde originel ”, assumant ainsi que pour le mythos le passé, le présent et le futur s’embrassaient en de somptueuses épousailles. Schelling le percevait en sa guise, pour qui “ les représentations mythologiques n’ont été ni inventées ni librement acceptées ”. C’est pourquoi elles assument pleinement et totalement le monde indiscutable de la tradition. Quelques décennies plus tard, Nietzsche le réaffirmerait magistralement, et, avec sa véhémence coutumière,  énoncerait la vérité de l’autorité de la tradition : “ Une autorité supérieure à laquelle on obéit non parce qu’elle ordonne ce qui nous est utile, mais parce qu’elle ordonne. ”[9]. En d’autres mots, la tradition ne dit jamais ce qui est bien ou mal pour l’homme, mais le soumet à “ une intelligence supérieure qui donne ici ses ordres, une puissance incompréhensible et imprécise, quelque chose qui dépasse l’individuel. ”[10]Le mythe ne dissimule rien d’autre que lui-même, comme la parole rituelle n’est rien de moins que l’interrogation portée sur sa propre présence (ousia). Echos prémonitoires d’une catastrophe qu’on peut entendre présentement dans le verbe de René Char :

“ Viendra le temps où les nations sur la marelle de l’univers seront aussi étroitement dépendantes les unes des autres que les organes d’un même corps, solidaires en son économie.
Le cerveau, plein à craquer de machines, pourra-t-il encore garantir l’existence du mince ruisselet de rêve et d’évasion ? L’homme, d’un pas de somnambule, marche vers les mines meurtrières, conduit par le chant des inventeurs… ”[11]

C’est parce qu’il procède d’une intuition au plus près des choses et des événements sans autre justification qu’eux-mêmes, que le poète fait écho au mythe. Dans le verbe de Baudelaire, la parole rappelle le fondement sans autre détour que le fondement lui-même :

“ J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. ” écrivait-il dans Spleen LXXXI.[12]


Le mythe, dans son dire originel, n’est ni une métaphore ni une allégorie ni une illustration, mais une vérité fondatrice de la provenance d’où émerge le monde, vérité de l’être-là, au moment qu’il se jette dans le monde. C’est pourquoi le mythe ne peut être envisagé comme l’origine de la pensée rationnelle, même si ces deux discours partent d’affirmations ontologiques indémontrables. Voyons plus précisément où se situe cette similitude et les lieux de leurs différences.
Pour ce faire, il convient de revenir brièvement sur ce que l’on peut encore entendre de la parole du mythos telle qu’elle s’énonçait aux temps où elle disait le vrai. Sa première caractéristique se rencontre dans la manière dont elle énonce la fondation du monde comme moment immémorial (a-historique). Aussi, cette pensée ne se peut-elle comparer aux mythologies modernes qui ont toujours à charge de légitimer un présent social, un état des rapports de forces et de domination politiques définitivement installés dans l’immédiat, c’est-à-dire dans l’éphémère. Il n’est dans ces discours que des pseudo-mythes. Le poète, quant à lui, comme l’aède en son temps, rassemble le passé pour un futur au destinataire inconnu, et rien, chez lui, ne s’apparente à la mythologie politique moderne dont le destinataire est toujours le moment historial du peuple, de la classe, de la “ race ” ou du citoyen. Lorsque Mussolini proclama qu’il avait forgé un nouveau mythe pour l’Italie, il administrait la preuve de ce simulacre moderne. Le mythe ne s’élabore pas avec les bricolages d’événements organisés par une temporalité historiciste, avec des faits repérables dans des archives ou des ruines archéologiques, mais dans ce qu’il affirme sans ambiguïté ressortir à l’éternité des temps advenus et à venir dès les origines. Aussi la pseudo-mythologie n’échappe-t-elle pas à la domination de la subjectivité et de son corollaire, l’objectivation infinie ; ce faisant, elle ne représente qu’un sous-produit de l’unification des champs du temps (par exemple, l’histoire d’un peuple qui serait uni depuis l’antiquité) et de l’espace (le territoire national du présent rétroprojeté comme territoire originaire) tels que les conçoit la pensée scientifique. Pseudo-mythe, parce qu’il appuie ses arguments sur l’histoire envisagée comme science positive, repousse la transcendance comme dialogue entre le divin, le sacré et les hommes, pour se tenir dans la ferme immanence de l’événement politique moderne, fondateur d’un pouvoir non plus regardé comme le symptôme d’un devenir énigmatique, mais comme la vérité universelle attribuée au présent le plus concret. Même lorsqu’il s’agit de restaurer un âge d’or ou un paradis perdu, les énoncés qui les préparent sont inassimilables à la pensée mythique parce que la noèse qui les organise regarde les thématiques, les traces archéologiques, les manuscrits d’archives antiques ou médévales comme autant de valeurs historiques, morales et esthétiques mises au service d’un vouloir contemporain politique et culturel. Rien qui puisse se situer jamais dans l’horizon de la pensée mythique. Et, si les pouvoirs usent et abusent de ces énoncés, c’est qu’ils y cherchent l’instrument moderne — la preuve positive — capable de soumettre les hommes aux fins immédiates d’une autorité intramondaine à la recherche de sa légitimité. La pensée mythique originelle est étrangère à cette pseudo-transcendance du vouloir-pouvoir-savoir politique, social ou économique, car elle fait du dialogue entre les hommes et la transcendance, au sens grec, la vérité éternelle dans une présence singulière (idiotique) : non pas la vérité à quêter derrière l’apparence des choses qui dissimulerait la véritable essence (suivant la version platonicienne de la vérité, l’agathon), mais la vérité dans la présence même de l’événement tel qu’il se présente aux hommes, ainsi et non autrement. Je sais là la vérité de la présence qui vise à dominer le intramondain pour le rappeler et à l’ordre de sa finitude et à l’ordre du divin dans la sacralité de la nature. Je sais là encore l’expression la plus achevée de l’inactuel en lequel la pensée mythique se donne l’aléthéia : le non-oubli présocratique.
Dans les sociétés où l’ordre du monde s’affirmait par la parole du mythe (souvent complétée par celle du rite), la nature en ses diverses apparitions (la physis), les objets produits par les hommes (la technê) et les hommes eux-mêmes en leurs voies et manières ne sont jamais objectivables hors de la totalité qui leur a donné sens. Ainsi, grâce à la présence même du mythe, les hommes échappent à toute réduction matérielle et temporelle. Les divers éléments qui font le monde (nature, dieux-immortels, homme-mortels, produits des hommes,) sont autant de signes à travers lesquels (et non dissimulés par eux) ce qui tient d’une transcendance et de l’immanence (au sens le plus général) parle à l’humanité un langage cryptique. Partant, dans le verbe du mythe, révélation, initiation et interprétation (et non explication[13]) sont les modes d’appréhension et d’intellection privilégiés. C’est pourquoi la pensée mythique ne travaille pas avec des concepts (ce qui ne lui interdit nullement l’abstraction comme le fait encore la pensée “ sauvage ”[14]), son abstraction principielle travaille avec des noms propres qui qualifient les phénomènes. Homère ne parlait pas d’arc-en-ciel, mais d’Iris, d’aurore, mais d’Eos, de vent du nord, mais de Boreas, de soleil, mais d’Hélios (souvent accolé à son épithète, Hypérion, le très Haut), de tempête, mais d’Harpyes, etc. L’espace et le temps y sont des qualités spécifiques propres à chaque événement, et ils ne peuvent constituer un ensemble homogène et divisible à l’infini, composé d’éléments interchangeables grâce à leur réduction par la symbolique logique et mathématique. Chaque dieu se situe en un lieu déterminé (le téménos) et les “ objets ” mythiques ne peuvent être distingués de leurs lieux mythiques. Ainsi, lorsque l’homme se déplace d’un lieu à l’autre, il passe d’une sphère à l’autre, d’un être mythique à un autre être mythique. D’où le besoin de pratiquer des rites particuliers et appropriés pour chacun d’eux, même si, au bout du compte, leur présence dans un topos (espace-temps) propre les lie à une histoire divine globale qui tente de montrer l’enchaînement causal de leurs présences singulières. C’était cela l’arché causale et originaire des Grecs homériques et présocratiques, l’œuvre du commencement. Impossible de fixer une datation dans une chronologie rationnelle organisée par l’eschatologie causale propre au cartésianisme et, à la suite, à sa vision historiciste du devenir. L’événement énoncé par le mythe s’est montré une première fois et se rééditera tout au long des scansions d’une temporalité cyclique ponctuée par les rites, lesquels, à leur tour, rappellent l’émergence première comme vérité a-historique et unique, comme présence réelle de l’“ éternel retour du même ” échu aux hommes.
En outre, la pensée mythique n’a guère besoin d’assigner de preuves matérielles à la démonstration de sa vérité comme le font les pseudo-mythes modernes en recherchant dans les sciences sociales et naturelles (histoire, sociologie, anthropologie culturelle et physique, voire biologie, etc.) une factualité démontrable, mais qui, même si les pouvoirs politiques censurent et interdisent, demeure toujours réfutable[15]. De même, il faut refuser la nostalgie et repousser toute identification du mythe aux souvenirs d’un âge d’or de la douceur de vivre, d’un monde heureux et pacifique. La plupart des mythes ne nous parlent-ils pas, encore et toujours, d’une extrême violence ? L’Iliade qui en partie les fixe, n’est-elle la narration d’une guerre d’extermination totale ? Non plus, comme on l’a déjà vu, qu’il faille les entendre comme des métaphores permettant d’illustrer une morale sociale ou individuelle : ces interprétations nous viennent du rôle que le maître à penser attribuait à la sophiade la philosophie (le gouvernement du roi-philosophe selon Platon) ou à la cure cathartique de la tragédie dont après Aristote d’aucuns affublèrent le mythe en sa représentation non plus rituelle, mais scénique. Le mythe n’est pas un remède aux désordres de l’esprit des hommes soumis aux déchaînements de leurs passions terrestres sous l’égide implacable des dieux, mais le rappel d’une vérité immémoriale qui les dépasse, fût-elle plus cruelle que les maux qui en appellent l’advenue, celle de la némesis  où “ Zeus aveugle ceux qu’il veut perdre ” comme le dit l’Iliade dans sa  fulgurante concision.
Cependant, il est dans les assomptions fondatrices de la science et du mythe des similitudes qu’il convient de regarder plus précisément. En effet, la science ou si l’on préfère la connaissance assignable par démonstration (ce que le philosophe italien Gianni Vattimo désigne comme la connaissance homologante[16]) procède de quelque chose qui se tient aussi, en ultime instance, dans l’énonciation de principes donnés en soi, à la fois indémontrables et universels. C’est, par exemple chez Aristote, le nous apatikés (agens) de la domination (kratein) ou en allemand le Denkraft, le principe des principes. Y a-t-il une preuve à ce fondement ontologique ? Aucune. Les seules preuves de vérité que nous rencontrons se tiennent toujours dans l’ordre pratique et utilitariste. Toutefois, les sciences grecques et médiévales continuèrent à s’interroger sur ces principes pour sans cesse revenir vers une cause transcendante installée dans l’indémontrable (l’ordre après le chaos, Dieu) et aboutissant toujours à un impératif transcendant chargé de soumettre à ses commandements l’objectivation humaine. Mais, dès lors que la raison fut invoquée pour démontrer l’existence de Dieu, il fallut en finir avec l’assertion de Tertullien : “ Credo quia absurdum ” qui conservait encore au christianisme le pouvoir du révélé sur le démontré. Dès lors s’ouvrait la voie de la science moderne sécularisée qui, peu à peu, écarterait toute interrogation principielle sur les fondements ontologiques d’une transcendante (qui est à la fois fondatrice du monde et source de la morale) entravant son développement. C’était là le sens de la déconstruction de la métaphysique et de l’humanisme entreprise par Heidegger qui l’avait mené à proférer cet apophtegme impie, “ la science ne pense pas ” ; “ la science ne pense pas ” parce qu’elle a abdiqué de penser ses principes, et donc ses fins. La science moderne s’auto-alimente de ses exploits techniques qu’elle légitime par les seules preuves utilitaristes et la “ marchandisation ” qui s’y engouffre : “ Ça marche ou ça ne marche pas… C’est comme ça… Les lois économiques l’imposent… De toutes façons c’est mieux qu’avant… C’est plus rapide… C’est nouveau… etc. ” Les résultats, à proprement parler inouïs, de la science et des techniques reposent aujourd’hui sur un hyper-empirisme utilitariste où la fin ultime de la science, la connaissance, a été subvertie par son organisation bureaucratique et financière, faisant de son déploiement l’un des éléments décisifs de l’accroissement de la production. En fin de compte science, technique et production ne constituent plus qu’une seule et même entité sommée de répondre aux injonctions du calcul universel et à son immanence, le profit, emblématisés par son signe fiduciaire, l’argent.
Si, en leurs fondements respectifs, la science et le mythe s’engendraient chacun en un lieu ontologique indémontrable, ce qui les rend irréductibles l’un à l’autre se tient dans la manière dont l’un et l’autr envisagent le chaos originaire. Le mythe profère la parole qui désigne une fois pour toute comment le monde, dans sa totalité et ses différences, émergea du chaos. Moment inaugural (arché) qui doit, sans cesse, être réédité dans le dire et le rite afin de conserver cet ordre conçu comme harmonie, non pas une harmonie éthérée et irénique, mais l’harmonie combattante originelle ; ou plutôt, le couple héraclitéen harmonié et polémos  qui engendre le Kosmos, le diadème du monde — letopos où s’affrontent la némesis et l’hybris humaine. Par la parole et l’acte (l’agir), les mythes et les rites ont toujours à charge de restaurer, hors de toute historicité, un ordre originel ébranlé. Partant, la temporalité mythique ne travaille jamais avec des faits s’articulant sur la base d’une durée chronologie et causale entre le passé, le présent et le futur. La temporalité du mythos s’énonce sur le mode du futur antérieur. La science, quant à elle, dans la certitude du “ cogito s’autocogitant ” pose l’objet analytique en l’arrachant à l’insignifiance par le calcul utilitariste pour ensuite l’entraîner vers un futur irrémédiablement différent. C’est dans cette représentation du monde que se tient l’essence nihiliste de la technique et de la science, représentation qui détermine le destin comme pro-duction. C’est cela l’époque de l’Etre de l’arraisonnement (Gestell) décrypté par Heidegger dans La Question de la technique. Je — le sujet définissant par le calcul ce qui peut être l’objet “ intéressant ” — somme le monde de se soumettre à ce que je lui assigne comme vérité de la chose sans jamais s’étonner, s’émerveiller ni se soucier du “ Je ” dans le “ Tout ” originaire qui rend le “ Je ” possible.
Seule cette approche herméneutique permet d’appréhender la différence entre le mythos et le logos d’où partait notre propos initial en suivant les traces philologiques relevées par Walter Otto et Pierre Chantraine. Au bout du compte, la science contemporaine, sa téléologie du progrès délié de tout impératif moral et son épiphanie utilitariste, ressemble à une boutique de brocanteur, au magasin d’accessoires d’un théâtre, autant de métaphores par lesquelles Nietzsche caractérisait le propre de la pensée moderne où chacun peut prendre le masque qu’il souhaite pourvu que l’utilité pratique et le profit qu’il en tire lui en garantissent la positivité dans le moment de son actualité.
Toutefois, si la pensée moderne erre dans une production infinie de choses de plus en plus rapidement obsolètes, de plus en plus étrangères à l’expérience existentielle des hommes, en revanche, dans le culturel et le social elle joue dans les registres du passé sur le mode de l’accumulation-conservation de tout pour l’augmentation de la valeur d’échange qui fait, à présent, du moindre objet matière à collection et à spéculation.
Ce devenir strictement financier de la modernité tardive (ou de la “ post-modernité ”) induit un déploiement sans précédent de la marchandise dans tous les espaces sociaux (privés et publics) accueillant et accomplissant la généralisation du calcul, rendant plus vraie que jadis la remarque de Marx, à savoir que “ Le monde n’est la somme des marchandises accumulée dans le monde ”. L’advenue accomplie de ce fétichisme des choses et de la marchandise généralisée fut pressentie par les artistes modernes qui, au début du XXe siècle, furent les prophètes des temps de la brocante et de la spéculation en Occident et celui de son extension planétaire. Dorénavant, d’un côté production et destruction accélèrent la rotation du capital et l’augmentation du profit, et, de l’autre, accumulation et conservation qui mercantilisent la nostalgie “ du bon vieux temps ”, ensemble elles exposent l’essence de cette hybris post-moderne qui a expulsé les dieux, le Dieu, la Raison, qui auraient pu la rappeler à l’Ordre. Voilà ce qui nous a fait confondre la valeur d’usage avec la valeur d’échange, la contemplation esthétique avec les enjeux du marché de l’art et, ultime dérive, l’Etre avec le bien-être. Mais pour saisir la mise à mort du mythos, il a fallu que les métaphores mythologiques s’illustrent dans de somptueuses et glorieuses funérailles musicales, littéraires ou picturales, dans les œuvres majeures qui scellent la fin d’une époque de l’Etre, dans le cycle du Ring de Wagner, dans l’Ulyssede Joyce, dans la peinture de de Chirico, dans la sculpture de Brancusi ou de Moore.
Abasourdis, hébétés, pétrifiés par la nouveauté permanente du moderne, puis assourdis par la cacophonie des vociférations journalistiques, médiatiques et publicitaires, sommes-nous présentement disposés à comprendre pourquoi, dès lontemps, le mythos s’est tu pour nous ?

II- parcours des dédales de l’art moderne

Nul ne peut saisir un sens quelconque au foisonnement, à la luxuriance des œuvres contemporaines si, d’une manière ou de l’autre, il ne jette un regard rétrospectif sur les voies et manières qui ont fait simultanément de la peinture moderne — celle qu’annoncent Manet, Van Gogh, Gaugin et Cézanne, et qui se poursuit avec les cubistes, Matisse, Kandinsky, les rayonnistes, les suprématistes, les expressionnistes — une explosion quasi simultanée, inédite et inouïe, de combinaisons de formes, de couleurs, de techniques, de matériaux, et le champ de ruines de toute axiologie esthétique. Le présent et son “ tout est possible ”, n’a pu apparaître comme évidence “ naturelle ”, “ allant-de-soi ”, jusque dans l’investissement muséal des objets les plus dérisoires, les plus banalement utilitaires, les plus grotesques, de la vie quotidienne (le non-esthétique des ready-madeet celui des objets dit “ d’art populaire ”) que parce que quelques artistes de génie avaient préalablement marqué du sceau de leur nom la fin de la peinture, ou celle de la sculpture, comme idea platonicienne, mimêtikêaristotélicienne ou divine, et, au-delà, la fin d'un rapport entre l’objet esthétique et sa création comme œuvre singulière tournée vers le Beau, entendu comme le Bon et le Vrai : l’œuvre de la technêen laquelle esprit et substance, art (l’idée) et artisanat (le faire), indissolublement unis, garantissaient tant la conformité à la forme et la qualité matérielle de l’œuvre.
L’atelier de l’artiste moderne n’est plus ce centre d’apprentissage peuplé d'une cohorte d'élèves hiérarchisés qui ébauchaient, esquissaient ou parachevaient les travaux du maître. L’atelier de l’artiste de Courbet, scandaleux en son temps, lieu de rencontre de l’artiste et de ses pairs devant la nudité du modèle, préfigure en quelque sorte sa mutation en un antre étrange où se jouent simultanément l’alchimie de la création solitaire et la mise en scène mondaine de cette même création. Une fois repoussée toute transcendance à quêter derrière les choses, une fois déliées les contraintes esthétiques d’une tradition, l’artiste ne sera plus l’instrument humain de la volonté des dieux, ni la voix incarnée du Dieu trinitaire tout puissant, ni même le gardien de l’idea. Veilleur solitaire au moment que s'impose irrésistiblement l’idéologie de l’individualisme radical, il s’affichera comme le dernier démiurge, voire le dernier mage du monde.
Le “ tout est possible ” est postérieur à ce moment, et sa victoire impliqua une mutation préalable du social, celle qui entraîna la radicalisation triomphale de l’individualisme comme légitimation du profit et déploiement de son revers, “ la foule solitaire ”, organisée en démocratie de masse sur la base de la division du travail et de la consommation de masse. C’est dans ce mouvement de massification du socius, perceptible dès les prémisses des grandes hécatombes du XXe siècle que certains artistes, confrontés au paradoxe de la représentation idéale de l'objet, commencèrent à envisager la mort de l’art classique en voulant réunir l’art et la vie. En signant d’un nom propre les manifestes théoriques ou les œuvres plastiques qui proclamaient la mise à mort de tout art comme aventure individuelle, les artistes “ pré-post-modernes ” livrèrent leur lutte libertaire au grand jeu de l’individu-roi dans son faire solitaire, mais aussi à celui du grand cirque déjà médiatique et financier planétaires. On devine l’aporie d’une telle action. Ce faisant, ces artistes alimentaient, dans le domaine esthétique, l’idéologie d’une liberté individuelle absolue dont on sait qu’elle n’est que soumission aux vrais pouvoirs. Le non-art, la forme non-originale (celle de la répétitivité industrielle, le débris de cette même industrie, ou l’objet utilitaire d’origine rurale), n’existe (se présente comme tel) et n’est capté puis mis au travail (Arraisonner-Ge-stellen) que par la signature, le nom propre, qui lui est apposé. Alors, l’œuvre devient une intention d’œuvre et sa représentation pourrait se réduire à un bout de papier où une signature proclamerait cette intention. De l’art qu’on voulut détruire il ne restera que l’individu-artiste, devenu sa propre œuvre d’art. N’est-ce pas cette forme achevée et vide de l’individualisme que vise, sans jamais le dire, l’action-art ?
Si, devant un parterre quelconque, il me fallait résumer en quelques mots l’histoire de l’art “ classique ” depuis la Renaissance, je dirais :
— En redécouvrant la mesure platonicienne et l’idea qui la sous-tend pour transposer dans l’espace d’une toile l’harmonie formelle qui l’habite la beauté idéale de la nature et de l’homme, les peintres de la Renaissance ont lancé en pâture aux générations futures la quête quasi absurde de l’absolu (Cf. La Città ideale de Piero della Fransceca)[17].
Problèmes frivoles pour le grand public contemporain. Depuis l’invention de la photographie, il s’entraîne à rechercher dans la peinture une ressemblance avec ses perceptions immédiates. Problèmes pour lesquels, soyons-en assurés, il n’y eut ni n'y aura jamais de solution définitive, sauf peut-être à renoncer à toute représentation plastique. En finir avec la problématique de l’idea voilà la tentation et la tentative des artistes modernes. Or, pour annihiler une problématique, il convient en premier lieu d’en écarter les prémisses, en l’espèce celles qui engendrent l’idée d’une possible représentation d’un absolu tridimensionnel dans l’espace bidimensionnel. Renoncer à l’eidos comme vérité des choses par et dans la représentation pour l’assumer totalement comme simulacre, voire comme jeu dérisoire entre les choses et les hommes, voilà le défi auquel s’étaient confronté les avant-gardes. Iconoclastes modernes, elles affirmaient que l’absolu n’est pas plus représentable que Dieu chez les Sémites. Aussi la peinture ne pourra-t-elle qu’en suggérer, repérer les traces grotesques ou terrifiantes par l’usage minimal des couleurs et des ombres qui définissent les limites du contraste ultime, au-delà duquel il n’est que pure intention sans représentation : la toile immaculée ; le jeu de déplacements métaphoriques et/ou métonymiques de représentations déjà présentes dans notre histoire picturale ; l’accumulation d’images-signifiants construites, organisées et déplacées dans le jeu de combinatoires qui transforment une diachronie, une histoire (une succession de type causal dans le temps, fût-il cyclique), en une juxtaposition, une synchronie, où s’agence la grande dynamique de la simultanéité, du télescopage, du syncrétisme multidimensionnel, multitemporel, multiculturel, où s’enchevêtrent, se nouent et se dénouent, tous les objets, toutes les images, les icônes, les statues, les masques, les matériaux divers et les instruments rencontrés à la surface de la planète. Alors, le travail de l’artiste se déploiera dans le déplacement d’éléments divers en combinatoires infinies, comme la science ouvre devant elle l’infinité des objectivations possibles. A sa manière, dérisoire et funeste, Christo n’aspire-t-il pas à montrer qu’au-delà de cette dispersion, de ce regard épuisé par les mises-en-scène de l’incohérence et de l’insensé, il y aurait encore une unité possible, — mais toujours secrète —, en prétendant emballer la Terre toute entière ?
Le minimalisme mystique de Malévitch, celui du Carré blanc sur fond blanc annonce la fin d'une ère qui s’achève avec les monochromes de Klein encore disposés sur un espace aux dimensions modestes. Avec de vastes draps sans plus de cadre, parsemés de taches noires tombées là, comme par hasard, comme par mégarde, sorte d’apothéose de l’aléatoire, Pollock ne signe-t-il pas, en sa guise, une fin. L’art finit par n’être plus qu’un geste, celui d’une signature, celle qui porte le nom d’artiste. C’était une voie, d’autres se présentèrent menant à de semblables résultats.
Après les œuvres de Brâncusi et de Moore, la sculpture se trouve orpheline de sa tradition et son développement ne peut mener qu’à la répétition ou au refus de toute allégorie de l’essence, et donc à l’affirmation du simulacre comme simulacre ni plus ni moins. En situant l’horizon de sa recherche formelle dans les voies tracées par la spiritualité du renoncement absolu du mystique tibétain Miralepa, Brâncusi retrouve formellement l’extrême simplicité cycladique[18]. Il déplace peu à peu, mais inexorablement, la représentation de la tête humaine vers celle d’un ovoïde primordial et contemplatif, idéalement placé devant une Colonne infinie (Tîrgu Jiu) de tétraèdres lancés tête-bêche et d’un même mouvement vers le centre de la terre et l’éther céruléen, tandis qu'un œuf en état de scissiparité, nommé Porte du baiser (Tîrgu Jiu), ouvre l’humanité à sa plus intense incarnation dans l’Amour universel : illustration sublime entre toutes de la vérité de l’eidos de l’origine. Moore, quant à lui, ne trouve de salut ultime que dans le mouvement de volumes s’enchaînant les uns aux autres, pour former toutes sortes de monstrueux amiboïdes anthropomorphes, dont la masse de marbre ou de bronze poli appelle un érotisme crypté en lequel repose l’indéchiffrabilité du désir comme source de toutes les potentialités humaines. Avec ces deux grands artistes la sculpture classique achève sa course dans l’élimination de toutes aspérités décoratives, dans la quête du dénuement comme intensification et apothéose de l’essence ; mais encore, comme antithèse à la surcharge baroque ou au fades références grecques dans ses avatars académiques qui cherchaient à masquer à tout prix le vide effrayant créé au cœur de la nouvelle société industrielle qui bouleversait le monde. Ensuite, on soudera des rails, de la ferraille de récupération, on compressera des carcasses de voitures mises au rebut ; on reconstruira des objets avec des déchets d’objets domestiques, des surplus militaires, des débris naturels rencontrés dans des décharges à ordures, sur des plages polluées, dans des parcs abandonnés, sur des chemins forestiers, etc. L’aventure aboutira ainsi dans la vitrine du musée, avec une boîte de conserve dont l’étiquette désigne le contenu de l'œuvre et ce que peut faire l'artiste dans le devenir de la modernité tardive : Merde de l’artiste de Pierro Manzoni emblématise notre temps, celui qui voit le triomphe d’un Occident vorace, d’une Europe gloutonne, regorgeant de biens, puis déféquant son trop plein sur le reste du monde pour, avec cet excrément, faire de l'argent. Duchamp est ainsi porté à des limites qu’il n’avait pas osé envisager ! Le gourou de Philadelphie et ses ready-made  avait ouvert la voie, il ne restait plus qu’à exploiter le filon à l’échelle des possibilités infinies de la société industrielle. Savait-il combien l'impensé de son art incarnait la pensée du siècle, celle qui unit le travail, la production, la consommation et leurs déchets (n’y a-t-il pas une industrie du déchet et du recyclage ?) dans la valeur-monnaie ?
Depuis la Renaissance et son référent grec sécularisé, les générations successives d’artistes se sont, comme en écho, répondu et appelé les unes après les autres. Les œuvres extrêmes et les artistes que j’ai cités apparaissent donc comme les formes et les figures emblématiques d’une frontière qui marque la fin d’une époque et l’aurore d’une nouvelle, celle de l’art comme expérimentation, c’est-à-dire de l’art qui vise toujours à sortir d’un périmètre, d’une limite. Ces œuvres rassemblent en leurs intentions et leurs monstrations la rupture entre l’art moderne (celui qui s’achevait dans la crise de la représentation de l’objet) et la disparition de tout canon esthétique ; entre la fin des avant-gardes et le foisonnement présent du “ tout est possible ” ; entre l’innovation comme révolte et la nouveauté à tout prix comme révérence au conformisme ; entre l’artiste démiurge et l’artiste grand prêtre du culte de la nouveauté ; entre la création comme tragédie et le faire frivole —  mais ô combien rentable ! — de la publicité. Duplication de l’illimité fantasmatique de la production dans celle de l’art comme représentation de l’essence de la modernité tardive.
On peut établir aussi un parallèle entre l’évolution du politique et celle de l’art sans par ailleurs en faire un simple jeu de miroirs. Certains, tel Lyotard, comprennent et définissent cette fin de siècle comme “ la fin des grands discours ” organisateurs du sens du devenir : fin des grandes utopies modernes qui, de l’anabaptisme aux révolutions bolchevique, fasciste et nazie ont toujours conduit les hommes à faire de la Terre un enfer au nom d’un bonheur futur, mais où, parmi les ruines, les campagnes et les villes ravagées, les charniers sans nombre, comme par un miracle divin, s’élevaient parfois de purs joyaux de l’imagination humaine. Fin des utopies historiques et fin des avant-gardes œuvrent de concert, celles-ci précédent de peu celles-là. A-t-on jamais vu un quelconque Guernica inspiré par les guerres incessantes postérieures à la Seconde Guerre mondiale ? Au cours d’un triste happening, on se contente de montrer les photos du massacre de My Lai devant la toile de Picasso au Metropolitan Museum[19] ! Après les dernières danses macabres européennes du XXe siècle, ses camps de concentration, ses moyens de mise à mort industriels, — choses inouïes pour une civilisation (Est et Ouest confondus) qui prétendait fonder le progrès technique et social sur l’usage de la raison pratique soumise à la transcendance de l’impératif catégorique éthique dans le domaine de la raison pure —, certains penseurs décryptent encore notre temps comme celui sanctionnant la fin de toute métaphysique, et de manière plus générale celle de la philosophie. Harassé par tant de guerres, épuisés par tant de ruines et de misères, l’homme occidental s’est étourdi dans le cyclone inédit du consumérisme, et a fini par abdiquer les contreparties éthiques imposées par la conception classique du progrès, laquelle impliquait l’éducation morale, l’apprentissage minutieux, une pondération entre le fonctionnel technique, l’utilitarisme financier et commercial, et le Beau comme valeur universelle non-utilitaire, le sublime.[20]
La démocratie de masse contemporaine, accomplie comme société de consommation, — ce que les ventriloques de la pensée libérale appelle la fin de l’histoire — rassemble et fait coïncider l’éthique sociale avec la quête frénétique d’un bien-être matériel immédiat, où la qualité du devenir des hommes se mesure à la gestion de la précarité de leurs emplois, de leurs emprunts domestiques, de leurs loisirs préprogrammés. L’esthétique, et plus généralement la culture, est devenue l’objet comptable d’un gigantesque marché qui travaille dorénavant sous l’empire de la plus-value et d’une lutte permanente contre la baisse tendancielle du taux de profit. Triomphe de l’information-uniformisation (in-former, c’est former, c’est-à-dire dé-former) comme non-expérience du monde et celui de la publicité comme esthétisation de la marchandise. Effondrement des utopies, fin de la philosophie, fin des avant-gardes, scellent ensemble et simultanément la victoire absolue de la valeur d’échange sous toutes choses ainsi que l’effacement de la valeur d’usage. Cette victoire s’incarne par exemple dans le rôle des sciences sociales envisagées comme prophylaxie et orthopédies sociales, économiques et politiques, en ce qu’elles ne considèrent jamais ce qui rend possible les dysfonctions socio-économiques et les maux qu’elles entraînent ; ou dans le développement technique infini comme accomplissement et pérennité du bonheur ; ou dans le déploiement d'une langue stérilisée, celle de la communication médiatique, devenue le simulacre de la vérité. Le monde occidental est pris d’une agitation frénétique dans l’œil d’un cyclone spectaculaire qui a échappé de longue date à la maîtrise de ses promoteurs. Quand aux spectateurs, la majorité des hommes, zombis hébétés, fantômes hallucinés, esprits abrutis, ils s’enivrent de la multiplication des choses, des images, des sons, des bruits électroniques, et tentent d’oublier dans l’abondance immédiate (ou dans l’espoir d’y accéder), la menace d’une précarité implacable, toujours présente, là, en retrait, mais impuissante à réveiller des consciences engourdies de trop de cacophonie. Usant à l’envi de cosmétiques pour tenter de nier la finitude de la mort dans l’hymne à une éternelle jeunesse terrestre, nous sommes, pour la première fois dans l’histoire de l’Occident, confrontés à nous-mêmes comme les esclaves gavés de nourriture et de gadgets, gageant une misère spirituelle inédite. Pris encore dans les mirages d’une métaphysique aujourd’hui dégradée en causeries télévisuelles, repoussant le réel pour son double idéel, les héritiers tardifs de la philosophie des Lumières omettent de regarder et d’entendre le moderne en son essence technique et mercantile, c’est-à-dire dans la généralisation de la division du travail comme fondement du social et du politique et, par-delà, de toute activité humaine, y compris de l’art, en serait-il parfois la plus tragique ou la plus dérisoire expression. C’est ce fondement qu’accomplit l’art de la modernité tardive dans l'expression esthético-politique la plus radicale du produire, du vendre et du consommer.

III- l’art et la société

Toutefois, n’y aurait-il point un moyen de sauver le non-utilitariste dans l’art ? Enfin de compte, sa dérision ne nous arrache-t-elle point à notre misère spirituelle ? Ne garde-t-il pas l’ultime part du mystère humain que la sécularisation générale du monde a fait disparaître au profit d’une expérience du progrès réduite aux choses mesurables dans l’expérience quotidienne la plus triviale ?
Une fois qu’on eut proclamé, “ Dieu est mort ! ”, c’est à l’artiste qu’incombait la redoutable tâche d’ouvrir au monde la présence du non-utilitaire comme ultime possibilité de rédemption possible. Les injonctions, les provocations, les admonestations des avant-gardes, leurs images prémonitoires annonciatrices des grandes catastrophes, leur rage contre la venue de ce conformisme généralisé propre à nos sociétés d’abondance, ne prévoyaient-elles point le triomphe du “ comble du vide ”, sans pour autant éviter les pièges que leur tendait la mercantilisation généralisée. Je me souviens d’un Vendredi Saint, quand, revenant de Beaubourg, je longeai l’église Saint Merry à l’heure du chemin de Croix. Par curiosité j’entrai et constatai combien la maison de Dieu était désertée. Seuls de rares touristes, quelques vieux habitants du quartier et quelques clochards égarés suivaient le prêtre psalmodiant les litanies des station du chemin de Croix. A quelques dizaines de mètres, des centaines de gens faisaient la queue pour entrer dans le temple de l’art moderne. Signe du temps, qu’allaient-ils y faire ?
Que viennent-elles admirer aux cimaises des musées ces hordes touristiques ? S’agit-il d’une nouvelle contemplation ouvrant le chemin de Damas d’une méditation esthétique ? Si oui, alors il nous faudrait admettre que les hommes aient changé ; qu’il s’ouvrent ainsi une fissure spirituelle brisant le cycle infernal de l’utilitarisme. Est-ce là le contexte favorable à cet exercice ? Le mouvement vibrionnant du tourisme ne se présente-t-il pas aujourd’hui comme l’un des produits de l’organisation mondiale du commerce offert par les Tour operators où, dans un même mouvement, on transporte des hommes abrutis du musée au cabaret pornographique. Le tourisme, les camescopes, les “ bagnoles ”, les “ fringues ”, participent du consumérisme frénétique, et la visite des musées de la spectacularisation mercantile de ce même consumérisme.
Il y a là une profonde modification des goûts, des comportements, des représentations qui n’est pas imputable a priori à l’activité artistique elle-même, laquelle demeure la pensée-action d’un homme seul, confronté à l’alchimie de la création des formes. Or, le “ tout est possible ” propre à l’art contemporain, “ post-moderne ” affirment certains, ne traduirait-il pas ce vide dans lequel les critiques et les marchands du nouveau temple proposent tout, louent tout, vantent tout, pourvu que la sanction du marché lui soit accordée ? Formes, matériaux, espaces, le “ tout est pos­sible ” s’approprie le geste d’un Klein jetant des lingots d’or dans la Seine, les matériaux sans valeur de l’Arte povera,les grafittis dérisoires d’un Basquiat, les séries de sérigraphies répétitives signés d’un Andy Warhol s’avançant en magicien médiatico-mondain, les emballages gigantesques d’un Christo, et toutes les présentations-représentations “ post-rétro ” : chacun, à sa guise, renouvellerait-il, plus ou moins habilement, ou ironiquement, l’objet d’art comme simulacre et/ou secret ?
L’art ne saurait-il plus où trouver ses mânes et sa manne ? Le cynisme et la vacuité du temps présent, la frénésie et l’importance financières des investissements consentis, pousseraient-ils les créateurs à la plus plate répétitivité — caricature et dérision de l’innovation critique —, sans plus mesurer combien ils sont à leur tour pris au piège mortel que leur tend la folie productiviste de l’Occident ? Il paraît déjà loin le temps où les grotesques machines de Tinguely nous forçaient à regarder intensément, et donc à penser la déraison de la raison technique. Aujourd’hui une complexe installation de torchères géantes posées dans un désert américain consume des richesses qui manquent à d’autres, renouant, à l’heure où triomphe le discours des Droits de l’Homme, avec le gaspillage somptuaire que beaucoup prétendaient réservé aux sociétés autoritaires !
L’histoire sociale de l’art nous a appris que les monarchies absolues sacrifiaient hommes et richesses au profit d’un art voué à la glorification du Prince. Rien n’a changé sauf le discours. Jadis on justifiait ces dépenses somptuaires par la seule puissance du monarque oint des huiles saintes ou par la munificence du mécène qui ajoutait ainsi à sa grandeur : double manifestation, celle de l’autorité et de la légitimité. Aujourd’hui, la valeur de l’œuvre et, par conséquence, celle de l’artiste, est déterminée par sa cote, c’est-à-dire par la valeur d’échange établie au travers des grandes sociétés organisant les plus importantes ventes aux enchères : une seule légitimité demeure, celle du marché, qui garantit et déploie l’autorité suprême, l’argent. Les prix inimaginables atteints par les œuvres d’artistes vivants tel Jaspers Jones — proportionnellement supérieurs aux grandes œuvres classiques — ne traduisent pas une “ valeur esthétique ”, mais instruisent la vérité du nouvel “ Esprit du monde ”, l’argent, lequel ordonne à chacun, individu ou peuple, sa véritable place dans la société et dans le monde. C’est ainsi que les artistes et leurs œuvres ont été intégrés au domaine de la marchandise dans la généralisation du spectaculaire. Les flux monétaires qui traversent de part en part le monde investissent aussi les formes, les objets, les actes esthétiques, installant la sacralisation d’une nouvelle transcendance. Que la culture se donne sous la forme d’objets, de conservation de ces mêmes objets, de chansons, et de manière générale de loisirs, aucun lieu, aucun temps, aucune chose, qui ne soit, sous couvert d’art, la conquête d’espaces encore inoccupés par l’empire transcendant de la marchandise-objets-argent.
Pour que les avant-gardes pussent se déployer, il avait fallu que la démiurgie de l’artiste, une fois déliés les liens qui en faisait l’artisan doué d’une tradition, se heurtât à une orthodoxie esthétique instituée en valeur formelle et sémantique unique par les classes et les institutions dirigeant et dominant la production culturelle de la société. Que cet académisme se présentât jadis au nom de la bienséance bourgeoise, et naguère au nom de la défense du rôle primordial du “ prolétariat ” ou de la “ race ” — chacun pour son propre compte dénonçant la dégénérescence de l’art moderne —, il s’agissait d’imposer des techniques éprouvées dès longtemps et de glorifier un nouveau sujet de l’histoire comme objet central de la représentation — le héros national d’une histoire glorifiée ; les vertus sociales offertes au peuple “ souverain ” ; ou, enfin, le travailleur, fût-il le paysan collectivisé, l’ouvrier démiurge du progrès industriel ou le soldat partant à la conquête de “ l’espace vital ”. La censure œuvrait au profit d’un réalisme idéaliste (libéral, socialiste ou national-socialiste) conscient de l’horreur du quotidien, et qui n’avait de cesse d’en dissimuler la vérité par l’idéal de la Beauté, du Bon et du Vrai. Il n’était là que des versions dégradées de l’idea platonicienne offertes aux vociférations de la culture de masse naissante. Il s’agissait de réhabiliter un nouveau conformisme idéaliste illustrant ce que l’esprit du moment regardait comme les Vertus, les Héros nationaux ou internationaux, voire les nouvelles Muses de la modernité. De fait, la nouveauté de la modernité technique se maquillait d’une esthétique radicalisant l’académisme du XIXe siècle, et contre lequel s’étaient insurgés les pré-modernes : Manet et ses rappels des anciens modèles désormais installés dans le désir du présent (Le déjeuner sur l’herbe) ; les Impressionnistes et leurs hallucinations de la lumière dans les guinguettes de banlieues et sur le visage empourpré des grisettes ; Van Gogh et ses Moissonneurs[21]peinant dans l'or d'une lumière déjà menacée par les miasmes de l’urbanisation conquérante ; enfin Gauguin, magnifiant sans moralisme de pauvres paysannes bretonnes dans leur labeur quotidien, ou défiant l’arrogance coloniale par la célébration des Polynésiens.
Les avant-gardes héritèrent et déployèrent ce sens de l’irrespect, du blasphème et de l’iconoclasme pour, en quelques décennies, épuiser toute possibilité de révolte. Voilà pourquoi, la fin des avant-gardes et l’avènement du “ tout est possible ” manifestent une véritable crise de l’art contemporain — peut-être la mort de l’art ! — du moins dans toutes les formes que nous a légué la Renaissance et son évolution jusqu’à la fin des années 1940. C’est au cœur de leur propre volition que les avant-gardes ont signé leur fin, dans la dynamique sans limite énoncée par la célèbre formule d’Apollinaire, “ Soyons modernes ”. Il y a là une manière d’adapter aux arts plastiques la notion de progrès, de leur définir un programme, de leur tracer une voie, ou mieux une série de voies parallèles tendues vers un même horizon sans bornes. Il s’agit de mettre l’art à la disposition de l’innovation permanente, que ce soit par une automutation des formes, par la captation de formes extérieures à la tradition occidentale (la découverte de arts “ primitifs ” comme solution aux problèmes de la représentation de l’objet) ; que ce soit encore par l’usage d’objets explicitement non-esthétiques, de produits de l’industrie ou de ses déchets, pour enfin mêler toute technique, toute matière, tout instrument, toute activité. Or, pendant l’Age d’Or des avant-gardes, entre 1905 et 1950, toutes les constructions, toutes les déconstructions, tous les iconoclasmes ont été tentés et réalisés, successivement et simultanément. En cinq décennies, des cubistes à Malévitch, de Duchamp à Klein, de Moholy-Nagy à Tinguely, de Calder à Manzoni, l’art contemporain accomplit et achève ses possibilités. Bien des artistes qui suivront ne feront que poursuivre, répéter, en plus grand, en plus petits, en plus surchargé ou épuré, ce qui avait été déjà tracé par ces artistes exceptionnels qui s’étaient lancés à la quête d’un au-delà des limites (ex-périence) dans un monde que la science avait livré dès longtemps à l’illimité.
La fin des avant-gardes s’est instruite avec la fin de l’idéalisme réaliste (quel que soit son objet) avancé comme ultime canon esthétique de la vérité de l’objet pour lequel institutions universitaires, académies et États bataillaient. Toutefois, on peut penser que cette mutation n’est pas sans rapport avec la transformation d’une société industrielle qui excluait de la consommation la majorité des producteurs de richesses, en une société industrielle qui, à présent, les enchaîne (réellement ou fantastiquement) à cette consommation. Progrès et consommation se présente donc comme deux notions interchangeables qui dominent l’ensemble de activités humaines y compris l’activité artistique. La frénésie consumériste a adopté le “ Soyons modernes ” en proclamant que tout ce qui est neuf est Bon — simulacre pour dire rentable. La réclame a esthétisé la représentation des objets de consommation les plus banals, tandis que l’industrie récupérait les formes avant-gardistes pour esthétiser les produits mis à la disposition des consommateurs. Au bout du compte, le “ Soyons modernes ” de l’esthétique finit par se confondre avec le “ Soyons modernes ” de la technique pour s’offrir comme le “ tout est possible ” de la machine uniformisante dont l’essence n’est autre que l’espace ouvert par la marchandise-objets-argent.
C’est ici que l’on rencontre l’origine d’un nouvel académisme (ou si l’on préfère d’un nouveau conformisme), de beaucoup plus pervers, en lequel s’abolit la censure manifeste de la bienséance bourgeoise, celle des “ lendemains qui chantent ” ou du “ Reich pour mille ans ”, au profit de toute innovation plastique et technique regardée comme œuvre salutaire dès lors qu’elle s'achète et se vend, et pourvu qu'elle soit sanctionnée par des voix dûment autorisées, celles des critiques, des ministres, des publicitaires, des intellectuels.
C’est, avec quelque retard, ce qui advient aujourd’hui dans l’ancienne Union soviétique où l’événement se présente sous une forme épurée. Pour l’ancien écrivain dissident Lev Rubinstein la situation est limpide, une fois la pérestroïka accomplie aucune orthodoxie n’imposait plus sa norme, tous les styles étaient déjà là, disponibles pour chacun, sans restriction aucune ; dorénavant, chacun suit sa route et rumine ce qui a été déjà exploité[22]. En quelques années, les artistes russes ont parcouru notre chemin, ont atteint à ce que nous sommes et se sont installés avec enthousiasme dans la civilisation du Remake qui rend plus actuel que jamais un aphorisme de Nietzsche caractérisant la culture moderne comme “ le magasin d’accessoire d’un théâtre ” : chacun, selon les circonstances, porte différents masques, différents costumes, créant et recréant ainsi ce qui a été déjà réalisé ailleurs.
L’empire de la perpétuelle innovation comme marchandise nous a fait entrer dans l’ère du Néo ou d’un perpétuel “ post ”. Néo-réalisme, néo-romantisme, néo-expressionnisme, néo-avant-garde (terme cocasse s’il en est !) néo-abstractionisme, néo-minimalisme, néo-hyperéalisme, etc… Il y a encore, du côté de l'écriture, les néo-romanciers, les néo-philosophes… Du côté du social on retrouve le pendant avec les néo-bourgeois, les néo-riches, néo-pauvres, néo-libéraux, néo-capitalistes, néo-nazis, néo-fascistes, néo-populistes, néo-puritains, etc… et, pourquoi pas demain, des néo-communistes ? Dans l’espace de la marchandise tout est toujours neuf et pourtant déjà ressassé. Si, avec des habits neufs, le totalitarisme sut naguère faire semblant de rajeunir le Président Mao, la marchandise, quant à elle, déguise bien mieux la répétitivité du capitalisme.
Si Dieu n’existe plus, écrivait Dostoievsky, l’homme ne sait plus alors comment discerner le bien du mal, et la liberté qui s’ouvre ainsi à lui engendre son propre anéantissement : d’aucuns le savent plus ou moins confusément, l’enfer est toujours pavé des meilleures intentions. La fin des avant-gardes fut signée le jour où toute licence esthétique s’autorisa pour elle-même, sans plus de révolte contre un quelconque ordre, tant et si bien que devant le gouffre béant d’une infinie liberté, la liberté elle-même perdait son sens essentiel, lequel se crée, se recrée et ne peut demeurer l’expérience vivante et tragique de la vie humaine que dans l’affrontement à un ordre quel qu’il soit. Or, de manière paradoxale, l’infinie liberté esthétique occulte l’omnipotence d’un nouveau conformisme d’autant plus puissant qu’il se tient dans l’inesthétique. C'est à lui que la masse des visiteurs des musées d’art moderne et contemporain vouent un culte inédit, en courbant la tête devant les dollars qui reposent en chaque œuvre présentée. Culte planétaire qui laisse ouverte la voie à toutes les manipulations de l’opinion (dite publique comme les filles) et engendre la destruction de toute référence esthétique au profit d’une seule et unique valeur, celle qui, en dernier lieu, se montre comme l’“ Esprit du monde ” présent, et attribue à chaque homme, à chaque peuple sa vraie place, et aux choses les valeurs du Beau, du Bon et du Vrai, l’argent.

iv- portrait de l’artiste en magicien du monde

Depuis le XIXe siècle, depuis Delacroix et Turner, depuis sa formulation inaugurale et magistrale par Goethe, l’artiste moderne se pense et s'assume comme le démiurge d’un monde sécularisé, déserté de ses dieux puis de son dieu trinitaire ; d’un monde où la métaphysique atteint à son acmé et signe sa fin dans le déploiement de l’essence de la science comme objectivation généralisée par le calcul et celle de la technique comme usure autonome de la planète ; d’un monde où les nouvelles idoles représentent, emblématisent jusqu’à la caricature, le nihilisme généralisé, celui qui affiche l’instant de la performance sportive, la fugace beauté de la “ Star ”, l’homme politique du moment, le journaliste vedette, comme autant de valeurs éternelles.
Jusqu’au tournant des années 1950, lorsque les avant-gardes exprimaient encore une révolte, l’artiste plaçait explicitement son activité dans un espace qui s’opposait à la raison utilitariste et la proclamait ainsi à la face du monde :
— Voici mon univers, entrez si vous le pouvez, je vous invite à chausser d’autres lunettes pour partager avec moi cette réalité des choses plus réelle que la matérialité de vos objets quotidiens.
Beaucoup n’y entraient pas et le vitupéraient. Aujourd’hui, les regards empathiques ne sont guère plus nombreux, mais beaucoup s’adonnent au culte de l’innovation permanente, comme foi béate en la positivité de la nouveaté. Les riches achètent, spéculent, engrangent des bénéfices inouïs ; les autres font la queue à l’entrée des musées ! Excitation de voyeurs jouissant du plaisir des autres, jamais le regard ne s’abandonne à cette brillance indicible que l’on nomme l’amour. Eprouver avec le regard jeté sur l’œuvre c’est entrer dans l’œuvre, passer “ Through the looking-glass ”, habité de l’émerveillement et du souci, y compris lorsqu’il s’éploie au moment des plus gigantesques catastrophes humaines (songeons au manifeste Dada proclamé aux pires moments de la Première Guerre mondiale).
Il n’en demeure pas moins vrai que certains artistes proposent à notre contemplation des œuvres qui re-présentent cela ; et c’est peut-être là l’ultime possibilité qui leur reste de dire la vérité du monde avec la vacuité des objets montrés, dans l’immanence des choses elles-mêmes.
C’est à coup sûr la voie choisie par les artistes les plus radicaux de la modernité tardive. Celui (Manzoni) qui fait entrer au musée sa Merde de l’artiste, nous force à contempler la vérité de la plus-value dans le dépouillement grotesque et cynique de l’objet lui-même. Une voie certes paradoxale, mais qui dit, comme l’ancienne parole du mythe, à qui sait l’entendre, où se situe l’origine du réel dans notre présent, lequel est assez fort pour se laisser tourner en dérision tout en payant pour cela.

Dans ce monde, notre monde, celui de la marchandise-reine qui brise toutes les limites pouvant s’interposer devant son éploiement, il n’est plus de héros que des ersatz pour des cachets fabuleux (Stars hollywoodienne, joueurs de football ou de tennis, présentateurs de télévision). C’est pourquoi notre monde est ouvert à l’infinité des potentialités, des convertibilités, des transformations, des processualités, des simultanéités permises par la langue objectivante de la science, de la technique, de la réclame, qui instaurent et imposent la domination de l’éphémère dans la réification généralisée.
Seuls certains artistes demeurent les veilleurs qui hallucinent l’immanence des choses en délivrant la pensée devant les choses (Gelassenheit zu den Dingen), et appellent ainsi, au travers du rien ou de l’excrément, la présence au monde de l’être de la modernité dans sa transcendance, l’argent. Il n’est là rien moins que la vérité de notre temps, le nihilisme.
C’était il y a dix ans, Beuys lançait un défi à ses contemporains en intitulant un squelette de mammouth : Kunst=Kapital[23]. Pour lors, nous touchons là l’essence du nihilisme, son pouvoir de “ consumation de l’être par la valeur d’échange ”[24]. Beuys est mort, l’œuvre demeure, là, dans la crypte muséale, auréolée de l’or qu’elle représente, preuve s’il en fallait que rien, pas même la révolte, n’échappe au destin de l’Arraisonnement (Gestell).

Oui, le mythos est bien mort. Dorénavant des images nostalgiques s’y sont substituées qui laissent au cœur des hommes un manque, une absence, l’ombre des dieux ou de Dieu, que ne comble jamais la fébrilité avec laquelle ils accumulent. Voilà le destin historial de notre temps qui, loin d’avoir achevé sa course, se déploie vers un ailleurs de l’histoire encore énigmatique où gît aussi bien une possible liberté qu’une possible et irréparable catastrophe.


Claude Karnoouh
Paris, le 20 janvier 1993.





*La première partie de ce  texte a été publié pour la première fois dans les Mélanges offerts en Hommage à Marc Ferro, sous le titre De Russie et d’ailleurs, édits de l’Institut d’Études slaves, Paris, 1995.
[1] Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Paris, 1945, p. 51.
[2]Le Petit Robert, Paris 1968, p. 1134.
[3] Karl Reinhardt, Sophocle  (traduit par E. Martineau), Paris, 1971, p. 29.
[4] Walter F. Otto, “ Der Mythos (Le mythe) ” in Essais sur le mythe, T.E.R., Mauvezin, 1987, p. 46. Première publication, Studium Generale, 8, 1955.
[5]Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots.Paris 1984, p. 718. * Souligné par moi.
[6]Emile Durkheim, l’un des pères fondateur de la sociologie, ne parle-t-il pas de considérer tout fait social comme une chose.
[7]Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Gallimard-idées, Paris 1973, p. 336.
[8] Emmanuel Kant, “ Qu’est-ce que les Lumières ? ”, première parution in, Berlinische Monatsschrift, décembre 1784.
[9]Friedrich Nietzsche, Aurore (Morgenröthe), in oeuvres philosophiques complètes, Paris 1970, p. 23 (dans la traduction de Julien Hervier).
[10]Ibidem., p. 24.
[11]René Char, Feuillets d’Hypnos, in oeuvres complètes, Gallimard, Pléiade, Paris, 1983, pp. 204-205.
[12]Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal.
[13]Explication entendue comme la présence de la chose-objet régie par un ensemble de lois universelles immanentes sans autre détermination que son objectivation elle-même.
[14]Remo Guidieri, La Route des morts, Le Seuil, Paris 1980.
[15]Les temps modernes nous ont administré la preuve de cette vacuité des pseudo-mythologies en nous montrant combien les éphémères “ Lendemains qui chantent ”, le non moins passager “ Reich de Mille ans ” et la fugace “ Gloire éternelle du Grand Timonier ”, n’étaient que des slogans manipulant les angoisses, les peurs, l’avidité de pouvoirs immédiats des masses déracinées dans l’errance moderne. 
[16]Gianni Vattimo, La fin de la modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne. Le Seuil, Paris 1987.
[17]Erwin Panofsky, Idea, Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, Paris, 1983.
[18]C’est une erreur commune à la plupart des commentateurs que de comprendre l'œuvre de Brâncusi  comme une transposition des formes épurées de l’art populaire de son Olténie natale (Roumanie). Cf., Radu Varia, Brancusi, New York, 1989.
[19] Art Workers’ Coalition, “ Demonstration in front of Picasso’s Guernica with My Lai posters 1969 ”, in Adrian Henry, Total Art, Environnements, Happenings and Performance, Oxford University Press, 1974, p. 178, photo 145.
[20] C’est exactement ce dont nous entretient Kant dans la Critique de la faculté de juger.
[21]La version des Moissonneursà laquelle je songe ici, appartenait à la collection d’Auguste Rodin et date de 1888 (Musée Rodin). Une autre représentation du même sujet est donnée dans, Soir d’été, champ de blé dans le couchant, propriété du Kunstmuseum de Wintehur.
[22]Lev Rubinstein, “ Déboulonner le stéréotype ”, in Les nouveaux cahiers de l’Est, N° 3, Paris, 1992, pp. 40-42.
[23]Gallerie Christie’s 1979.
[24]Gianni Vattimo, op. cit., chap I, “ Apologie du nihilisme ”.

Hommage à Rébellion

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Rébellion comme éclaircie dans un paysage politique blême               

Dans le dégoût général qui s’impose à certains de mes contemporains encore habités de quelques pensées critiques et libérés du prêt-à-penser qui impose sa loi de l’école à l’université, des médias audiovisuels aux revues « bobos branchées » de la « gauche multiculturelle », des romans à la mode aux hebdomadaires « people » (qui, bien évidemment, ne parlent jamais du peuple !), il est des esprits qui s’entêtent – sait-on encore pourquoi ? – à faire vivre difficilement quelques petites revues à l’audience fort modeste, mais aux qualités critiques élevées, où le lecteur curieux peut trouver des analyses qui visent à renouveler tant le langage de l’interprétation politico-économique que celui de la culture, tant celui propre aux nouvelles modalités d’un possible engagement militant que ses limites. Voilà quels sont les domaines qui occupent l’activité critique des animateurs de la revue Rébellion dont le titre rappelle, à bon escient, combien, pour qui souhaite s’engager dans la pensée critique, il ne peut être question de s’en laisser conter en acceptant le terrain déterminé et les discordes, les rivalités et les conflits balisés, voire souhaités, par les pouvoirs quels qu’ils soient.  « Penser son temps » comme activité essentielle de la philosophie écrivait jadis Hegel ; penser aussi et simultanément contre son temps pour le défaire et le reconstruire fut la réponse de Marx et d’autres socialistes révolutionnaires. Dans une époque, la nôtre, d’« agitation glaciaire » (l’expression est de Nietzsche) engendrée par une actualité désespérément répétitive de simulacres (les jeux électoraux le prouvent à répétition), dans une époque où l’épanouissement et la satisfaction toujours insatisfaite de l’être-là-dans-le-monde se mesurent à sa capacité frénétique de poursuivre une consommation insatiable de nouveautés technologiques appelées gadgets et de fringues « à la mode », la revue se refuse à jouer les utilités de « gauche », même d’extrême gauche, qui mendient aux pouvoirs la gloire de la contestation à tout prix et à tous moments, pourvu que le sujet soit faux et que renom et lauriers se tiennent dans la frime du pseudo. Des hebdomadaires comme Marianne ou Charlie Hebdo, en France, sont les produits emblématiques de cette irrévérence programmée, que dis-je, subventionnée. Naguère connue à l’échelle locale, Toulouse et sa région, ayant dorénavant dépassé la région du cassoulet, la revue refuse de se cantonner dans une quelconque opposition certifiée et authentifiée par sa majesté le Capital et les institutions qui en émanent, comme, par exemple, le pratiquent avec une opiniâtreté sans pareille les altermondialistes d’Attac ou, pis, le pseudo facteur et son prétendu parti « anticapitaliste » ou la voiture-balaie du PS, Mélenchon, tous ensemble égarent l’électeur. Cela ne signifie pas que leurs électeurs ne soient pas des consciences politiques généreuses, mais malheureusement, elles sont entraînées sur des chemins qui mènent aux impasses de la pensée et de la politique critiques. Comique troupier du capital, le petit facteur de café-concert, choyé par les médias lors du premier tour des dernières élections présidentielles de 2007 n’osait pas même, dans ses discours,  prononcer l’expression « lutte de classe » ! De même qu’aux élections de 2012, le Tartarin des préaux d’école, Mélenchon, se contenter de gesticuler contre le FN, après avoir offert ses voix sans discussion au quadriumvirat Hollande, Moscovici, Fabius ? Valls qui, immédiatement feront, sans la moindre gène, la même politique de Sarkozy, Hortefeux, Juppé. Mais ne les accablons point trop ces petits clowns d’une extrême gauche moribonde de pensées correctes, moribonde d’avoir transformé le combat politique en conflit d’assistantes sociales et d’ANPE (les femmes battues, les sans-abris, les « jeûnes » chômeurs) qui recherchent jamais les véritables sources de la misère. NPA ou Mélenchon, alliés ou concurrents, ils  n’étaient pas en reste, car le PCcroupion devenu une sorte de bureaucratie sociale-démocrate électoraliste se manifestaient dans la pire des compromissions avec les pouvoirs politiques manifestes ou plus occultes (il suffit pour cela de lire les communiqués du PCF sur les origines du conflit en Syrie pour s’en convaincre). Qui faudrait-il quérir aujourd’hui pour trouver, en dehors des soupirs nostalgiques pour une histoire accomplie dès longtemps, des analyses socio-politiques et des actions énonçant explicitement leurs référents et leurs combats en termes de lutte de classe dans une analyse d’un socius postcommuniste ?
En effet, l’un des axes de la critique mise en œuvre par les animateurs de Rébellion vise cette évidence masquée par les « gauches » institutionnelles (chargées d’éteindre à chaque fois la colère des salariés pour les détourner systématiquement des buts essentiels de leurs combats, et leur faire oublier l’enjeu toujours actuel de « la cause du peuple »), à savoir que le système politico-économique de notre présent, aujourd’hui en état de choc financier (à la fois voulu et imprévu) et de récession massive (pour avoir manipulé des années durant de la monnaie de singe sur l’épargne, l’endettement massif des salariés les plus précaires et l’endettement des États auprès des banques privées), ne peut mener non pas à la catastrophe, laquelle, selon Heidegger (cf. Über den Humanismus, Lettre sur l’humanisme, et Zur Seinsfrage, A propos de la question de l’Être) a déjà eu lieu de très longue date, mais à son accomplissement de plus en plus accéléré avec le cortège de dégâts humains et écologiques inédits, inouïs, sans commune mesure avec leur préhistoire dans les gigantesques boucheries du XXe siècle… Demain on ne rasera pas gratis, demain, pour un peu de pétrole et d’eau douce on égorgera gratis, demain verra s’incarner au quotidien et sans masque l’homo homini lupus sous le regard goguenard des pouvoirs économico-politiques, pourvu que cette lutte mortifère n’entame jamais leur capacité à contrôler les hommes et leurs sources de profit.[1]
La revue détonne d’autant plus que la gauche, serait-elle altermondialiste, écologiste, ONG-iste humanitaire, voire communiste croupion, a baissé les bras devant la réalité du Capitalisme de troisième type (informatique et finance : c’est-à-dire d’une part la substitution généralisée des automates aux hommes dans tous les domaines de la production et de nombreux services et, de l’autre, la réalisation de la simultanéité-ubiquité de la circulation du capital à l’échelle planétaire). Plus encore, cette gauche a baissé la garde critique devant l’imaginaire engendré par la publicité (la propagande de la marchandise), situant l’accomplissement du plus parfait bonheur terrestre dans l’hyperconsommation de l’inutile, c’est-à-dire forçant les peuples à la contemplation avide des choses inessentielles et à leur convoitise sans autre horizon que l’argent nécessaire à les obtenir. Ainsi, la masse de ceux qui n’en ont point et n’en auront jamais, finissent par se placer hors-la-loi, à pratiquer la délinquance, les trafics multiples, le vol et le meurtre, pour finir dans l’errance en confondant criminalité crapuleuse et révolution, car voler dans le cadre de lois qu’en définitive on accepte n’a rien à voir la révolution, même modeste, lorsqu’elle vise à modifier des lois injustes. C’est pourquoi à la télévision, sur les postes de radio, dans les divers journaux, on flatte le culte enthousiaste des revenus obscènes des sportifs de haut niveau, des journalistes vedettes et des stars de cinéma, avec comme résultat, le succès des revues « people » qui font rêver Margot, mais l’éloigne toujours plus d’une intelligence des sources de sa misère tant pécuniaire que spirituelle. Cette gauche-là a donc renoncé à toute critique théorique et pratique de l’empire de l’avoir sur l’être, de la domination de l’usure (au sens économique) sur l’être-là-dans-le-monde (l’homme vivant en son essence humaine et non animale), de la valeur d’échange sur la valeur d’usage ; domination qui a fait de l’argent, outre la mesure de l’échange en général et donc de la valeur du travail, n’est que la subsomption de toutes les choses produites (schéma du capitalisme classique), la marchandise suprême et autoréférentielle de l’échange, organisant par la dérégulation de tout contrôle étatique, la domination absolue de la finance sur l’industrie et le produire-travail en général.[2] C’est ce système de domination qui est à l’origine de la crise actuelle parce qu’il a fait du négoce d’un type de crédits – celui des subprimes, les prêts à haut risque, – c’est-à-dire accordé jusqu’au surendettement massif des familles les plus économiquement fragiles et garantis par les hypothèques précaires qui les accompagnaient, un commerce planétarisé grâce à leur « titrisation » boursière.
Au lieu de s’agiter pour des grèves de trois sous qui détournent les salariés des sources principales de leur exploitation, la gauche et l’extrême gauche auraient dû mettre en garde les gens sur les dangers de ces opérations qui les ruinent, amputent gravement leurs salaires et menacent leur survie même dès lors que dans un monde boursier dérégulé et donc en permanente volatilité, les prêts sont accordés à taux variables.[3] Cette gauche et cette extrême gauche auraient dû encore appeler les travailleurs à des grèves massives pour protester contre les salaires ahurissants, les primes incroyables, les stocks options inouïes et les « parachutes dorés » indécents que s’adjugent le pouvoir managérial industriel et financier et ses commensaux directs. L’argent est devenu juge et partie, et les États-Unis, en raison de leur puissance militaro-économique, demeurent le grand maître de ce jeu puisque le dollar, monnaie nationale, n’en est pas moins simultanément celle sur laquelle est fondé le commerce mondial des biens et des crédits, et donc celle qui apprécie la valeur d’échange de toutes les marchandises, y compris d’elle-même ! C’est pourquoi États-Unis peuvent vivre de l’épargne mondiale, se contentant de dépenser l’argent des autres. Cela a un nom : non pas, comme le dit la presse bien pensante, vivre au-dessus de ses moyens, mais vivre sur le dos des autres ! Tautologie universelle, soliloque et solipsisme du dollar (la seule valeur universelle hors de laquelle il n’est pas de monde !) dont la redondance engendre des bénéfices énormes, mais aussi des bulles spéculatives qui, lorsqu’elles s’effondrent, démontrent l’artificialité de cette valeur des valeurs à partir du moment qu’elle est totalement déconnectée des richesses matérielles effectivement produites.
En effet, n’est-il pas loufoque, que dis-je, infâme, de lire dans l’Humanité et d’autres journaux prétendument de gauche qu’il conviendrait moraliser le capitalisme ! Mais comment moraliser un système immoral ? N’est-il pas tout aussi infâme d’observer la direction de la CGT sous la houlette de son ineffable animateur de discothèque (qui va prendre sa retraite avec je ne sais qu’elle poste de pantouflard), prôner la morale au capitalisme délocalisateur ! Le même discours est simultanément tenu par Monsieur Soros, le grand spéculateur aux prétentions éthiques dont le seul génie est de fabriquer parfois des textes qui semblent dignes d’un Ubu roi. En effet, quand  asinus asinum fricat (quand l’âne cire les pompes de l’âne)[4]le capitalisme peut être déclaré moral, tant par le grand spéculateur international que par le syndicaliste corrompu ? Weber fit une grave erreur en unissant éthique protestante et capitalisme, il a confondu le protestantisme totalement laïcisé, prônant le jugement moral fondé sur le destin d’une réussite purement terrestre avec une éthique protestante originaire qui, si elle appréciait le travail humain et ses résultats, manifestait un ferme anticapitalisme opposé aux prêts usuraires : chez Luther et Zwingli le refus total du prêt à intérêt est net, chez Calvin l’acceptation d’un intérêt très limité, ensemble ils regardaient l’argent comme l’instrument d’échange propre à rémunérer le travail au « juste prix », de fait, une conception artisanale et rurale de l’équilibre entre valeur d’échange et valeur d’usage, une position proche de la théorie du juste prix avancée et développée par Thomas d’Aquin dans le De regno. C’est plutôt du côté de l’anglais Herbert Spencer et de sa théorie du darwinisme social qu’il convient de rechercher l’argument qui attribue une valeur humaine positive aux réussites capitalistes les plus spectaculaires et, de ce fait, les plus sauvagement violentes, sans éthique aucune, et une valeur négative à l’écrasante majorité des déracinés qui en subissait la paupérisation subséquente. Quoi qu’en disent les intellectuels stipendiés, les journaleux et tous les spécialistes aux ordres, il n’y a pas de grands profits sans exploitation massive et féroce de la force de travail d’une part, et, d’autre part, quand la situation politique s’y prête, sans le vol légal ou non de la propriété d’autrui et de la propriété publique… La conquête de l’Ouest étasunien le prouvait naguère, les privatisations de l’ex-Europe communiste le démontrent aujourd’hui.[5]Si l’on a pu parler en Europe de l’Ouest des « trente glorieuses », certains oublient de mentionner qu’elles furent possibles d’une part en raison des destructions immenses de la Seconde Guerre mondiale qui, une fois la paix revenue et avec les prêts du plan Marshall, permirent l’intensification de la production de biens et celle de la circulation du capital, et, de l’autre, sans jamais l’omettre, insister sur le rôle essentiel de l’URSS, de son glacis et des puissants partis communistes d’Europe occidentale, du PCF, du PCIet, ne l’oublions point, de l’interdiction en Allemagne de l’Ouest du KPD. On disait même dans l’ex-Allemagne de l’Ouest que lors des négociations entre le patronat et les syndicats ouvriers, il y avait toujours un partenaire présent-absent : la République démocratique allemande ! Le capitalisme craignait la contagion généralisée du communisme de type soviétique et chinois (théorie des dominos chère au secrétaire d’État Foster Dulles), et cette crainte n’était pas un pur fantasme anticommuniste, elle était en partie justifiée en raison de la triomphale et héroïque victoire de l’URSS sur l’Allemagne nazie et de celle de la Chine communiste sur les nationalistes de Tchang Kai Cheik, et, par la suite, en vertu de l’extension des guerres de libération nationale (Vietnam, Cambodge, Laos, Indonésie de Soekarno, Égypte de Nasser, Ghana de N’Krumah, Guinée Bissau, Congo de Lumumba, Angola, ANC d’Afrique du Sud, Guérillas d’Oman et du Yémen Sud, révolution de Zanzibar) souvent dirigées par des élites marxistes, para- ou néo-communistes.

Dès lors que le principe, les axiomes, les moyens mis en œuvre et le but ultime du capitalisme industriel et financier ont pour seule dénomination synthétique le profit maximum, l’agir capitaliste, ses diverses théories et ses praxis ne se peuvent affubler, dans la pratique effective, d’une quelconque éthique, laquelle placerait des limites à ses actions et donc freinerait ses possibilités d’extension de la production d’objets-marchandises, du marché, et, par voie de conséquence, du profit. C’est dans ce but que furent inventés les crédits accordés aux pays décolonisés, y compris aux plus démunis ; et puis, quelques années plus tard, en extrême Occident, aux États-Unis, une offre de même type (des crédits à taux d’intérêts variables) fut faite aux salariés garantis, chose banale, mais, et c’était-là la nouveauté, la publicité visait aussi ceux qui recevaient de faibles revenus. C’est donc l’un des pièges les plus diaboliques qui leur fut tendu avec la culturisation de la politique et sa transformation en loisirs mercantiles, organisés et contrôlés. Il est dommage que Rébellionn’ait pas engagé ses lecteurs à voir ou revoir plusieurs fois ce film venu du centre l’empire et qui démonte les ressorts les plus intimes du capitalisme naissant, lesquels demeurent ceux du capitalisme triomphant : There Will be Blood (Çà va saigner !), à coup sûr l’une des plus pénétrantes méditations sur la naissance et le déploiement du capitalisme industriel et financier… Mensonges, menaces, meurtres, chantages, exploitations en tous genres, manipulations religieuses et politiques… voilà qui fourbit la belle panoplie éthique du capitalisme. En résumé, il n’est là rien de moins de la description d’un des aspects les plus spectaculaires du nihilisme moderne qui n’est pas le vide et le néant, mais, comme l’avait déjà souligné Nietzsche en son temps, le trop plein des choses. Marx aussi avait, de son côté, parfaitement saisi, sans le nommer nihilisme, cet état du monde capitaliste lorsqu’il affirmait que le monde n’était que la somme des objets fabriqués dans le monde. En langage heideggérien on dirait : cette somme des choses fabriquées qui fait monde est la physis de notre modernité tardive.

Les restes totalement déconfits du vieux PCF, les divers refondateurs français, le futur et peut-être déjà ex-parti anticapitaliste, voire les « bobos » verts et leurs idéaux de midinettes écologiques, en bref, la gauche française se prétendant parfois extrême n’a pas encore mis à l’ordre du jour, et pour cause de jeu électoral, la critique radicale du produire-consommer qui ruine la planète et les pays du tiers-monde (voir, l’ouvrage détonant de Mike Davis, Le Pire des mondes possible, sur une autre mondialisation, celle-ci pas du tout idyllique comme le prétendent les chantres du libéralisme et de la main invisible du marché : la globalisation des bidonvilles et de la plus grande misère[6]). Cette gauche-là n’a jamais osé poser publiquement cette simple question, mais ô combien abyssale : combien faut-il de pauvres, de miséreux, de peuples entiers lumpénisés pour réaliser les fortunes des Bill Gates, Warren Buffet, Michaël Bloomberg, Murdock, Soros, les milliardaires arabes concierges de leur pétrole, indiens, russes et chinois ? Mais la gauche et l’extrême gauche française, comme la gauche et une partie de l’extrême gauche italienne n’en ont cure, ce qui les intéresse c’est le terrain des luttes que lui dessine et lui délimite le capital dans sa version franchouillarde ou à la pizzaiolo : les jeux biaisés de la démocratie de masse représentative où le vote est toujours orchestré par des campagnes de publicité identifiant les candidats à des produits marchands et la politique à la manipulation des émotions les plus primaires. Or, si dans le cadre de la démocratie de masse le vote pouvait changer radicalement l’état des choses de ce monde, cela se saurait de longue date,[7] et le capitalisme n’aurait pas fini par accorder (avec difficultés certes !) le suffrage universel aux prolétaires.[8] La seule fois où un vote démocratique, sans tricheries électorales ni bourrages d’urnes repérés par les historiens, changea quelque chose, ce fut malheureusement pour le pire, lors des élections allemandes de 1933 et de la victoire du NSDAP, avec pour résultat l’arrivée à la chancellerie du Reich du « petit peintre viennois ». Mais, en ultime instance, le changement promis par la « révolution brune » ne visait pas le bouleversement des rapports de classe, tout au plus un aménagement grâce à une sorte de keynésianisme corporatif et dictatorial pour l’économie et à un anticommunisme doublé d’un antisémitisme féroce pour ce qui est du politique, du social et du culturel… La participation au jeu électoral de l’extrême gauche française qui prend prétexte de la possibilité qui lui est offerte à chaque élection d’apparaître sur la scène télévisuelle publique et privée (avec les règles convenues au sein de la société du spectacle postmoderne), n’est, au bout du compte, qu’un faux-semblant – un de plus – dissimulant l’appétit des petits chefs pour les rentes de situations offertes par les emplois électifs, les avantages économiques non négligeables qu’ils apportent à court terme (l’éphémère reconnaissance médiatique si l’on se soumet aux diktats des journalistes) et à long terme (une bonne couverture sociale et des retraites conséquentes, etc.).

Tous ces phénomènes propres à la vie politique française sont analysés à chaque livraison de la revue avec plus ou moins de talent, avec plus ou moins de pugnacité, mais toujours avec fermeté sur les principes fondateurs d’une critique radicale, socialiste et révolutionnaire, c’est-à-dire sur l’ancrage d’une possible renaissance de la lutte de classe. Certes certains textes sont plus optimistes, d’autres le sont moins, d’autres encore plus proches de mes propres interprétations ne discernent qu’un long tunnel sans issue, sauf à constater, jour après jour, l’intensification de la catastrophe. Il n’empêche, Rébellion donne à penser. Si dans les brochures distribuées en marge de la revue il est sans cesse rappelé qu’au-delà de la critique théorique productrice de concepts nouveaux pour comprendre un monde économique et politique renouvelé depuis le XIXe siècle, depuis les socialistes et Marx, il convient tout autant de s’engager dans un agir militant, fût-il le plus minimal. C’est peut-être sur ce terrain que ses dirigeants n’ont pas encore fait l’analyse phénoménologique la plus essentielle, suggérée par la question suivante : où est-il donc, hic et nunc sous nos climats européens, le sujet historique de la révolution qu’ils appellent de leurs vœux ? Certes, le texte signé Saint Martin dans la livraison du numéro 32 (octobre 2008) revient à la charge en démontant tous les faux combats révolutionnaires d’une part, et, de l’autre, en montrant l’obsolescence actuelle du clivage droite/gauche des élites politiques, intellectuelles et médiatiques.[9] Peut-être faudrait-il préciser du clivage politicien droite/gauche propre à ces élites et non de celui des citoyens ordinaires. En effet, n’en déplaisent aux ventriloques du politiquement correct qui défendent bec et ongles les prébendes que leur rapporte leur misérable petit commerce politicien, il faut nous rendre à l’évidence, le dessin du monde politique issu de la Révolution française n’est plus ou presque. C’est ce qui apparaît aujourd’hui au grand jour après l’élection du président de la République Nicolas Sarkozy et cinq ans plus tard, celle du Président Hollande. Depuis l’explosion de la crise économique, le « pragmatisme » économique et politique de la classe politique nous en administre quotidiennement la preuve ; depuis le mois d’octobre 2008, le Président français après être revenu à de fermes pratiques keynésiennes, à un interventionnisme étatique dans la gestion économique qu’il décriait trois mois auparavant, s’est repris, a accepté les diktats de l’UE comme son successeur s’est plié à ces mêmes diktats après ses tartarinades de campagne électorale. Sic transit gloria mundi ! Dans la démocratie de masse postmoderne, les promesses électorales ne valent que pour les imbéciles ou les naïfs qui les écoutes, ceux qui les énoncent ne sont tenus à aucune fidélité. C’est comme les promesses d’amour qu’une prostituée jette sur l’oreiller à son client pour obtenir quelque menue monnaie supplémentaire. Et encore, j’aurais personnellement plus confiance dans une prostituée énamourée que dans les propos d’un politicien rhéteur.
La crise actuelle du politique qui se traduit par exemple, lorsque l’on constate l’effondrement de la cote de popularité du nouveau Président de la République, en 5 mois François Hollande est haït d’une majorité de ceux qui ont voté pour lui… Auparavant, sous Sarkozy, c’était l’incapacité du parti socialiste tout autant que celle des communistes croupions et de l’ex-LCR de se démarquer véritablement des décisions prises par le Président de la république en matière de politique économique à long terme, l’incapacité de proposer de véritables alternatives radicales, de dessiner un horizon des besoins et de l’utilité autre que celui de l’hyperconsommation pour tous, autant de blocages qui sont le symptôme le plus flagrant de cette obsolescence du vieux clivage de 1792. Aujourd’hui, sous le pouvoir PS, c’est l’acceptation plus ou moins implicite des conditions minimales de la rémunération du travail, de la dérégulation de la santé publique, du rôle des banques dans le financement de l’investissement productif ou non productif, en ne proposant au peuple sidéré (au sens littéral) que des placebos, animations culturelles et autres carnavals. Car, que le clivage droite/gauche soit réactualisé sous d’autres formes, il doit être repensé à nouveaux frais à partir de la reprise du destin historial de l’essence de l’être du politique dans son rapport à l’essence de l’être de l’économique, c’est-à-dire, dans le rapport qui unit indissolublement le Capital et la Technique, sous l’égide structurante de l’Arraisonnement (le Gestell heideggérien, ou le fantasme de l’infinité chez Gérard Granel[10]). Certes, certains acteurs de gauche peuvent agir (et parfois ils le font) dans l’esprit d’une vraie charité (et non dans la charité spectacle), charité nécessaire afin de maintenir un minimum de dignité humaine face à une flicaille de plus en plus arrogante dans ses tenues de Robocop. Toutefois, ces combats sont incapables de créer l’ouverture en direction d’une autre pensée de la politique, laquelle doit être impérativement décentrée par rapport au terrain de bataille que nous offre l’ennemi qui précisément s’efforce à maintenir les signifiants droite/gauche dans un champ sémantique obsolète et donc inopérant pour une praxis politique réelle. En revanche, et là se tient le piège, ce champ sémantique, grâce à ses glorieuses réminiscences historiques, est encore capable de créer l’illusion ou la fausse conscience d’une confrontation politique authentique : au fil du temps, la dichotomie droite/gauche a été reconditionnée en pur spectacle de son glorieux passé. Aussi le rapport signifiant/signifié de la relation droite/gauche est-il devenu un corps mort, ce que montrent les nombreuses impasses où il entraîne les citoyens : combats pour les sans-papiers (les vains espoirs révolutionnaires de Badiou), pour soutenir les révoltes des banlieues (les espoirs tout aussi vains des divers groupuscules de refondation communiste et de certains anarchistes placés dans le Lumpen), pour les pays du tiers-monde en lutte contre l’impérialisme (espoirs souvent détournés à un moment donné par des élites compradores ou une religiosité suspecte). Quelle que soit la générosité de ces élans, quel que soit le courage de certains combattants, aucun ne permet de ressaisir le sujet historique du capitalisme de troisième type. C’est pourquoi, me semble-t-il, nous vivons une époque où demeure dans l’impensé, voire peut-être dans l’impensable, non point la déterminationthéorico-conceptuelle a priori du sujet historique idéal, cela le marxisme académique et universitaire propre à nos climats le ressasse depuis des lustres, mais la possibilité de le repérer dans une double approche de notre réalité multiforme, phénoménologique et qu’herméneutique…
Où est-il donc ce sujet ? Jusqu’à présent cette question cruciale demeure sans réponse satisfaisante. A moins de regarder l’homo consumanscomme le dernier des hommes annoncé par Nietzsche avec pour corrélat la fin de l’histoire ; une fin de l’histoire qui se manifesterait non point dans les béatitudes de la démocratie de masse triomphante annoncée au moment de l’implosion de l’URSS par un Fukuyama soumis à l’aveuglement d’un anticommunisme stupide, mais dans un Brave New World tragique qui aurait pour nom, le « Nouvel ordre mondial ».

Á présent, le moment est venu de rappeler aux amis de Rébellion leur inclination à trop s’appuyer sur le passé pour renommer le présent afin de faire sens. Je comprends bien la notion de « socialisme révolutionnaire », elle est assez générale, assez œcuménique dirais-je, entre ce qu’il peut y avoir de toujours actuel et pertinent dans les divers courants historiques de la pensée socialiste et du marxisme, voire même de transhistorique pour répondre aux différentes situations historico-politiques présentes, tout en laissant dans l’ouvert la réactualisation de la question de la lutte de classe dès lors que l’on percevrait, avec quelque certitude, le lieu, la forme et la substance du sujet historique de la révolution ; au cas où cet événement-avènement-appropriation (Ereignis) se dévoilerait comme possibilité en ad-venir s’annonçant d’elle-même en tant que telle… Demeure, à l’évidence, la question de savoir si la révolution en tant qu’ouverture à l’ad-venir d’un sujet historique repérable est encore chose possible ! Ce court essai n’est pas le lieu d’en développer les arcanes, mais gardons en mémoire l’interrogation. Cependant, nous eussions apprécié une référence plus forte à Marx et surtout aux quelques penseurs contemporains qui de Gérard Granel à Vattimo et Slavoj Žižek ou de Sloterdjik à Badiou ont, chacun en leur guise (et parfois malheureusement dans la dérision d’eux-mêmes), chacun selon des pondérations variables, tenté d’unir la phénoménologie du capital de Marx (toujours actuelle), celle de la critique de la modernité culturelle de Nietzsche (tout à fait contemporaine) et celle de la technique de Heidegger (encore plus pertinente qu’au moment de son énonciation).
En revanche, quelque séduisant que puisse être le rappel du national-bolchevisme, cette désignation employée comme une référence active contemporaine n’a plus, à mon sens, qu’un fumet nostalgique. En effet, tant le nationalisme allemand de l’Entre-deux-guerres, héritier des frustrations de la défaite de 1918 et du Traité de Versailles, que le bolchevisme soviétique forgé pendant la révolution de 1917-1918 et la guerre civile de 1919-1921 ne représentent plus qu’un état du mouvement politique, social et économique achevé, terminé, un état vidé de son énergie vivante. Le bolchevisme – la praxisrévolutionnaire du marxisme-léninisme – est entré dans les catégories historiques accomplies, sans plus de réalité existentielle, sauf à servir de référent aux chasseurs de communistes fantasmatiques : encore un de ces combats pour la « démocratie » qui n’en est pas, encore un autre simulacre. Le national-bolchevisme, quant à lui, est devenu aussi une notion simulacre qui fourbit les arguments captieux des nouveaux commissaires politiques à la conformité, lesquels croient ainsi dévoiler les nouveaux complots « rouges-bruns » menaçant la « démocratie ».[11] Quels complots ? Quelle démocratie ? Aucune réponse n’est donnée à cette question ! Le cas positif (l’admiration post factum pour le national-bolchevisme) comme l’autre, le négatif, (l’agitation du péril de voir ressurgir la révolution conservatrice), tous ceux qui utilisent cette notion se meuvent dans le fantasme. La nouvelle révolution conservatrice a eu lieu au tournant des années 1970 en Grande-Bretagne et aux États-Unis sous l’égide de la démocratie de masse représentative et de la plus grande dérégulation économique, elle a pour nom le néoconservatisme prôné par les Milton Friedman, Hayek, certains élèves de Leo Strauss, d’anciens trotskystes étasuniens, et mis en œuvre politiquement par les Reagan, Thatcher, Bush père et fils, Blair, Clinton, démontrant ainsi que sa gestion était le fait des partis politiques se partageant alternativement le pouvoir, dès lors que la politique n’a plus été conçue comme l’affrontement agonique entre des idéaux sociaux inconciliables, mais comme de micro variations à propos de la gestion d’une finalité identique : l’économie de marché purement capitaliste. Démocrates ou républicains, travaillistes ou conservateurs, Prodi-Veltroni-Cacciari ou Berlusconi-Fini-Bossi, « gauches plus ou moins plurielles » ou UMP-centristes, voire, parfois, à l’échelon local ou régional avec l’aide du Front national[12], il s’agit toujours du même très grand parti unique de l’extrême centre avec ses diverses tendances gestionnaires ou ses propos démagogiques. C’est à ce jeu de la gestion dite « démocratique » que le Parti Communiste français et la CGT ont perdu le peu de vertu révolutionnaire qui leur restait encore après tant de trahisons (Algérie, Chine maoïste, Timor occidental, Moyen-Orient, plus récemment, Venezuela, Lybie et Syrie). Continuer à tenir le langage de catégories interprétatives épuisées[13] pour ceux qui prétendent se appartenir encore à d’une gauche authentiquement révolutionnaire, c’est poursuivre un débat politico-philosophique chimérique qui certes rassure dans un premier temps, mais qui, par la suite, fait perdre pied devant le réel et engendre divagations et élucubrations grotesques. C’est confondre renaissance et restauration, celle-ci s’affublerait-elle d’espoirs révolutionnaires pour ressembler à celle-là. Une certaine droite nostalgique, monarchiste, maurrassienne, voire libérale à la manière du XIXe siècle, se situe dans les mêmes impasses. Aurait-on oublié l’aphorisme de Marx ? L’histoire des pays modernes, des pays sortis des traditions archaïques du monde ruralo-féodal ne ressert jamais deux fois les mêmes plats ; l’histoire est une succession d’apax, de moments uniques, c’est pourquoi, en dépit des glapissements des idéologues aux ordres, l’histoire (la politique du passé) ne peut jamais servir de leçons aux acteurs du présent. Quant à ceux qui accusent Rébelliond’être un foyer de « rouges-bruns », ils jouissent (littéralement au sens psychanalytique) d’avoir trouvé par avance l’ennemi sans danger, l’ennemi qui n’existe plus et qui, par orchestration médiatique, donne l’illusion d’une « lutte sans merci » contre les « forces du mal »… Or jouir du simulacre se substituant à l’objet absent est la définition même du pervers ! Dans ce cas, la réalité est plus simple et plus dure : ces forces-là, dénommées « rouge-brun », ne point absentent, elles n’existent plus, elles sont devenues silencieuses devant les événements majeurs de notre présent. A preuve, le lieu d’où sont parties les critiques des responsabilités de l’énorme crise économique qui, après avoir couvé sous la cendre pendant un peu plus d’un an, a explosé en cet automne 2008 ? Ces sources, il n’y a pas à les chercher dans je ne sais quelle groupuscule conspirationniste, elles sont là, devant nous, publiques, chez les tenants du libéralisme. Sous Sarkozy c’était les ultra libéraux d’hier qui « réinventèrent » un temps le keynésianisme comme pare-feu, ou, dans un vocabulaire plus marxiste, qui restaurèrent un peu d’économie politique dans la simple routine gestionnaire de la répétition exponentielle du même (le profit). Quant à la gauche institutionnelle, elle était tout simplement, et selon son habitude, à la traîne, ne proposant que des solutions déjà énoncées par le pouvoir libéral ! Aujourd’hui que cette gauche institutionnelle est au pouvoir, elle applique les recettes hyperlibérales !  Aussi y a-t-il de quoi mettre au comble de la joie les maîtres du capital quand ils regardent les combattants s’affronter pour des catégories vidées de tous sens pratiques, car, pendant ce temps, les gens ne s’occupent pas des choses sérieuses, celles qui, derrière la scène publique, reformulent de nouveaux types d’exploitation pour en intensifier les effets. Lorsqu’il s’agit des combats politico-économiques qui nous animent, nous devrions toujours garder en mémoire ce proverbe chinois : « lorsque le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ! » En effet, le renouveau de la lutte révolutionnaire doit passer par le refus du terrain de lutte tel qu’il est déterminé et balisé d’avance par l’ennemi. Il s’agit là de la première leçon de l’Art de la guerre selon Sun Tsé : rompre l’engagement si l’on ne peut agir autrement ; rechercher le lieu (topos) réel, symbolique ou conceptuel qu’il n’a pas été imaginé, ce qui dans le champ de l’analyse politique implique une prise en compte du réel, avec bon sens, et, à partir de là, un déplacement du questionnement quoi qu’il nous en coûte, car, le moment analytique ne doit jamais confondre ce réel avec nos espoirs qui demeurent, bien évidemment, notre télos. Formulés en termes machiavéliens, nous dirions qu’il convient à notre tour de savoir saisir la furtúna quand elle se présente afin imposer ce que nous pensons être la virtú.[14]

Il semble qu’une majorité parmi les lecteurs de Rébellion venus de divers horizons de la gauche ou de la droite reconverties à la pensée critique, apprécient, comme moi, cet étroit linéament de la pensée qui ne renie ni la forme de l’État-nation (fût-il une invention comme toutes les institutions humaines), en tant que Heimat de l’enracinement subjectif devenu, avec le temps et les énormes sacrifices humains, l’expérience existentielle politique fondamentale de tous les peuples européens, ni la défense d’un engagement européen objectivement nécessaire, fédéral, peut-être confédéral, mais toujours respectueux des différences culturelles, lesquelles n’ont rien à voir avec l’UE bruxelloise qui précisément tend à les éradiquer tous au nom d’une rationalité purement techno-économique. Il suffit d’observer l’application des directives de l’UE à l’ex-Europe communiste pour en constater les redoutables effets. En effet, l’Europe, comme fédération d’États-nations, est plutôt nécessaire, d’une part afin d’élaborer une solidarité entre ses classes ouvrières et ses divers salariés exploités, car la réalité sans fards idéologiques ni nouvelle langue de bois, nous montre que seuls les patrons des grandes entreprises européennes, leurs dirigeants et autres représentants de commerce, la jet-set du tourisme universitaire et académique, et, last but not least, les fonctionnaires européens, parlent, ad nauseam, d’une communauté européenne comme expérience existentielle quotidienne qui viserait à abolir toutes références nationales et aussi de classes, tout en pratiquant entre les États-nations le divide et impera. Dans ce cas-là, dans les Cévennes, il me suffit de parler à mes voisins ou d’observer les gens dans les campagnes italiennes ou roumaines pour saisir à quel point ce discours « européaniste » est pure illusion pour une large majorité du peuple, sauf lorsqu’il peut soutirer à Bruxelles quelques subventions. On peut très aisément constater en Europe de l’Est ex-communiste la perversité de cette novlangue « européenne » (de fait un « pidgin English » d’aéroport et de supermarché) dont les anciennes-nouvelles élites – la nouvelle priviligentsia – usent pour empocher des bourses juteuses ou mettre dans leurs poches une bonne partie des fonds structurels mis à disposition des gouvernements, d’associations philanthropiques bidons, d’ONG plus ou moins malhonnêtes, pour rénover les programmes d’enseignement, de « gouvernance » locale ou régionale, pour apprendre à « résoudre les conflits » (sic !), « aider » telle minorité, ou « rénover », voire « créer » les infrastructures des villes, des bourgs et des villages…
Mais nous ne saurions terminer cette présentation sans rappeler une autre des qualités de Rébellion. La revue tient à offrir à ses lecteurs la possibilité d’entendre des voix venues d’autres courants de pensée, voire parfois de courants de pensée différents de ses engagements propres. Dans la morosité générale, la servilité dominante et le règne des sycophantes cette petite revue innove, elle refuse de pratiquer l’ostracisme ou l’injure qui sont pour l’essentiel le lot de la majorité des folliculaires de la grande presse et des médias audiovisuels français ; comme elle refuse tout autant la mentalité schizoïde des petits groupes d’extrême gauche qui se complaisent dans l’autoréférentialité tautologique du sectarisme. S’il est vrai que « la terre a des limites comme l’écrivait Flaubert dans une lettre à Georges Sand, la bêtise et la bassesse humaines n’en ont point », aussi notre temps continue-t-il d’illustrer à l’excès la justesse sans faille de cette savoureuse remarque. En revanche, l’Italie, souvent moquée en France, pourrait nous servir d’exemple en ce qu’elle offre au débat politique et intellectuel contradictoire une marge de liberté devenue inconnue d’une France que les élites politico-culturelles ont le toupet de définir encore comme la « patrie des droits de l’homme ». Rébellionaurait tout à fait sa place sur la scène italienne. Ainsi on peut y lire des interviews d’Elisabeth Lévy du Figaro, d’Alain de Benoist, ancien maître à penser de la Nouvelle droite, devenu, me semble-t-il, le penseur anti-utilitariste et fédéraliste radical d’une autre gauche encore à venir ; on peut y lire encore des analyses de Georges Corm, ancien ministre de l’économie du Liban, historien et économiste du Moyen-Orient hautement respecté, guidé par une sorte de renouveau de la pensée politico-sociale de l’Aufklärungappliquée au monde arabe ; on y trouve aussi les réflexions d’Alain Soral dont personnellement je n’apprécie guère les élucubrations philosophiques à l’emporte pièce, mais qu’il est libre d’énoncer, comme d’autres sont libres de les dénoncer… On y trouve encore l’exposé des positions des militants du Pôle dela Renaissance communiste et celles de souverainistes comme les gaullistes de gauche du Comité Valmy… Il est là un travail éditorial salutaire en ce qu’il offre aux lecteurs de la revue un panorama des idées et des interprétations qui animent diverses personnalités et divers groupes qui tentent, tant bien que mal, de récuser les idées convenues, de subvertir le prêt-à-penser s’offrant comme pseudo critique radicale, de soulever la chape de plomb du politiquement, sociologiquement et philosophiquement corrects qui étend sur la France le dais mortifère du faux-semblant et simule la critique pour mieux installer dans les consciences le pire des conformismes. Si malgré sa résonance modeste Rébellionaugmente peu à peu sa distribution, c’est qu’elle représente un symptôme, celui d’une défiance devenue générale à l’égard d’une presse d’information et d’opinion qui n’est plus que la mise en scène des facettes spéculaires des mêmes pouvoirs dominants. Pour le dire plus familièrement,Rébellion apporte l’écho d’autres sons de cloches. Ce n’est peut-être pas grandiose, mais ce n’est pas rien quand on connaît l’effort que représente sa publication pour le petit groupe qui l’anime.
Que la diversité des textes présentés aux lecteurs et parfois leurs contradictions demeurent le gage d’une pensée critique vivante et innovante en devenir, soyons en assurés. C’est ce que l’on peut souhaiter de mieux en ces temps « d’indigence et de ténèbres » comme, dans une prémonition prophétique, l’écrivait il y a déjà deux siècles Hölderlin…
Claude Karnoouh
Paris-Trieste-Bucarest, octobre 2008-octobre 2012



[1] C’est là où la réalité dépassera bientôt la fiction d’un thème largement illustré depuis plus d’un demi-siècle par la bande dessiné et la science fiction étasuniennes. Sin City en fournit un bon exemple.
[2] Par exemple l’un des fleurons de l’industrie étasunienne, General Electric, a ajouté à ses activités industrielles déjà nombreuses une importante banque d’affaire multinationale, spéculant avec les fonds obtenus grâce à la production de machines et de biens de consommation.
[3] Des villes comme Laval ou des départements comme la Seine-Saint-Denis croulent sous l’augmentation des remboursements d’emprunts contractés auprès de leur banque et garantis naguère par l’achat de parts de hedge fundscomposés de fractions de ces subprimesqui ne valent presque plus rien…
[4] Traduction libre. Littéralement : quand « l’âne frotte l’âne », quand deux personnes se complimentent, se délivrent réciproquement des satisfécits…
[5] Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours, Agone, Marseille, 2002 (A People History of the United States, Harper Perennial, New York, 1992).
David E. Stannard, American Holocaust (The Conquest of the New World), Oxford University Press, New York, Oxford, 1992.
Sur le thème de la conquête de l’Ouest comme illustration de la lutte de classe voir le remarquable film de Michaël Cimino : Heaven Gates (Les Portes du paradis). Pour la conquête de l’Ouest comme spoliation inaugurale voir le film de Christopher Malik, The New World.
Pour illustrer, avant la crise de 2008, le plus grand hold-up du siècle, voir, La Grande braderie à l’Est ou le pouvoir de la kleptocratie (sous la direction de Claude Karnoouh et Bruno Drweski), Le Temps des Cerises, Pantin, 2004.
[6] Sur un thème proche voir l’excellent roman réaliste de John Le Carré, La Patience du jardinier.
[7] Malgré l’hystérie déclenchée par l’élection du sénateur de l’Illinois, Barak Obama, au poste de Président des États-Unis en 2008, et malgré les rodomontades d’une majorité de plumitifs et d’intellectuels européens regardant cette élection comme une « ère nouvelle de la politique étasunienne » (Le Monde, La Repubblica, International Herald Tribune, Frankfurter Zeitung), il n’empêche qu’un regard lucide ne peut s’empêcher de remarquer que le Président élu est un produit publicitaire, oeuvre presque parfaite du marketing scientifique (un nouveau logo) de l’establishment militaro-industriel étasunien, mis en scène afin de résoudre une crise de la représentation (l’image de soi, Vorstellung, dans la conscience de soi) des citoyens des États-Unis. Cette crise faisait craindre, à moyen terme, un danger bien plus périlleux que la crise systémique de l’économie : la mise en doute de la valeur inamissible du système politico-culturel du pays, valeur impérativement nécessaire et suffisante pour faire accepter aux gens les très durs sacrifices qui les attendent dont une guerre planétaire n’est pas à exclure. Pour se convaincre de la nature spectaculaire et non populaire du choix d’Obama, il suffisait d’observer le staff de sa première campagne et, après le 4 novembre 2008, de noter les premières nominations aux postes clef du futur exécutif (pour l’essentiel des vieux routards de la politique comme son vice président et des experts appartenant au groupe Clinton). Un journal italien d’orientation centriste et libérale, La Stampa (propriété de la famille Agnelli) ne s’y est pas trompé quand, sous la plume de son analyste principal, l’écrivain Antonio Scurati, on a lu, après le titre, Reality Barack, le commentaire suivant : « C’est un personnage imaginaire, le parfait produit de la société du spectacle. Le rêve de l’orphelin noir qui va à la Maison blanche a contaminé (ha contagiato) des millions de gens. […] Il est vu comme une icône et non comme un homme politique réel. Personne n’a réussi à jeter une ombre sur son honneur. »  (mercredi 5 novembre 2008). Quel analyste sérieux s’il en est, oserait affirmer que l’on peut changer la politique d’un empire tel que les États-Unis, empire unique dans l’histoire du monde, grâce à une élection si bien contrôlée (voir les sommes gigantesques, plus de six cents millions de dollars, dépensées pour la publicité du candidat Obama ! En général, dans le système capitaliste, on ne donne pas de l’argent pour rien)… Nous ne sommes pas en 1918 en Russie, quand la chute de l’empire permit une réorientation totale de la politique étrangère du pays : abandonner les alliés de la veille et signer une paix séparée avec les empires centraux. Dans le cas d’Obama, il s’agit de négocier une image des États-Unis plus positive, mais rien d’essentiel sur le fond quant à la gestion du pouvoir impérial… Pour le reste, les babillages enthousiastes (surtout en France) de la plupart des commentateurs seront juste bons à occuper les parlottes tenues dans les séminaires de sciences politiques et de relations internationales.
[8] Des exemples récents nous apprennent que lorsque le vote démocratique ne répond pas aux désirs des pouvoirs effectifs, ceux-ci s’arrangent toujours soit pour manipuler les résultats comme ce fut le cas des élections étasuniennes de novembre 2000 avec le comptage des votes de Floride en défaveur d’Al Gore au profit de Georges W. Bush, soit pour les dénier simplement comme le montre la victoire du Hamas dans les territoires palestiniens refusée par les États-Unis et l’UE, ou, plus proche de nous, comme l’illustre la manière dont sont traités les « non » français et irlandais au Traité constitutionnel de l’UE. Ils sont tout simplement comptés comme nuls et non advenus par les chantres de l’européanisation à tout va et à tout prix.
[9] Cette obsolescence a été déjà relevée avec une pertinente dès 1994 par Alain de Benoist, cf., « Vieux clivages et nouveau paradigme », in Actes du colloque national du GRECE, Gauche-Droite : la fin d’un système, Paris, 1994. Voir aussi dans le même ouvrage, les analyses d’un politologue italien, professeur à l’université de Florence, Marcho Tarchi, « Droite et gauche : deux essences introuvables ».
[10] Cf., Gérard Granel, « Les années trente sont devant nous », in Ecrits logiques et politiques, Galilée, Paris,1990.
[11] Dans leur promptitude à servir leurs maîtres, ces écrivassiers ne s’aperçoivent pas qu’ils desservent leur cause, en ce que le peuple dans son expérience quotidienne se rend compte que ce ne sont pas de fantasmatiques ou fantomatiques « rouges-bruns » qui détruisent leur vie quotidienne, mais des hommes bien vivants, identifiables comme tels, les patrons des grandes entreprises, ceux des banques, les maîtres du capitalisme de troisième type. Ce sont eux qui ferment les usines, les délocalisent, trafiquent le surendettement des ménages (subprimes) ; ce sont eux qui jettent les travailleurs comme de vieux torchons usagés et engendre ce monde de bidonvilles globalisés dénoncée par Mike Davis dans son magistral ouvrage, Le Pire des mondes possibles. Ceux-là ne sont pas « rouges-bruns », ni « néonazis » ni même « lepéniste », ni encore de « ligue du Nord », ceux-là sont les défenseurs acharnés du multiculturalisme, de la démocratie libérale la plus libertaire, voire libertarienne (cf. la charge de Slavoj Žižek, Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Climats, Castelnau-le-lez, 2004), mais d’une démocratie qui sait aussi exercer une violence sans limite dès lors que ses sources de superprofits ou d’approvisionnement en pétrole sont menacés.
[12] Il suffisait d’écouter avec attention le silence tonitruant du Front national, et de toutes les mouvances d’extrême droite rassemblées sur Radio courtoisie, à propos des problèmes nationaux et internationaux soulevés par la crise économique de l’automne 2008, pour se rendre à l’évidence de la soumission à la nature gestionnaire du capitalisme de ces « sensibilités » politiques qui prétendent contester le système politico-économique… Encore une autre version du même simulacre…
[13]Les anarchistes sont confrontés à une situation identique, dès lors qui ne sortent jamais de l’équation Kropotkine, Bakounine, Makhno, la guerre d’Espagne, comme si le monde n’avait pas été totalement bouleversé depuis !
[14]Furtúna, le moment opportun, le Kairosgrec ; virtú, le courage de la décision politique juste. On peut rapprocher ce dernier terme de la conception schmittienne du décisionnisme.
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